SÉQUENCE 34
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Audacity se trouve maintenant à des années-lumière de la grande Arche. Je frissonne dans mon armure, qui ne fonctionne quasiment plus. À mes côtés, Catalogue reste muet. J’ignore s’il collecte toujours des données.
Mon corps entier est parcouru de picotements. L’air qui m’entoure a une odeur étrange. Je parviens confusément à déchiffrer des symboles qui décrivent, dans un code basique d’auxilia, quelque chose que je peine à identifier… Cela fait si longtemps que je n’ai pas eu à décrypter de tels signes. Puis ils se reforment en un ensemble de données compréhensibles.
Malgré les interférences provoquées par les voies spatiales, nous avons terminé notre transit. Je ne peux que supposer que le Didacte a également survécu.
Avant d’effectuer le saut, j’ai ordonné au veilleur Chakas de se rendre sur la petite Arche et d’y déposer tout ce qu’il nous a été donné de préserver. Contre toute attente, nous avons réussi à sauver bon nombre d’humains, parmi lesquels le petit Florien, Traqueur, et la jeune Vinnevra, trouvée sur le Halo renégat. Ceci semble avoir considérablement revigoré le veilleur et accru son dévouement. Il lui reste des amis à protéger.
Si Chakas s’en trouve réconforté, il n’en est pas de même pour moi. Le nombre d’humains que nous sommes parvenus à sauver est largement insuffisant. Leur espèce ne s’est jamais trouvée en si grand péril qu’à l’heure actuelle. Néanmoins, j’ai déjà traité d’autres projets, et je dois concentrer toute ma volonté sur la tâche qui m’incombe.
Il ne reste que moi pour accomplir ce devoir. Il ne peut y avoir qu’un seul Didacte, et il ne peut s’agir du premier. Comme c’est étrange, cette sensation de froid qui envahit ma tête, ma poitrine et ma gorge à cette pensée… comme si des éclats de glace m’empêchaient de respirer !
J’ai vu ce que les Floods réservaient à notre galaxie. Je l’ai vu dans ses yeux hantés, dans ses actes éperdus de cruauté. Je ne peux le laisser exécuter ses plans, quels qu’ils soient. Cependant, que puis-je contre lui ? Comment puis-je empêcher sa folie de se répandre ? Tout en contemplant le lent passage des étoiles, dans le bourdonnement d’Audacity qui cherche le moyen d’accomplir notre saut suivant, je prends une décision rapide et désespérée. J’ai encore quelques atouts dans ma manche. Je vais me servir de l’amour que l’Urdidacte ressentait pour moi autrefois, de cet attachement intime et passionné qui nous a unis durant des millénaires, comme d’une arme contre lui.
Audacity dispose de mes codes de transport personnels. Grâce à eux, nous avons une chance de passer pour inoffensifs, voire inintéressants, aux yeux mécaniques du Mantle’s Approach. Il est également possible que les systèmes automatisés de Requiem nous autorisent à pénétrer dans son enceinte sans déclencher d’alarme, ni même notifier le Didacte de ma présence – quoique cette dernière hypothèse reste hasardeuse.
À mon avis, deux possibilités s’offrent à moi, et les deux ont une petite chance de réussir. Je peux m’infiltrer dans le vaisseau du Didacte, un immense véhicule auprès duquel Audacity paraît minuscule. Ou je peux m’insérer dans son sillage, invisible, jusqu’à Requiem. Jusqu’à son cher monde-bouclier, qui nous a coûté tant d’efforts et qui lui a causé tant de souffrance.
Audacity a trouvé un moyen.
Nous nous engageons.
Mes sentiments, à l’approche de Requiem, sont d’une nature que la décence ne me permet pas d’exprimer avec sincérité. J’ai rarement fait l’expérience d’une telle rage, d’une telle déception, d’un tel chagrin.
J’ai décidé de suivre le Mantle’s Approach sans me montrer. Nous n’avons apparemment pas déclenché d’alarme.
Un vaisseau-clé nous arrête dans notre course, accepte l’accréditation d’Audacity comme celle du Mantle’s Approach, et guide nos deux bâtiments jusqu’à la courbe menaçante du monde-bouclier. Cette immense structure, parcourue de reflets d’acier, est d’une taille supérieure à la plupart des planètes rocheuses. Elle a été transportée ici il y a neuf mille ans, et s’y trouve isolée de tous les thèmes. Les Bâtisseurs l’avaient laissée en sommeil, attendant la décision du Conseil en matière de stratégies de défense forerunners. Cette retraite qu’a choisie mon époux a jadis constitué une façon clémente de lutter contre les Floods. À l’aide d’autres bastions similaires, nous aurions pu bâtir des branes bien plus flexibles et plus rapides que les Halos.
Plutôt que de me rappeler l’ampleur et l’intelligence de la stratégie du Didacte, le monde-bouclier m’apparaît aujourd’hui comme le tombeau symbolique de tous nos espoirs. Du moins, de tous les miens. Ce rêve que nous partagions s’est mué en un réceptacle pitoyable, tout juste apte à recueillir un Prométhéen usé et brisé par l’histoire, par la puissance de ses ennemis – humains et Forerunners – ainsi que par l’influence maléfique des Floods.
