Chapitre 2
Deux heures plus tard, j’étais allongé sur son lit, l’observant de derrière tandis qu’elle était assise à sa coiffeuse, brossant ses longs cheveux sombres. Elle s’appelait Dominique.
— Alors, pourquoi m’avez-vous lancé cette boule de neige ?
— Ce n’était pas moi, répondis-je avec une assurance que je n’avais pas pu exprimer devant elle précédemment. C’était mon ami. J’ai tenté de l’arrêter. Je voulais vous présenter mes excuses.
— C’était une étrange manière de s’excuser. Vous avez eu l’air d’apprécier. Vous devez aimer vous confesser.
Je m’approchai d’elle et lui embrassai l’épaule.
— C’est bon pour l’âme.
Elle me repoussa avec une fermeté polie, professionnelle.
— Et pourquoi cela vous préoccupait-il que je sois frappée par une boule de neige ?
— Je n’aime pas l’hiver.
C’était une réponse simple, mais la vérité était bien plus profonde et remontait à la glace craquelée du lac Satschan et à l’hiver de 1805.
— Cela ne doit pas être très agréable de vivre à Moscou, si c’est le cas.
— Je n’habite pas ici ; je viens de Pétersbourg. Je suis juste stationné ici.
— Un soldat, hein ? Où est votre uniforme ? demanda-t-elle, sans prendre la peine de souligner que Pétersbourg est une ville bien plus froide que Moscou.
Je contrai sa question par une autre.
— Êtes-vous française ?
Elle rit.
— Est-ce que j’en ai l’air ?
— Dominique est un nom très français.
— En réalité, c’est Domnikiia. Quand j’ai débuté, tout ce qui était français était tellement à la mode !
Il ne pouvait pas s’être écoulé tant d’années depuis qu’elle avait « débuté ». Elle sourit d’un air pensif.
— C’est moins vrai aujourd’hui. Et quel est votre nom ? (Elle vit ma surprise.) Vous n’avez pas à me le dire.
Mais son air de désappointement enfantin trahissait que je le devais.
— Alexeï Ivanovitch.
— Liocha.
— Certaines personnes m’appellent ainsi.
Plus personne ne m’appelait plus ainsi. C’était un surnom plutôt courant pour Alexeï, mais il ne semblait plus me convenir depuis que j’avais rejoint l’armée.
Je payai et partis. Je fis semblant de croire que j’avais vraiment été la voir parce que je ressentais le besoin de m’excuser. Je m’étais certainement senti coupable après, mais pas coupable au point de ne pas retourner la voir au cours de cet hiver, peut-être trois ou quatre fois avant que nous soyons postés à l’ouest, et une fois en mars. En de nombreuses autres occasions, j’éprouvai le désir de lui rendre visite, mais je résistai, errant plutôt dans les rues voisines, testant moi-même jusqu’à quel point je pouvais m’approcher sans entrer.
Désormais, au mois d’août 1812, j’étais en train de reproduire la même chose. Tout au long de la retraite, depuis la Pologne, à travers la Lituanie et la Russie, j’avais su que revenir à Moscou signifiait revenir auprès de Domnikiia.
Et j’y étais de nouveau. J’avais marché dans les rues et je m’étais assis sur le banc : je tenais maintenant ma seule chance.
J’entrai.
Le salon était tel que je m’en souvenais. La porte principale venait tout juste d’être déverrouillée et j’étais le premier client de la journée. Une demi-douzaine de filles étaient éparpillées, essayant d’avoir l’air provocantes. Domnikiia était debout et me tournait le dos, discutant avec une collègue tout en brossant encore une fois sa longue chevelure brun sombre. Je glissai mes bras autour de sa taille et murmurai à son oreille : « Te souviens-tu de moi ? »
Elle se retourna. Ce n’était pas Domnikiia. Qui que ce soit, elle tenta de se rappeler mon visage parmi les centaines qui avaient dû passer devant elle. Elle vit à mon expression que je m’étais trompé et fut déchirée entre son instinct féminin qui lui dictait de me gifler et celui, professionnel, qui penchait vers l’encouragement.
— Non, mais je suis sûre que je ne vais pas vous oublier, répondit-elle, son côté professionnel prenant le dessus tandis qu’elle plaçait ses bras autour de mon cou.
Je me dégageai de son étreinte. Je tentai d’expliquer que j’étais terriblement désolé mais, compte tenu des circonstances, c’était tout à fait hors de propos. Je jetai des regards furtifs tout autour de la pièce pour obtenir de l’aide. Mes yeux finirent par tomber sur la vraie Domnikiia, qui descendait l’escalier.
— Alexeï Ivanovitch !
Elle m’accueillit avec un enthousiasme plus convaincant que je n’en avais entendu de la part de bien des hôtesses lors de nombreuses soirées à Pétersbourg. Mais c’était uniquement, supposai-je, un savoir-faire qu’elle avait acquis, tout comme la capacité à se souvenir de mon nom après tant de mois.
Elle s’approcha et murmura à mon oreille.
— Liocha. Ai-je donc tant vieilli depuis la dernière fois, que vous m’abandonniez au profit de Margarita Kirillovna ? J’aime que mes soldats aient plus d’expérience que de jeunesse, mais la plupart des soldats préfèrent la situation inverse.