Malgré tout, ce bâtiment gigantesque, qui équivaut à un monde entièrement artificiel, ce bastion conçu pour soutenir un siège éternel, reste plus impressionnant que n’importe quel Halo. Derrière la courbe que baigne la lueur des étoiles, je vois des faisceaux s’élever du monde-bouclier pour illuminer sept planétoïdes couverts de glace qu’il tient sous son contrôle et dont il extrait les composants essentiels : hydrogène, deutérium, oxygène, azote, carbone, silicone, aluminium, nickel-fer, terres rares… Tous en quantité suffisante pour permettre une subsistance de plusieurs millions d’années.
Tandis que l’orbe réfléchissant tourne en contrebas de mon vaisseau, j’aperçois également les panaches d’énergie que des pylônes dédiés tirent du vide spatial, s’arrogeant ainsi le potentiel d’une infinité de réalités alternatives… et détruisant un nombre inconcevable d’univers naissants pour subvenir aux besoins énergétiques du monde-bouclier. Il est étrange qu’auparavant, ces meurtres d’échelle cosmique ne m’aient jamais frappée par leur cruauté et leur futilité. Toutes les prouesses techniques des forerunners ne sont rendues possibles que par cette extraction de l’énergie du vide. Ma propre vie, pour ce que j’en sais, est issue de cette prédation cosmique.
Les facultés de Requiem me sont pour la plupart inconnues. Ces secrets n’appartiennent pas aux Biotechniciens. Lorsque les mondes-boucliers furent conçus, rassemblement de leurs nombreux composants fut rendu délibérément fastidieux afin d’empêcher une compréhension totale de leur armement et de leurs capacités, même par les Bâtisseurs. Seuls les Serviteurs-Combattants qui serviraient sur ces forteresses – les chers compagnons prométhéens du Didacte – disposeraient d’une connaissance approfondie de leur fonctionnement.
Je me demande si tous les Prométhéens survivants se sont réfugiés sur Requiem. Ils sont si nombreux à avoir péri dans leur lutte pour contenir les Floods. Un petit nombre d’entre eux ont conservé leurs nouvelles fonctions de gardes des Bâtisseurs, mais tous, à ma connaissance, nourrissent toujours à l’égard du Didacte une loyauté sans faille. Sont-ils venus, alors, pour rejoindre enfin mon époux ?
Un champ de force enveloppe Audacity afin de désactiver les auxilias ou tout autre processus interne. Le Didacte ne peut se permettre d’accueillir un vaisseau infecté dans l’enceinte de son dernier refuge, où il restera aussi longtemps qu’il faudra pour que s’accomplisse sa cruelle vision.
Une vision de guerre éternelle.
Que compte-t-il faire de mes humains recomposés ? Va-t-il les séquestrer dans l’espoir d’une rançon ? Menacer de les torturer ?
À quel jeu est-il en train de jouer ?
Déjà, je travaille à réparer les dommages qu’il a causés. Les humains qui se trouvaient sur la grande Arche, avant d’être transportés sur le Halo Oméga, constituaient l’échantillon le plus varié de leur espèce dans toute la galaxie… C’était aussi le dernier, à l’exception de ceux que Chakas est parvenu à sauver, et des populations abandonnées sur Erdé-Tyrène. Et si cette dernière se trouvait désormais dans une Brûlure ? Les Floods se sont peut-être déjà emparés d’elle.
Qu’importe, nous avons besoin de tous les spécimens que nous pourrions y trouver. Sans eux, je n’ai que peu d’espoir de préserver la race humaine. Mon message à Chant de Verdure a été bref, mais limpide : « Emmenez votre vaisseau-clé jusqu’à Erdé-Tyrène, récupérez-y tous les humains encore vivants que vous trouverez, et attendez mes instructions. »
En ce qui me concerne, les choix que j’ai à faire se font de plus en plus rares, eux aussi. Mon histoire semble avoir rétréci jusqu’à n’être plus qu’un petit point noir dans l’écheveau immense des possibilités qui s’offraient à moi lorsque j’ai placé le Didacte dans son Cryptum, puis que j’ai caché ce Cryptum sur Erdé-Tyrène. Comme je me pensais intelligente, alors. Comme j’avais été habile en dupant le Conseil, en confondant le Didacte, en collaborant avec le Maître-Bâtisseur… tout cela dans le but de sauver mes spécimens et de préserver la diversité de la vie, en prévision de tout ce qui pourrait menacer notre galaxie.
Nous sommes attirés jusqu’à l’enveloppe extérieure de Requiem. Des sentinelles et des chasseurs de classe Désespoir nous entourent alors tel un essaim de guêpes.
L’heure est de nouveau à la déception… pour le Didacte. Ses Combattants sont si peu nombreux à l’avoir rejoint ! Les terminaux béants du monde-bouclier, où auraient dû se presser des centaines de milliers de vaisseaux, ne révèlent qu’une poignée de cuirassés et un seul vaisseau-forteresse, ainsi que quelques dizaines de véhicules plus petits et plus vieux – sans doute des rebuts issus des stocks des Bâtisseurs et conservés pour leurs pièces. La rumeur des épreuves qu’il a traversées, de sa pitoyable capture et de sa rencontre avec le Fossoyeur, a peut-être découragé les derniers fidèles du Didacte, même parmi ceux qui le vénéraient. Je ressens de l’embarras à son égard, de la honte même. Mais aucune compassion. On n’éprouve pas de pitié envers un Prométhéen. Quoi qu’il en soit, qui donc va assister mon époux, lui servir d’adjoint et d’aide de camp, l’aider à maintenir et à préparer Requiem ?
Y a-t-il seulement quelqu’un ici, avec lui, à l’exception de moi-même ?
Je n’ai reçu aucune nouvelle de la grande Arche depuis notre départ. Rien non plus, depuis des années, de la petite Arche dissimulée. Le silence de la grande ne peut signifier que deux choses : soit les communications ont été de nouveau bloquées, soit elle n’existe plus.
D’après ce dont j’ai été témoin, je penche pour la seconde solution.
Catalogue est désormais presque entièrement réveillé. Il affirme qu’il n’a aucun problème à interagir avec le réseau des Juristes, à l’aide de flux locaux prévus pour répondre à une demande bien supérieure et quasiment inusités. Il s’est donc joyeusement adonné à la mise à jour de ses données, me laissant broyer du noir dans le centre de commande.
Nous suivons le Mantle’s Approach à travers l’enveloppe extérieure de Requiem. Nous franchissons alors cinquante kilomètres de couches protectrices successives, froides et inactives. Nous dépassons de grandes colonnes et des arches, qu’éclairent par intermittence les faisceaux lumineux des sentinelles, puis des emplacements réservés à la fabrication de milliers d’armes, qui ne recèlent plus désormais que des ombres mortes et dénudées…
Nous fonçons à travers des nuages de gaz qui se précipitent sur nous et traversons alors des sections plus actives, illuminées de bleu et de vert.
Nous nous enfonçons toujours, sur des centaines de kilomètres.
L’occasion de m’infiltrer à bord du Mantle’s Approach ne se présente pas.
Ce n’est qu’en cet instant qu’il devient évident que Requiem est en train de s’éveiller de sa longue torpeur. Ici, sur des milliers de kilomètres et dans toutes les directions, le paysage s’épanouit généreusement sous nos yeux, disparaissant au loin dans une brume d’un vert argenté. Des soleils miniatures, pareils à des fleurs vertes et rayonnantes, le baignent de leur clarté. Des éclats de glace cristalline font étinceler les massifs montagneux, n’attendant que de la chaleur pour créer un nouveau sanctuaire dédié aux spécimens des Biotechniciens. Face à cette étendue stérile et inachevée, la douleur me transperce de nouveau. Aucun spécimen ne sera amené ici.
Je repousse ces pensées jusqu’au fond de mon esprit et de ma mémoire. Je ne peux me consacrer qu’à une seule tâche, pour le moment : l’emprisonnement de mon époux dans son Cryptum, seul en compagnie de tous ses crimes.
Lorsque ce sera fait, je retournerai sur Erdé-Tyrène.
Audacity fait halte dans l’ombre du Mantle’s Approach, en bordure d’une large fosse cylindrique. Celle-ci plonge à mille kilomètres de profondeur en contrebas du port où repose le vaisseau. Il s’agit probablement d’un tube destiné à la livraison d’armes massives, plus imposantes que la majorité de nos vaisseaux. Soit celles-ci sont déjà en place, soit elles arriveront sans tarder, après quoi le tube se refermera comme tous les terminaux que nous avons empruntés, et l’enveloppe extérieure de Requiem redeviendra hermétique.
Je me demande d’où proviennent ces armes. Ou si elles seront jamais installées…
Je décide alors qu’il serait imprudent d’essayer de monter à bord du Mantle’s Approach avant d’avoir jaugé plus précisément la situation actuelle de Requiem. En outre, il me sera peut-être plus aisé de parcourir ce vieux monde-bouclier que de m’introduire dans un vaisseau que le Didacte n’a sans doute pas manqué de reprogrammer récemment.
De fait, Requiem m’accorde la permission de le visiter et me fournit une escorte inoffensive de vieilles sentinelles serviles et désarmées.
Je passe trois heures entières à examiner des niveaux inachevés, conçus sans doute pour devenir les quartiers de résidence des Serviteurs-Combattants. Cependant, ils ne contiennent pour le moment que des usines contrôlées par des auxilias, fonctionnant à plein régime pour produire… quoi donc, au juste ? Des machines en forme de soldats ? Je commence enfin à distinguer faiblement les contours de son projet barbare.
Enfin, dans l’antichambre menant au réceptacle du Cryptum, je rencontre une Combattante que je n’ai pas vue depuis des milliers d’années… une Prométhéenne ! Son identité me surprend énormément. Jamais je ne me serais attendue à la retrouver là. J’avais d’ailleurs entendu dire qu’elle avait pris sa retraite, il y a bien longtemps. Cette Prométhéenne aurait pu mener, en d’autres circonstances, une existence bien différente…
Si je n’étais pas intervenue.
Son nom est Volonté sans Faille. Elle a assisté Amertume des Vaincus durant la guerre contre les humains et a fait partie des plus grands stratèges de l’écoumène, sa compétence en la matière égalant presque celle du Didacte.
Lorsqu’elle nous aperçoit, mon escorte et moi, elle prend garde à ne trahir aucune émotion. Je remarque néanmoins qu’une infime crispation étrécit son regard, sage et observateur.
Nous nous tenons à une dizaine de mètres l’une de l’autre.
— Biocréatrice, nous sommes honorés et surpris de vous voir ici, déclare-t-elle.