— Je suis désolé, Margarita Kirillovna, dis-je à la jeune femme dont le dos ressemblait tant à celui de Domnikiia. Je vous ai prise pour quelqu’un d’autre.
Je sentis la main de Domnikiia m’entraîner vers l’escalier et l’étage, et je fus heureux de la suivre.
Sa chambre avait peu changé – le même lit et la même coiffeuse –, mais l’été faisait toute la différence. Les fenêtres étaient ouvertes pour laisser l’air pénétrer et les volets étaient fermés pour faire obstacle au soleil.
— Vous pouvez avoir Margarita, si vous voulez, dit Domnikiia. Elle est nouvelle, mais très populaire.
— Je suis sûr que toute la clientèle qu’elle obtient n’est due qu’au fait que les gens la prennent pour toi, lui dis-je.
— Vous n’êtes pas obligé de me flatter, vous savez.
Après, elle sembla moins pressée que les fois précédentes. Elle jeta un coup d’œil à la porte tandis que je commençais à me rhabiller.
— Pas besoin de vous presser, dit-elle. Le salon est vide. L’armée a quitté la ville et les civils sont trop effrayés pour faire… grand-chose. D’ailleurs, pourquoi êtes-vous en ville, mon officier sans uniforme ?
J’esquivai la question.
— Tu as une très bonne mémoire.
— Pourquoi ? Parce que je me rappelle votre nom et votre surnom, et que vous êtes un soldat, et que vous ne portez pas d’uniforme, et que vous croyez savoir que je suis en réalité Domnikiia et non Dominique ? Je ne vous donne que ce que vous voulez. (Elle eut un petit sourire narquois.) Vous autres, les gars, vous ne voulez pas être baisés, vous voulez être remarqués.
— Je crois savoir ? Donc tu ne t’appelles pas Domnikiia ?
— Possible que non, répliqua-t-elle avec le même aplomb. (Puis son ton s’adoucit tandis qu’elle passait les bras autour de mon cou.) Mais en fait si. (Après une pause, elle poursuivit.) Toutefois, la demande pour Dominique augmente.
— Que veux-tu dire ?
— Quand j’ai démarré, tout le monde voulait n’importe quoi de français, donc tout le monde voulait Dominique. Mais, depuis l’an dernier, personne n’aime les Français, donc personne ne veut de Dominique.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Ces politiciens ne pensent même pas aux effets qu’ils ont sur le commerce, n’est-ce pas ?
— Exactement. La prochaine fois que vous verrez le tsar, dites-le-lui. Mais, aujourd’hui, tout le monde veut baiser les Français, donc tout le monde veut baiser Dominique.
Je ris.
— Et qui viens-je de baiser ? Dominique ou Domnikiia ?
Elle gloussa.
— Si je ne m’abuse, vous vouliez que ce soit Margarita. (Elle marqua une pause.) Je ne sais pas. Et vous ? Était-ce Alexeï ou Liocha ?
Je ne lui donnai aucune réponse et elle changea de sujet.
— Alors, quelles sont les nouvelles du front ?
Je fus étonné de son impudence.
— Je ne peux pas te répondre.
— Allons. Personne ne saurait rien si ce n’était grâce aux soldats à la langue bien pendue dans les bordels. C’est un prêté pour un rendu. Vous me donnez des informations et je vous en donne en retour.
— Et quelles informations pourrais-tu bien me donner ? Tu as dit toi-même qu’il n’y avait plus de soldats en ville.
— Il y a d’autres gens qui ont des choses à raconter.
Je devinai qu’elle bluffait, mais cela ne pouvait pas faire de mal de lui révéler ce qu’elle pouvait découvrir par ailleurs. Je lui parlai des défaites à Vilna, Vitebsk et Smolensk, je lui répétai le mot d’ordre officiel que les Français seraient arrêtés avant Moscou, guère plus.
— Alors, qu’as-tu donc à me raconter ? demandai-je.
— Oh, rien.
— Dis-moi ! dis-je, en la faisant rouler sur le dos.
— Vous allez me faire subir un interrogatoire ?
En voyant le sourire irrésistible sur ses lèvres, je fus tenté, mais l’idée même réveilla des souvenirs que je luttai pour réprimer. Je la chatouillai. Elle ne put retenir un gloussement. Il était évident qu’elle était très chatouilleuse mais, naturellement, c’était ce que j’espérais. Elle était, à sa manière, un village Potemkine, une façade derrière laquelle je ne trouverais que déception si je m’aventurais à regarder.
— C’est bon ! c’est bon, Liocha, s’exclama-t-elle entre deux rires, je vais vous raconter. (Elle prit un moment pour retrouver son souffle.) Les seules choses intéressantes que j’ai entendues proviennent de Toula.
— Alors, que se passe-t-il à Toula ? Quelque chose aux fabriques de munitions ? demandai-je.
Toula était d’une importance incommensurable pour la guerre. Sans cette ville, nos approvisionnements en munitions et artillerie risqueraient de se réduire à peau de chagrin.
— Pas à Toula même, répliqua Domnikiia. De Toula. Il y a des histoires à propos d’une sorte de fléau. Trente morts à Rostov. Quinze à Pavlovsk.