Plus petite que la plupart des membres de sa caste et de son rang, elle possède cependant une sorte de grâce féline et caractéristique. L’armure qu’elle porte est d’une simplicité étonnante, sans décorations ni pointes, ses courbes fluides suggérant plutôt une force tranquille.
— Pourquoi n’y a-t-il personne ici pour accueillir et servir mon époux ? demandé-je.
Le caractère direct de ma question ne semble pas la surprendre. En revanche, elle se demande certainement ce que je fais ici.
— Il n’est pas seul, Biocréatrice. Je suis son adjudant sur Requiem. À sa requête.
— Il semble qu’il ait également mis des machines à son service !
Volonté me le confirme d’un hochement de tête oblique, sans cesser de m’observer poliment, mais attentivement.
— Des esclaves implantés dans des machines…, poursuis-je. Venant de lui ou de n’importe quel Combattant, je ne me serais jamais attendue à cela. Avez-vous aidé le Didacte à bâtir ce projet ?
Je me demande ce dont Volonté a pu être témoin, depuis le retour du Didacte sur Requiem. Et pourquoi n’a-t-elle pas déjà été recomposée, convertie ?
— Le Didacte est notre commandant, répond-elle d’un ton légèrement circonspect.
Elle cherche à me sonder, afin de découvrir non seulement la raison de ma présence, mais également l’objectif que je poursuis.
— Je suis sa subordonnée. Je ne prends aucune décision stratégique.
— Quand rejoindrez-vous vos compagnons… sous forme de machine ? demandé-je.
— Un jour, répond-elle, avant d’ajouter avec un soupir impatient : Bientôt. Le Didacte vous a certainement fait part de ce qu’il jugeait utile que vous sachiez.
— Il m’a révélé plus de choses que je ne souhaitais en connaître, dis-je.
— Il répondra mieux que moi à vos questions.
— Avez-vous réceptionné des essences d’êtres humains ? insisté-je.
— Elles devraient faire l’affaire.
— Elles ont été récoltées par un Compositeur dans mon sanctuaire… sans ma permission. Le Didacte a fait de ses anciens ennemis des armes, qu’il a entreposées au cœur de cette structure. Est-ce là l’acte d’un Forerunner sain d’esprit ? Ou d’un Combattant soucieux de respecter le Manteau ?
— Nécessité fait loi, affirme Volonté. Même le Manteau doit s’y plier.
Ce n’est que maintenant que je commence à percevoir la profondeur de ses doutes, peut-être même de son malheur. Je me souviens d’elle comme d’une Combattante sensible et honorable. J’ai peut-être encore une chance de la convaincre.
Pour cela, j’ai besoin d’un argument stratégique irréfutable. Et j’en ai un.
— La guerre contre les Floods ? lancé-je.
— Le Didacte a combattu les Floods.
— Et a-t-il triomphé ? Sa stratégie s’est-elle avérée brillante, efficace ? Avisée ?
— Le Didacte ne prévoyait pas votre arrivée. Il ignore que vous êtes ici, n’est-ce pas ?
Volonté, qui a des positions bien personnelles en matière de tactique, s’est souvent heurtée au Didacte par le passé. C’est une chance qu’elle se trouve actuellement en désaccord avec lui, et je compte dessus pour au moins la persuader de m’écouter. C’est elle qui risque de se retrouver inhumée aux côtés de mon époux, pas moi !
Volonté se met à marcher le long d’un vaste couloir, flanqué de colonnes en lumière compacte arborant des motifs complexes. C’est la première fois que je rencontre ce composant sur Requiem : jusqu’ici, le monde-bouclier ne m’avait paru constitué que de matériaux forerunners de base, rudes et sommaires.
— Je ferais mieux de vous conduire immédiatement jusqu’au Didacte, Biocréatrice. Je présume qu’il sera heureux de vous voir.
— À quoi destine-t-il ses nouveaux soldats, Prométhéenne ? lui crié-je.
Ma voix résonne entre les parois du grand couloir. Je me demande si le Didacte m’entend. S’il apprend que je suis là, que fera-t-il ? Il supposera certainement le pire. Mais est-il assez désespéré et assez fou pour débarrasser son sanctuaire de ma présence agaçante et potentiellement dangereuse ?
— À la victoire, comme toujours, répond Volonté sans se retourner.
— Contre quoi ?
— Avez-vous quelque chose à me dire, Biocréatrice ? Quelque chose que je dois savoir… que j’ai besoin de savoir ?
Son armure se contracte et se plisse.
— Peut-être pas, réponds-je. Peut-être avez-vous déjà compris.
— Vous êtes ici pour protéger votre époux. Cela ne me surprend pas. Expliquez-moi comment vous comptez vous y prendre, Biocréatrice.
— Le Didacte est fatigué.
— Le Didacte est en pleine forme et entièrement dévoué à son travail.
— Le Didacte est sur le point de s’effondrer.
— Ce n’est pas ce que j’ai constaté.
Sa voix perd en fermeté.
— Le Didacte n’est pas dans son état normal, insisté-je.
— Quelles sont vos preuves ? demande Volonté en se tournant lentement pour me faire face.
Elle viole son code de l’honneur en acceptant d’écouter mes reproches envers son commandant. Elle éprouve certainement de grands doutes, que je dois saisir et faire remonter à la surface.
— Il a été interrogé par un Fossoyeur, dis-je.
— Je suis au courant.