Les récits de ce genre étaient toujours exagérés. Lorsque j’étais jeune, ma grand-mère avait l’habitude de nous narrer de vieux contes populaires évoquant la peste, et j’avais rapidement choisi d’être aussi sceptique à leur égard que je l’étais envers les autres histoires moins terrestres qu’elle racontait. Mais, à mesure que j’avais grandi, j’en étais venu à me fier davantage aux dires de ma grand-mère, sur cette question du moins. La dernière grande peste qui avait frappé Moscou s’était produite en 1771, peu de temps avant ma naissance, et elle était restée un souvenir vivace pour mes grands-parents et mes parents, même si la position stratégique de Pétersbourg offrait une certaine sécurité. Au total, un tiers de la population de l’oblast de Moscou était décédé. Pour autant que je puisse en juger, ce chiffre n’était pas exagéré, même si j’avais pu en entendre d’autres qui, eux, l’étaient.
Lorsque je fus moi-même témoin de la peste, alors que je combattais au sud du Danube, le mélange de rumeurs et de faits était à peu près identique. Cette nouvelle histoire de fléau avait peut-être davantage qu’un fond de vérité. Les deux villes mentionnées par Domnikiia étaient sur le fleuve Don, l’une des grandes artères qui circulait entre la Russie centrale et la mer Noire, et il n’était pas rare qu’une maladie remonte le fleuve par bateau. Les chiffres semblaient inhabituellement concentrés, mais cela faisait probablement partie du processus de transformation d’une information en rumeur.
— J’espère que cela ne va pas arriver jusqu’à Moscou. La peste, je veux dire, dit Domnikiia.
— Peut-être qu’elle va nous atteindre au même moment que les Français. Et nous épargner la peine de devoir les tuer.
— Est-ce que cela va se produire ?
Elle se blottit un peu plus contre moi, sa voix appelant une réponse rassurante.
— Non, Domnikiia, mentis-je. Ni Bonaparte ni la peste ne pourront jamais s’avancer jusqu’à Moscou.
Mais j’avais pu constater moi-même à quelle vitesse les Français tout comme le fléau pouvaient voyager. Et ce qui finit par effectivement arriver se révéla bien plus terrible que ces deux périls.
Lorsque je rejoignis ma chambre, un paquet m’y attendait. Il venait de mon épouse. La plupart des nouvelles de la lettre l’accompagnant étaient depuis longtemps dépassées, mais dans le paquet se trouvait aussi une petite icône ovale du Christ, montée sur une chaîne en argent. Dans sa lettre, Marfa expliquait qu’elle avait entendu des histoires selon lesquelles Bonaparte était l’Antéchrist, et elle me demandait de porter l’icône pour me protéger. Je ressentis un frisson de culpabilité. Jusqu’à présent, je n’avais pas eu besoin de la moindre protection contre les balles françaises, mais je ne m’étais pas trouvé protégé contre la tentation. J’embrassai l’image, par habitude, puis je passai la chaîne autour de mon cou, peut-être dans l’espoir que celle-ci me tiendrait à l’écart de toute nouvelle rencontre avec Domnikiia, ou avec l’intention d’apaiser ma culpabilité future.
L’essentiel de la lettre ne présentait aucun élément d’intérêt particulier, simplement des informations générales en provenance de Pétersbourg. La fille de Vadim, Yelena, était toujours enceinte et en bonne santé. Toutes nos connaissances se portaient bien, mais s’inquiétaient de la guerre et voulaient mon opinion sur ce qui allait se passer.
La partie de la lettre que je lus encore et encore concernait notre fils, Dimitri. Elle ne présentait rien de spécial, juste la description détaillée par une mère du comportement de son fils. Il allait avoir six ans dans quelques mois et j’avais probablement passé moins du tiers de sa vie en sa compagnie. Il en allait de même pour tant d’enfants de soldats. Je fus heureux de lire qu’il demandait souvent quand j’allais rentrer ; heureux de savoir qu’il se souvenait même de mon existence.
Nous l’avions appelé Dimitri d’après Dimitri Fétioukovitch. Sept ans auparavant, Dimitri Fétioukovitch n’était pas l’être cynique et dur que je connaissais aujourd’hui. Combattre contre les Turcs l’avait, d’une certaine façon, changé, mais je n’avais jamais su précisément ce qui lui était arrivé. Il ne sut pas davantage ce qui m’était arrivé ; personne ne le sut, pas même Marfa.
J’avais rencontré Dimitri pour la première fois en juin 1805. Il était passionné, radical et optimiste, comme tant d’autres jeunes Russes éduqués l’étaient à cette époque, ayant entendu parler des libertés dont les hommes jouissaient à l’ouest. Malgré le soutien affirmé du tsar à la nouvelle coalition contre Bonaparte, nos troupes furent lentes à passer à l’action. Dimitri et moi nous étions tous deux portés volontaires pour des missions de reconnaissance et nous avions passé de nombreuses heures ensemble à observer et évaluer les mouvements ennemis, sans pour autant que nos forces engagent les Français de front. L’Angleterre – grâce à Nelson – combattait mieux en mer que sur terre et donc, tout au long de cet automne, l’Autriche fut livrée à elle-même pour faire face à l’avancée française, avec peu de succès. La capture grotesque de dizaines de milliers de soldats autrichiens à Ulm fut l’apogée de leur incompétence. Nous autres Russes devions entrer en action cet hiver à Austerlitz, une bataille de plus de 150 000 hommes.
Mais Austerlitz en soi ne devait pas être notre première bataille. La nuit précédente, Vadim nous réunit tous. C’était notre plus dangereuse mission à ce jour. Vadim nous conduisit loin derrière les lignes françaises, pour que nous puissions faire une reconnaissance de dernière minute de leurs positions. Nous fûmes repérés et attaqués par quinze Français environ et, nous n’étions que quatre seulement.
Nous aurions dû prendre une raclée, mais nous étions tous de solides combattants à l’épée. Nous nous tînmes tous quatre côte à côte, tailladant et repoussant violemment nos assaillants français, rendus tellement indolents par la supériorité de leurs fusils qu’ils avaient oubliés comment l’on devait se servir d’un sabre. J’en avais déjà abattu deux lorsqu’un coup porté par la poignée d’une troisième épée me fit tomber à terre. Je vis un sabre français levé au-dessus de moi, immobile, prêt à porter un coup final et fatal, lorsque Dimitri se jeta en travers de sa trajectoire. La lame ricocha sur son bras levé et lui trancha la joue droite. Je sentis son sang m’éclabousser le visage, mais la blessure ne sembla pas le ralentir. Il taillada le ventre du soldat français, puis lui porta une estocade mortelle au cou. Entre-temps, je m’étais remis sur mes pieds.
Je sais que d’autres fois, dans d’autres batailles, mes camarades m’avaient sauvé la vie et je suis sûr d’avoir sauvé la leur ; dans le feu de l’action, on n’a pas le temps de s’interrompre. Mais, en cette occasion, ce fut mon cas et l’action courageuse de Dimitri a toujours revêtu une importance particulière à mes yeux.
Avec Vadim, Dimitri – toujours féroce malgré ses blessures – et moi pour leur tenir tête, les Français survivants battirent bientôt en retraite. Ce n’est qu’alors que nous comprîmes qu’ils avaient fait prisonnier Maxime et l’avaient emmené avec eux. Nous espérions qu’il était prisonnier : on ne voyait absolument aucun cadavre. La capture de Maxime pesa lourdement sur la conscience de Vadim en particulier. Maxime n’avait alors que dix-huit ans et Vadim se sentait responsable d’avoir embarqué un garçon inexpérimenté dans une telle mission. Mais nous n’avions pas le temps de nous offrir le luxe du regret.
Le jour suivant eut lieu la bataille d’Austerlitz elle-même – une humiliation pour l’Autriche et la Russie, et peut-être le plus grand triomphe de Bonaparte. Dimitri, Vadim et moi étions tous les trois sous le commandement ultime du général Booksgevden. Nous faisions partie des forces qui devaient prendre le village de Telnitz et, à partir de là, virer à droite pour encercler le flanc de Bonaparte. La capture du village fut relativement simple, mais il devint vite clair que nous risquions d’être nous-mêmes encerclés. Nous ne pouvions que tenir notre position et attendre d’autres ordres. Ailleurs sur le champ de bataille, les combats faisaient tout autant rage. Le givre et la neige légers – desquels nous, Russes, sinon nos alliés autrichiens, aurions dû être familiers – donnaient un avantage supplémentaire à Bonaparte. Peut-être le givre n’était-il pas aussi sévère et la neige pas aussi profonde que ce à quoi les Russes sont habitués.
L’après-midi était déjà bien engagé lorsque nous reçûmes enfin l’ordre de battre en retraite. Le terrain derrière nous était une masse de tourbières et de lacs, mais au moins le froid les avait fait geler. J’étais depuis longtemps séparé de Vadim et Dimitri et j’avais abandonné mon cheval ; avec des centaines d’autres, j’étais à mi-chemin sur la surface gelée du lac Satschan lorsque atterrit le premier des « boulets rouges » français, ces boulets de canon chauffés avant d’être tirés afin de faire fondre la glace à l’impact. Tout autour de moi, des hommes chutaient dans l’eau glaciale. Sous mes pieds, à travers la glace, je vis dériver des corps ; des vivants même, leurs mains engourdies cherchant un chemin vers la surface le long des plaques vitreuses au-dessus d’eux. Je tentai de tirer ceux que je pouvais sur les plaques de glace brisées, mais ce n’était pas facile. Je finis par tomber moi-même et parvins in extremis à saisir un morceau de glace flottante avant de me hisser dessus. Je disposais encore, à l’époque, de tous mes doigts. J’ignore aujourd’hui si je serais en mesure de réitérer un tel exploit.