— Dites-moi : si vous étiez un Fossoyeur, un amalgame de souvenirs, gorgé d’histoire forerunner… comment vous y prendriez-vous pour forger une arme capable de frapper au cœur des défenses de notre espèce ?
Elle fronce les sourcils. J’ai touché une corde sensible. Une corde amère. Son nez se plisse, comme si elle refusait de respirer le même air que moi. Mais elle croise les bras et continue à m’écouter.
— Un chef honorable et courageux vous tombe inopinément dessus, poursuis-je, un chef dont le retour pourrait restaurer l’espoir et insuffler une nouvelle force à l’écoumène forerunner.
— Et ?
— Les Fossoyeurs sont perfides et déments, mais ils possèdent néanmoins une intelligence qui dépasse notre entendement. Un Fossoyeur confronté au Didacte aurait nécessairement deviné sa valeur, l’aurait protégé de l’assimilation immédiate, puis aurait tenté de renverser une situation à laquelle ils ont été confrontés il y a dix mille ans.
— Le Primordial, comprend Volonté.
— Le Primordial. Une expérience si traumatisante que le Didacte m’en a dissimulé l’essentiel durant neuf mille ans. Une telle créature, d’une intelligence si retorse, jouerait sur ses peurs les plus enfouies, tordrait ses émotions fragilisées par une vie de guerres, d’épreuves et de politique. Elle les tordrait, les amplifierait… et s’en servirait.
— Les Prométhéens sont immunisés contre ce type de pressions depuis des centaines de milliers d’années, objecte Volonté. Aucun d’entre nous n’a jamais été brisé par la torture.
— Ils n’ont pas été formés pour faire face à un tel adversaire. Aucune armure, aucune protection ne peut résister aux héritiers de nos créateurs. Le Didacte a été soumis à l’examen d’un être au pouvoir presque divin… Un être issu de ceux dont nous avons cru qu’ils nous avaient légué le Manteau, mais qui ne l’ont très certainement pas fait.
— Cela suffit, Biocréatrice ! Je refuse d’écouter de tels blasphèmes, même venant de vous.
— A-t-il partagé ses projets avec vous ? Vous les a-t-il expliqués ?
— Suffisamment. Je sers, je ne juge pas.
» Il pense pouvoir détruire les Floods grâce à ces nouveaux Prométhéens. Il croit que les derniers Forerunners dispersés vont survivre et se rassembler de nouveau. Il les appellera à le rejoindre, puis les gouvernera et les réorganisera. Requiem deviendra le centre de la résurgence forerunner, la fondation qui pourra soutenir notre réappropriation légitime du Manteau.
— Et ?
— Le Didacte pense également que l’humanité est une menace, un problème que nous aurions dû régler depuis longtemps. (Elle semble maintenant profondément troublée, peu encline à poursuivre.) Il va lancer un programme d’éradication de toutes les espèces suspectes. Purger toutes les planètes dangereuses. Et ce, pour ne plus jamais laisser à la galaxie la possibilité de se dresser contre les Forerunners.
Cette manière de formuler les choses, comme si la galaxie tout entière constituait elle-même une menace, résonne à mes oreilles avec une familiarité glaçante. Cette clarté de parole, cette perversion mêlée de perfection démoniaque…
— Cela ne correspond pas au Didacte dont je me souviens, le plus noble de tous les soldats de l’écoumène, dis-je. Vous devez bien déceler la nature ténébreuse de ses projets. Le soutenez-vous dans son entreprise, du plus profond de votre cœur ?
— C’est le Didacte. C’est le commandant.
— Il est brisé.
— L’écoumène est brisé, Biocréatrice. L’écoumène a rejeté les Serviteurs-Combattants…
— Cela signifie-t-il que tout être vivant mérite de souffrir, de disparaître, à l’exception des Forerunners ? l’interromps-je. Les principes du Manteau n’ont-ils donc aucune valeur ?
Le dernier bastion de sa réserve est en train de se fissurer.
— Il y a la valeur… mais il y a aussi le devoir, Biocréatrice.
— Et quel est notre devoir suprême ?
— Le respect du Manteau. Toujours.
— Alors la meilleure chose que nous puissions faire pour aider le Didacte… c’est de l’arrêter, de le forcer à entendre raison. Le Cryptum.
— Encore un exil, Biocréatrice ? Qu’en est-il de vos devoirs envers lui ?
— Ce n’est pas mon Didacte, Volonté. Ce n’est plus mon époux. Est-ce le Didacte que vous avez si bien connu ? Le Combattant qui aurait été votre époux, s’il ne m’avait pas choisie ?
Ces mots la transpercent. Ses barrières s’effondrent. La douleur qu’elle ressent à l’évocation de cette plaie depuis longtemps fermée, mais jamais guérie, est un spectacle déchirant. Les Combattants ne dévoilent jamais leurs émotions de cette manière.
Je me suis montrée déloyale, injuste.
Mais c’était nécessaire.
— Vous le saviez ? demande-t-elle.
— Je lui ai proposé de le délivrer de ses obligations envers moi pour qu’il puisse retourner vers sa caste. Il a refusé.
— Telle était la puissance de son amour…, dit-elle tristement.
— Ensemble, nous pouvons le sauver, dis-je. Nous sommes les seules à pouvoir le faire. Et nous devons le faire. Dans son état actuel, il ne doit jamais avoir l’occasion de contrôler Requiem ou d’utiliser ces Prométhéens.