La peur m’étreignit. J’abandonnai toute tentative visant à aider mes compagnons à s’extraire de l’eau et je me concentrai sur l’unique tâche consistant à me rendre sur l’autre rive du lac. Je sautai d’un bloc de glace émergée à l’autre, le mouvement constant étant d’une certaine façon plus stable que la lente prudence dont j’avais auparavant fait preuve. S’il y avait déjà d’autres hommes en équilibre précaire sur ces mêmes plaques de glace, je ne les remarquai pas ; mon unique objectif était de traverser le lac et de rejoindre la terre ferme. Je réussis, mais me retournai pour contempler la scène d’horreur à laquelle je venais tout juste d’échapper : des hommes chancelants, tombant de la glace instable dans l’eau, puis essayant de nager vers la rive entre les cadavres noyés et gelés de leurs camarades. C’était une scène d’hiver qui allait me faire abhorrer cette saison à tout jamais.
Deux jours après la bataille, je découvris que Vadim et Dimitri s’étaient tous deux échappés sans encombre de Telnitz, comme moi. Le même jour, les Autrichiens sollicitaient la paix auprès de Bonaparte. Il fallut un an et demi à la Russie pour faire la paix avec la France, bien qu’il s’agisse d’une paix temporaire et uniquement stratégique. Les deux empereurs se rencontrèrent sur une embarcation sur le fleuve Niémen à Tilsit, près de la frontière russe, et le Tsar Alexandre Ier réussit à faire croire à Bonaparte que la Russie allait se coucher pour de bon et laisser la France régner sur le continent tout entier.
Après l’armistice eurent lieu les dernières étapes d’échange formel des prisonniers, et Max revint le sourire aux lèvres. Quelques mois auparavant, des soldats avaient été libérés, mais il n’avait pas eu la chance d’en être. Les Français étaient dans leur droit de conserver quelques prisonniers jusqu’à ce qu’une paix définitive soit signée. Max ne semblait pas leur en tenir rigueur. La blessure sur la joue de Dimitri guérit pour laisser une cicatrice marquée, qu’il dissimula en se laissant pousser la barbe. Peu après Austerlitz, j’étais revenu à Pétersbourg pour épouser ma dulcinée, Marfa.
Je la connaissais depuis presque aussi loin que remontaient mes souvenirs. Son père et le mien étaient tous deux des tchinovniki, des responsables gouvernementaux au Collège industriel. Le sien avait atteint le rang de conseiller titulaire, tandis que le mien était un secrétaire collégial, un échelon plus bas dans l’échelle bureaucratique. Ils avaient passé le grade qui leur conférait une noblesse personnelle et se donnaient jovialement du « Votre Noblesse » l’un à l’autre, de même qu’à toute autre personne amenée à les rencontrer. Mais aucun d’eux n’avait atteint cet honneur supérieur qu’est la noblesse héréditaire et, ainsi, leurs enfants devraient assurer leur propre élévation par le biais de leurs réalisations propres ; moi par mes efforts, Marfa par le mariage.
Et pourtant, l’idée qu’elle épouserait Alexeï Ivanovitch Danilov ne semblait avoir traversé l’esprit de personne, le mien encore moins que celui des autres. Ce fut très soudainement, quelques jours seulement avant ma mobilisation pour l’Autriche, que je me rendis compte à quel point elle était belle. Ce n’était pas l’avis de tous, mais, alors que nous parlions, au cours d’une réception dans la maison de ses parents, je la vis subitement sous un jour différent. Je ne saurais dire ce qui en fut la cause, mais je lui demandai à cet instant et en ce lieu de m’épouser. Plus tard, elle me raconta qu’elle m’aimait depuis des années et que, ce jour-là, sa mère et elle avaient passé des heures à apprêter ses cheveux et à la maquiller dans l’espoir de m’attirer. Je ne lui en voulus jamais – j’étais flatté – et jamais ne le regrettai. Lorsque notre fils unique naquit moins de dix mois après notre mariage, ce fut Marfa qui suggéra de le nommer Dimitri, d’après l’homme qui m’avait sauvé la vie.
Au cours des quelques années qui suivirent, nous quatre nous retrouvâmes souvent, mais nous n’avions pas combattu ensemble depuis longtemps. Dimitri et moi affrontâmes les Turcs sur le Danube (où il faisait chaud), mais séparément. Vadim était en Finlande (où il faisait froid). Je ne sus jamais exactement ce que fit Max.
En 1812, nous nous étions tous préparés à combattre une nouvelle fois Bonaparte. J’avais acquis le droit héréditaire d’être appelé «Votre Haute Noblesse », mais je préférais de loin l’adresse militaire de « capitaine ». J’étais stationné dans l’ouest de la Russie, en tant qu’élément de la première armée, sous le commandement du général Barclay de Tolly, le long de la frontière avec le grand-duché de Varsovie. À ma grande joie, Dimitri et Max étaient tous deux également là. Bonaparte choisit d’interpréter notre présence comme une menace et, par conséquent, déversa ses troupes dans le duché. Alexandre Ier avait exigé que Bonaparte retire ses troupes en deçà du Rhin. Il ne s’attendait pas vraiment que les Français se plient à ses exigences et, de fait, rien ne se concrétisa dans ce sens.
Le 12 juin, Bonaparte traversa le Niémen. Ce faisant, il franchit également le Rubicon – les troupes françaises étaient désormais en terre russe et Alexandre Ier jura qu’il ne daignerait communiquer avec Bonaparte avant leur retrait. Mais le retrait ne faisait pas partie de la stratégie de Bonaparte ; pas à cette époque, en tout cas. Quatre jours plus tard, il était à Vilna et, dans les jours et semaines qui suivirent, les villes tombèrent, les unes après les autres sur la longue route menant à Moscou, sous son joug.
Après avoir pris Vilna, il y eut une crainte générale qu’il puisse s’avérer impossible à arrêter, et toutes sortes de projets non conventionnels virent le jour pour trouver un moyen de le vaincre. Vadim porta volontaire notre groupe ainsi que sa personne et c’est ainsi que la vieille équipe fut reconstituée, même si nous n’accomplîmes pas grand-chose jusqu’à notre défaite à Smolensk. Barclay de Tolly nous fit alors appeler, ainsi qu’un certain nombre d’autres petits groupes similaires. Il savait qu’il allait être sous peu remplacé, au poste de commandant en chef, par le général Koutouzov et que ce dernier choisirait de tenir une position avant que les Français atteignent Moscou. Barclay expliqua ce qu’avait été son plan – très différent de celui de Koutouzov, mais un plan qui, comme le temps viendrait à le prouver, aurait été approprié. L’allure des deux hommes était aussi distincte que leurs tactiques. Barclay avait seize ans de moins que Koutouzov, mais cela seul ne pouvait justifier leurs disparités physiques. Il était mince, ses yeux et son sourire révélaient sa sagesse mais cachaient sa ruse. Son crâne chauve lui conférait une apparence de maturité. Habituellement, son discours était clair et direct mais, là, sa façon de décrire son plan semblait presque se moquer du style précieux de Koutouzov.
—Avez-vous déjà vu des enfants jouer sur la plage ? nous avait demandé Barclay. (Son accent ne révélait en rien ses origines écossaises, mais indiquait son éducation germanophone.) Ils peuvent faire face à la plus haute vague sans crainte, même si elle fait dix fois leur taille. Comment ? Ils remontent tout simplement sur la plage. Ils se retirent à la même vitesse que les vagues. À chacun de leurs pas, la vague les suit et devient plus faible. S’ils demeurent sur leur position, ils découvriront que la vague est beaucoup trop puissante pour eux et qu’elle les noiera. Mais s’ils remontent calmement sur la plage, la vague devient plus faible et plus petite, jusqu’à pouvoir à peine leur chatouiller les orteils. La France est une grande vague, messieurs, mais la Russie est une très grande plage.
» Notre plan est donc de ne rien faire. Les Français vont découvrir qu’ils ont déjà bien assez de mal pour se nourrir, sans que nous ayons à sacrifier de vies russes dans une tentative de les faire partir. Mais le général Koutouzov me dit que, si l’inaction est un bon plan, l’action doit être une meilleure idée encore. Il a l’intention de faire face à Bonaparte en confrontation directe, quelque part en amont de Moscou. Pour le moment, nous ne savons pas encore où. Votre rôle consiste à vous assurer que, quels que soient l’endroit et la date de cette confrontation, les Français soient déjà affaiblis. Passez derrière leurs lignes. Perturbez leur approvisionnement. Forcez-les à surveiller leurs arrières. Faites paraître cette plage encore plus grande qu’elle ne l’est en réalité.
Ses paroles étaient sensées et correspondaient parfaitement au genre de travail qui était, nous le savions, notre spécialité. Immédiatement, nous avions tous les quatre chevauché pour revenir à Moscou. Je me rendis compte que Dimitri devait avoir fait appeler ses amis bien longtemps avant cette rencontre avec le général Barclay. Il semblait confiant dans leur arrivée.
Je pliai la lettre de Marfa et la déposai dans un tiroir. J’étudiai une fois encore l’icône qu’elle m’avait envoyée. Les yeux bienveillants du Sauveur n’exprimaient aucune condamnation des heures passées avec Domnikiia. Avant de partir, je m’observai dans le miroir. Mon propre regard n’était pas aussi bienveillant.
Durant cette semaine-là, je passai beaucoup de mon temps à discuter avec Max, ainsi qu’avec les autres. Désormais, Max me rappelait Dimitri à l’âge où j’avais fait sa connaissance : plein d’idées, plein d’humour. Dimitri avait toujours de l’humour, mais il était principalement dirigé contre les idées d’autrui. Dimitri était à peine plus âgé que moi, mais il donnait l’impression d’avoir étudié la moindre idée ayant jamais vu le jour et d’avoir conclu qu’elles n’étaient toutes que des bêtises.
Pour une raison inconnue, le sujet du jeune fils de Bonaparte, le dénommé « roi de Rome », fut mis sur le tapis.
— Je ne vois pas pourquoi il a besoin d’un fils. Politiquement, je veux dire, exposa Vadim. Il avait une femme qu’il aimait, mais il l’abandonne pour cette Marie-Louise, qu’il n’aime pas, dit-on, juste pour avoir un fils et héritier.
Je ne pus m’empêcher de voir, dans les mots de Vadim, une sorte de parallèle avec ma propre vie. J’avais un enfant que j’aimais et une femme que je devais aimer, et je m’en avais été voir une prostituée qui, hasard ou coïncidence, ressemblait à Marie-Louise. J’étais sûr que cette idée était fort éloignée des pensées de Vadim mais, comme en toute situation similaire, je pris part à la conversation avec verve avant que quiconque puisse remarquer ma culpabilité.