J’ai abattu toutes mes cartes, à présent. Ma main est vide. Je ne peux compter que sur l’honneur, l’honnêteté et surtout la sagesse de Combattante d’une Forerunner issue d’une autre caste. Une Forerunner dont j’ai autrefois triomphé pour son malheur, qui ne m’aime pas, qui m’en veut profondément… et ce depuis douze mille ans.
Je me dirige enfin vers le Mantle’s Approach. Le Didacte y effectue les derniers préparatifs du transfert du siège de son pouvoir, ainsi que de toutes ses auxilias, sur Requiem. Quelle est l’ampleur de ce que mon époux n’a pu prédire ? Est-il possible qu’il ne parvienne pas à envisager, même dans sa folie ou peut-être à cause d’elle, que je sois capable de le trahir ?
Je ne suis escortée que par un veilleur, dont Volonté m’a confié la jouissance totale.
— J’ai besoin de vérifier l’état de santé du Didacte et de mettre en place un dispositif de protection sur sa personne, lui dis-je tandis que nous longeons la passerelle d’accès au vaisseau.
— Compris, Biocréatrice.
Le veilleur désactive le champ d’inspection du vaisseau avant que nous y pénétrions. L’ouverture se referme derrière nous. Je me demande si elle s’ouvrira de nouveau, si je serai autorisée à repartir. Je ne suis toujours pas totalement certaine de pouvoir compter sur Volonté. La vie du Didacte est entachée par la tromperie. Peut-être l’a-t-il souillée, elle aussi.
— Il a insisté pour que je sois armée et intégrée à sa garde rapprochée.
— Nous allons vous procurer une arme, Biocréatrice, me promet le veilleur. Dois-je vous annoncer auprès du Didacte ?
— Il est déjà au courant de ma présence.
— Très bien, Biocréatrice.
Tant de détails ont été laissés au hasard ! Cette négligence m’étonne de sa part… mais je commence à comprendre. Ceci est le dernier sanctuaire de mon époux. L’idée même de s’y retrouver vulnérable lui est peut-être insupportable. Quant à imaginer que Volonté ait pu se retourner contre lui, s’allier avec moi… il ne doit sans doute même pas le concevoir.
Sur Requiem, rien ne peut ni ne doit trahir le Didacte.
L’arme m’est délivrée. C’est un mince faisceau à plasma équipé de viseurs électromagnétiques, extrêmement puissant. Un panneau de contrôle s’accroche à ma main gantée, réduisant aussitôt sa taille pour s’adapter à celle de mes doigts. J’étudie son fonctionnement, demande des conseils, et le veilleur instruit mon auxilia. Mon armure apprend vite. Quant à moi, je n’écoute que distraitement.
— Le Didacte se trouve dans ses quartiers. Il s’occupe des derniers préparatifs, déclare le veilleur. Dans quelques heures, il fermera hermétiquement le Mantle’s Approach et désactivera toutes ses fonctions.
— Je suppose que le vaisseau dispose d’un Cryptum d’urgence.
— En effet, Biocréatrice.
— Préparez le transfert de ce Cryptum sur Requiem.
— Ce sera fait, Biocréatrice. (Le veilleur marque une pause.) Biocréatrice, le Didacte nous informe qu’il n’était pas au courant de votre présence, en réalité.
— C’est peut-être le signe que sa santé se détériore…
Le sujet dépasse les prérogatives du veilleur.
— Il suggère que vous vous voyiez immédiatement. Il a convoqué son adjudant pour qu’elle assiste à votre échange.
J’arbore un air enthousiaste afin de cacher mon inquiétude.
— Naturellement, j’accepte.
Devant moi, une porte s’ouvre sur la pénombre. Je présume que ce veilleur s’apprête à me détruire. Je ne peux espérer aller plus loin encore. Il est déjà remarquable que j’en sois arrivée là.
En fait, la machine se contente de me guider vers le cœur des quartiers du Didacte. Ceux-ci sont froids et vides. Rien n’indique que mon époux ait souhaité rendre au vaisseau l’apparence qu’il avait avant son exil. Il se tient debout, seul, face à un affichage partiel des mesures de sécurité prises sur Requiem. Dans un réceptacle, son armure attend, pliée, qu’il daigne lui accorder de nouveau son attention.
Il ne se retourne même pas à mon approche.
— Mon épouse, dit-il. Je ne m’attendais pas à te voir ici, après tout ce qui s’est passé.
La seule émotion qui émane de lui, la seule intonation que je perçois dans sa voix est une haine larvée, frémissante.
— Mes devoirs envers mon époux passent avant tout, réponds-je.
— La loyauté… notre lien le plus puissant. Mais ce que j’ai fait t’a manifestement ébranlée. Peut-être es-tu également venue t’enquérir de mes plans concernant les humains.
— En effet, dis-je. J’aimerais que tu me donnes des explications, afin d’apaiser ma douleur.
— Pardonne ma franchise, mais jusqu’ici, tu t’es toujours inclinée devant la supériorité de mon esprit stratégique.
— Nous avons déjà discuté de tout cela, lui rappelé-je.
— La collecte était nécessaire, s’obstine-t-il.
— Quels sont tes projets à leur égard ?
— Les essences humaines vont aller là où tous mes Prométhéens, à une exception près, se sont déjà rendus. Leur loyauté n’est désormais plus un problème. Ils sont notre dernier espoir de vaincre le parasite.