— C’est une épée à double tranchant, dis-je. Il a peut-être établi une dynastie, mais ce qui est bon pour la dynastie ne coïncide pas forcément avec ce qui est bon pour le fondateur. L’avenir de la France est désormais assuré, même si Bonaparte meurt, et donc la France a moins besoin de protéger Bonaparte. Regardez ce qui est arrivé au père de notre propre tsar.
— Mais il était fou, glissa Vadim.
— Lorsque les Anglais ont un roi détraqué, dit Max, ils nomment un régent. Lorsque nous avons un roi dément, nous le confinons dans sa propre chambre.
— Max ! le mit en garde Vadim avec un grognement.
Personne ne savait véritablement ce qui était arrivé au Tsar Pavel, mais il était toujours préférable de ne pas répéter les rumeurs, même les plus répandues.
— Cela montre juste à quel point le roi d’Angleterre est inutile, dit Dimitri.
— Mais c’est leur force, poursuivit Max. Qui étaient les grands hommes anglais ayant fait face à Napoléon ? Pitt ? Nelson ? Morts, tous les deux. Et pourtant l’Angleterre continue à se battre. Mais si Napoléon mourait, la France poursuivrait-elle le combat ? C’est pour cela que Napoléon se doit de fonder une dynastie, jusqu’à ce que la France soit assez forte pour que l’empereur devienne aussi insignifiant qu’un roi d’Angleterre.
— Ou qu’un tsar russe ? demandai-je avant que quiconque puisse prendre la parole.
De la part de Vadim, cela aurait semblé être une accusation de trahison ; de Dimitri, une incitation à celle-ci.
— Au fait, avez-vous entendu parler de ces morts au sud ? demanda Max, changeant abruptement de sujet. Toutes le long du Don, et au nord jusqu’à Voronej. On pensait que c’était la peste, mais maintenant les histoires sont en train de changer.
Il y avait peu de chose dans le récit de Max que je n’avais déjà entendu, mais je me demandai où il avait pu recueillir ces rumeurs. Il ne me fallut pas longtemps pour le découvrir.
Un peu plus tard ce jour-là, je rendis visite à Domnikiia. Comme j’entrai dans l’établissement, je tombai par hasard sur Max qui sortait. Il était gêné.
— Maxime Serguéïevitch ! dis-je. Je suis surpris. Je pensais que ce genre de choses ne t’intéressait pas.
— Cela ne m’intéresse pas plus que manger ou respirer, répondit-il discrètement. Mais on doit bien faire ces choses. (Il sourit lorsque nous réalisâmes tous les deux qu’en tant qu’homme marié j’aurais dû être plus embarrassé que lui. Il n’y avait aucune moquerie dans son expression, juste une compréhension de l’ironie.) Je comprends pourquoi tu apprécies tant Dominique. S’il te plaît, n’en parle pas à Vadim et Dimitri.
Il s’en fut. Si n’importe qui d’autre avait tenu ces propos au sujet de Dominique, ils auraient été à double sens – pleins de défi et de rivalité – mais, venant de Max, ils pouvaient être pris au pied de la lettre. Il avait dit cela comme il aurait pu dire : « Je comprends pourquoi tu apprécies tant la vodka.» Il y a bien assez de vodka pour tous, alors qui pourrait être jaloux de devoir partager ? Mais pour moi, ces mots étaient dévastateurs. Ma seule consolation, relativement désespérée, était qu’il l’avait appelée Dominique et non Domnikiia.
Je dus attendre Domnikiia, arrivant comme je l’avais fait si rapidement après son client précédent. J’aurais pu voir l’une des autres filles, pour montrer à quel point cela m’importait peu. Le problème était que cela m’importait.
Je dus être très froid. Nous étions allongés, côte à côte plutôt que dans notre habituelle étreinte silencieuse suivant l’amour.
— Vous allez bien, Liocha ? demanda-t-elle.
— S’il te plaît, ne couche pas avec Max.
C’était une requête assez simple, mais elle eut une réaction furieuse. Elle bondit hors du lit et fulmina à travers la chambre. Sa colère m’était incompréhensible.
— Qui diable êtes-vous donc pour me demander cela, Alexeï ? Je ne suis pas un serf. Vous ne me possédez pas – vous me louez. Vous me payez pour une heure, vous m’avez pour une heure. Je suis à vous. Tout ce que vous demandez, je le fais. Vous me payez pour vingt-trois heures, je le fais pour vingt-trois heures. Mais cette dernière heure de la journée reste à moi, et je coucherai avec Bonaparte lui-même s’il paie. (Elle fit une pause, un moment perdu dans sa colère.) Je ne dis pas que c’est bien de tuer les Français mais, s’il vous plaît, Alexeï, ne tuez pas ce Français en particulier, ou celui-là, ou bien tuez les Français mais laissez les Turcs tranquilles. C’est un travail. Si vous choisissez ce travail, vous ne pouvez pas choisir les morceaux que vous préférez. (Elle s’assit et se calma un peu.) Vous devriez partir, maintenant ; j’ai d’autres clients à voir.
— Puis-je te voir demain ?
— C’est mon travail ; je ne peux pas vous en empêcher, dit-elle sèchement. (Puis elle sourit à l’ironie de ses paroles.) Vous n’avez donc pas écouté ce que je viens de dire ?
Je quittai le bâtiment ravi. Je l’avais mise en colère. À chaque conversation que nous avions eue, elle avait gardé son calme – ce qu’elle disait pouvait être vrai, ou ce pouvait être tout simplement ce que j’avais envie d’entendre. Nous le savions tous les deux et cela faisait partie du jeu. Mais là, d’une certaine façon, je l’avais touchée. Elle avait révélé une partie d’elle-même, petite mais authentique, et quelle personnalité puissante et éloquente elle avait montrée !
Mais il me restait encore une petite affaire à régler.
— S’il te plaît, ne couche pas avec Dominique, demandai-je ce soir-là à Max tandis que nous marchions seuls. Il y a plein d’autres filles là-bas parmi lesquelles tu peux choisir.
Max sembla brièvement surpris, mais il ne protesta pas.
— D’accord. (Il réfléchit un moment, estimant qu’il ne pouvait en rester là.) Elle est très agréable, mais je suis sûr qu’elles le sont toutes.
Nous poursuivîmes notre chemin quelques pas encore, jusqu’à ce que Max rompe le silence.
— Nous parlons de toi, tu sais.
— Nous ?
— Dominique et moi, répondit-il.
Il m’en parlait, je crois, pour être affable – pour me flatter –, mais cela ne parvint qu’à m’inspirer les images les plus étranges et les plus désagréables, ainsi que, par quelque cheminement insondable, des souvenirs de l’histoire d’Œdipe.
— Grands dieux, Max, non ! Restes-en là. N’en parle pas. Tu as dit que tu ne la verrais plus. C’est amplement suffisant. Certains sujets ne nécessitent vraiment pas d’être évoqués.
Je m’éloignai d’un pas énergique et m’en retournai vers ma chambre, m’assis et rédigeai une lettre à Marfa. Presque tout ce que j’écrivis était faux et je la déchirai donc.
Le jour suivant, les choses semblaient être revenues à la normale entre moi et Domnikiia ; mieux qu’à l’accoutumée même. Je présumai que toute l’histoire était oubliée.
— Max est venu aujourd’hui, mais il est allé avec Margarita.
— D’accord, répondis-je prudemment, me demandant où cette conversation se dirigeait.
— Il est bon avec vous. Il vous respecte.
— Cela te satisfait ?
— Que votre ami vous rende un service lorsque vous le lui demandez ? Pourquoi ne serait-ce pas le cas ?
— Cela signifie-t-il donc que tu n’es pas mon amie ?
— Voulez-vous que je le sois ? demanda-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
Je réfléchis un moment à ma réponse, mais elle poursuivit avant que j’aie pu dire un mot.
— C’est soit l’un, soit l’autre.
J’eus un froncement exagéré des sourcils, puis je souris.
— C’est raisonnable. (Puis je changeai de sujet.) Max m’a raconté qu’il y avait d’autres histoires sur ce fléau qui remonte le Don.
— C’est vrai. Seulement ce n’est pas la peste et ce n’est pas uniquement le long du Don.
— Comment sais-tu que ce n’est pas la peste ? demandai-je.
— La façon dont ils meurent. Ce ne sont que des rumeurs. Certains racontent que leurs gorges sont tranchées, d’autres qu’ils ont été étranglés, d’autres encore qu’ils ont été attaqués par des animaux. Une des histoires dit que les Français ont envoyé des saboteurs pour nous attaquer par le sud.
Cela semblait peu probable, mais cela ressemblait également quelque peu à ce que Vadim, Dimitri, Max et moi avions reçu l’ordre de faire contre les Français.
— Comment sais-tu tout cela ?
— De nombreux commerçants viennent de Toula à Moscou, en laissant leurs épouses en sécurité à la maison. Ou pas tant que cela, vu qu’il y a maintenant eu des morts à Toula même.
— À Toula ?
— Oui. J’ai regardé tous ces lieux sur une carte. Ils suivent le Don. Rostov, Pavlovsk, Voronej. (Elle se tourna vers moi et sourit.) J’ai aussi regardé Pétersbourg. Est-ce une ville agréable ?
— Pas aussi agréable qu’ici, dis-je, quelque peu dédaigneusement, mais j’étais trop préoccupé par ce qu’elle disait. Et tu dis que cela a atteint Toula ?
— Aujourd’hui quelqu’un a mentionné Serpoukhov ; je n’ai pas encore regardé où cela se trouve.
— Serpoukhov ? (J’étais choqué.) Ce n’est qu’à quatre-vingts verstes environ d’ici.
— Vraiment ? Es-tu inquiet ?
Je tentai d’être rassurant.
— Non, pas vraiment. Ce ne sont que des rumeurs. Tu sais comment sont les paysans : quelqu’un attrape un rhume, et c’est la peste qui se déclare.
Mais, en la quittant, je ressentais encore moi-même le besoin de m’en convaincre. Toutes mes préoccupations furent toutefois rapidement repoussées au second plan. Ce soir-là, les Opritchniki arrivèrent.