— Comment ?
Enfin, il se retourne pour me faire face. Ses yeux sont profondément enfoncés dans leurs orbites, son regard est vide.
— Ils ont été recomposés, tu le sais, dit-il.
La peau de son visage s’est ridée comme celle d’un vieux fruit. Il est au-delà de la fatigue, au-delà de toute émotion. Si rien d’autre n’est parvenu à convaincre Volonté, peut-être la vue de ce qu’il est devenu… ? N’a-t-il pas l’air d’avoir terriblement besoin de repos, avant d’affronter son ultime épreuve ?
Oui, un peu de repos pour renaître plus tard, en bonne santé, puissant… et sain d’esprit ?
— Tes humains vont connaître l’immortalité, sous la forme de nouvelles armes, explique-t-il à voix basse. Ce sont désormais des Prométhéens, un honneur que je leur ai accordé, bien qu’ils ne le méritent absolument pas.
— Mais pourquoi avoir choisi mes humains ?
— Tout faibles et primitifs qu’ils soient, ils font montre d’un don inné pour la guerre. Ils feront de formidables combattants. Leurs essences sont en cours d’insertion dans une troupe de milliers de Prométhéens… Les Floods n’ont jamais fait face à une armée de cette importance.
— Les humains, tes ennemis, vont alors partager cet honneur avec tes anciens camarades. Les essences de ceux qui ont tué nos enfants. Et tu trouves cela… juste ?
La mention de nos enfants ne suscite chez lui qu’un bref tressaillement, puis un regard de côté, comme s’il avait été distrait par le bourdonnement d’un insecte inoffensif. Il ne daigne même pas mentionner mon arme. Il est clair qu’il ne me considère pas comme une menace.
Je pourrais aussi bien ne pas exister.
Volonté n’est toujours pas arrivée. Je m’attends à moitié à ce qu’elle me détruise avant que je n’aie pu accomplir mon devoir.
— Ce sont eux qui nous ont amené le parasite, déclare-t-il. Ils doivent maintenant servir à l’éradiquer.
Je choisis ce moment pour lever l’arme. Mon gant se fond avec le panneau de contrôle. Nous ne sommes plus qu’un, l’armure, l’arme, et moi. Je ne peux imaginer de meilleur destin pour lui qu’un long séjour dans le Domaine, auprès de nos ancêtres, baignant dans notre honneur et notre histoire.
Ailleurs, où que ce soit. Loin de cet univers.
C’est alors qu’il me regarde. C’est alors qu’il comprend.
Je tire. Les rayons l’enferment dans l’étau luminescent de leurs anneaux positroniques. Où qu’ils le touchent, il est engourdi, paralysé ; sa tête est la dernière partie de son corps à être encerclée, et il garde rivés sur moi ses yeux dépourvus de toute trace de surprise. Dépourvus de toute émotion.
Après un instant de protestation muette, il s’effondre au sol. Aujourd’hui encore, je ne peux m’empêcher de me demander s’il n’avait pas prévu cela, s’il ne s’y était pas préparé, en éternel stratège, en éternel génie tactique.
Volonté tourne autour du Cryptum, de la civière où repose le Didacte paralysé, et de son armure toujours pliée. Son visage est sombre, accablé.
— Combien de temps devra-t-il se reposer ? demande-t-elle d’une voix tremblante.
— Qu’en pensez-vous ? réponds-je.
Je dois l’empêcher de céder à la panique… et de se raviser.
— D’ici, je pourrai recevoir les nouvelles de la réussite ou de l’échec des installations du Maître-Bâtisseur, de la destruction des Floods, et de votre opération de réimplantation. Nous avons assez de ressources pour patienter des millénaires, si nécessaire.
Le temps pour mon espèce consciente de se relever… et d’apprendre à se défendre par elle-même. L’existence est pleine d’épreuves et de défis.
Je dois rendre à Volonté un peu de sa dignité de Combattante.
— Vous, ici… le protégeant à ma place, dis-je dans un murmure.
— Vous n’êtes pas une Combattante, réplique-t-elle en se redressant de toute sa taille. Vous ne l’avez jamais été.
Soudain, confrontée à cette étrange insulte – qui n’énonce rien d’autre qu’une vérité évidente –, je me perds au sein de mes propres machinations. Je ressens un désir irrépressible de répliquer. Les Biotechniciens ont toujours dû manœuvrer avec habileté dans l’ombre écrasante des Bâtisseurs et des Combattants. Mon armure se tend tandis que ma colère enfle.
Je la réprime.
Il n’y a rien d’autre à dire sur ce sujet, pas d’autre absurdité, pas d’autre conclusion. Mon amour pour le Didacte était destiné depuis longtemps à se muer en malédiction, en dépit de nos efforts. Mais je suis Biocréatrice. Moi seule peux tenter, une dernière fois, de rendre le Manteau à ses justes héritiers. Et le Didacte, en des temps meilleurs, a voué à ces principes une foi tout aussi fervente que la mienne.
C’est en somme une façon de rendre hommage au fantôme d’un époux vivant… Je le confierai donc à Volonté.
— J’aimerais laisser ici une petite partie de moi-même, lui dis-je. Le Didacte, autrefois, ne s’y serait pas opposé.
Volonté me scrute d’un air encore plus suspicieux qu’auparavant.
— De quoi s’agirait-il ?
— Si les Biotechniciens parviennent à repeupler la galaxie, lorsque les Floods auront disparu… Si vous recevez des visiteurs souhaitant s’adresser au Didacte, vous pourriez leur remettre un message. Et un avertissement.
— Et quel serait ce message ?
— Il serait réservé aux visiteurs. Éventuels. Cela ne prendra qu’un instant : je souhaite apposer mon empreinte sur votre système d’auxilias.
— Pourquoi Requiem accepterait-il votre empreinte ?
— Vous savez ce qu’est devenu le Didacte, lui dis-je. En émergeant, il pourrait représenter un danger pour lui-même et pour les autres, même ceux qui ne lui veulent aucun mal.
Son regard est droit, clair… terriblement lucide.
— Ce que je vais laisser ici servira autant à protéger Requiem que n’importe quel visiteur.
Elle réfléchit. L’incertitude qu’elle ressent toujours pèse lourdement sur son esprit.
— Votre loyauté à l’égard de votre mari n’a jamais été remise en doute, dit-elle enfin.
— Jamais. Tous y gagneront, promets-je. Le Didacte ne doit jamais contrôler ces Prométhéens.
Le trouble de Volonté n’est pas encore tout à fait apaisé.
— Tout ceci est très compliqué, Biocréatrice. Voulez-vous que je désobéisse à ses ordres ?
Nous ne pouvons tout de même pas abandonner maintenant !
— Que vous a-t-il ordonné ?
— De protéger Requiem au prix de ma vie, répond Volonté.
— Alors vous n’avez aucune raison de lui désobéir, dis-je. Vous devez protéger Requiem. Et le protéger, lui. J’ai pris soin de mon époux durant douze mille ans. Mon empreinte vous aidera à faire de même longtemps après mon départ.
J’espère être assez érudite en matière de psychologie des Combattants, de planification tactique, d’organisation hiérarchique et d’équilibre des responsabilités, pour rendre mon argumentaire plausible.
— Si vous êtes d’accord, conclus-je.
Ce moment est long et dangereux. Volonté a du mal à accepter de se mettre dans une situation de rivalité permanente, où sa concurrente resterait en partie ici, tout près d’elle. Cependant, récemment, elle a enfin pu profiter sans partage de la présence du Didacte, qui lui a manifestement causé beaucoup d’embarras et de souci.
— Vous pensez qu’il pourrait mettre les Forerunners en danger, dit-elle doucement.
— Il va violer le Manteau en tentant de s’en emparer. À moins que quelqu’un ne le retienne. À moins qu’on ne lui donne le temps de se retrouver.
Je lis sa décision dans la façon dont ses doigts gantés se détendent.
Résignée, elle me dit :
— Avec votre aide, nous protégerons Requiem, Biocréatrice.
Elle tient véritablement à servir au mieux les intérêts de son commandant. Toutefois, sa détermination ne l’empêche pas de se tromper.
— Pour être grand, un guerrier doit avoir de grands ennemis, Biocréatrice, ajoute-t-elle. L’avenir nous prodiguera-t-il des adversaires de valeur ?
— L’existence est pleine de périls, dis-je.
Elle semble se satisfaire de cette réponse.
— Ainsi soit-il.
— Le transfert de mon armure à la vôtre, et de la vôtre aux auxilias de Requiem, ne prendra que quelques secondes.
— Allons-y, dans ce cas, dit-elle.
Nos mains gantées se touchent.
Le transfert est terminé.
Tiendra-t-elle ses promesses ? A-t-elle abattu ses cartes avec plus de talent que moi, simplement pour hâter mon départ de Requiem ?
Je n’ai aucun moyen de le savoir.
Je l’ignorerai peut-être toujours.
J’ordonne au Cryptum de Combattant de s’assembler. S’élevant sur un faisceau de lumière, la nacelle se met à grandir sous le Didacte, avant de le soulever puis d’expulser sa civière. Les nombreuses sections du Cryptum s’étirent et prennent la forme d’une grande sphère fragmentée, au centre de laquelle est placé le Didacte. Les fragments se rejoignent. Les derniers interstices lancent un éclair de lumière compacte, se rapprochent et se scellent hermétiquement.
Enfin, son visage monstrueux est soustrait à ma vue.
Comme je souffre, dans tout mon corps et mon esprit ! Comme je hais ce qu’il est devenu ! Comme je pleure les époux que j’ai perdus ! Tout cela à cause de mes échecs, de ma détermination à préserver le Manteau. En vain. Le temps se rit cruellement de moi.
Le Cryptum monte le long du faisceau de lumière et se trouve bientôt dissimulé dans une chambre haut placée, au milieu de formes similaires, afin de confondre quiconque troublerait la tranquillité de cet endroit, aussi peu probable que paraisse cette éventualité. Un grand fracas secoue la chambre, puis un sifflement plaintif.
— C’est fait, dis-je. Bientôt, ce monde pourra se reposer.
Les sentinelles m’encouragent à quitter la salle, puis m’escortent à travers le labyrinthe sinueux des couloirs et des passerelles. Je passe au milieu de cuves pleines d’un magma mouvant. Elles exhalent des nuages de vapeur qui s’élèvent en volutes jusqu’aux bouches d’aération.
Alors que je longe une mince travée surplombant un puits, afin de sortir du hangar et de retrouver mon vaisseau, je perçois une présence derrière moi. En me retournant, je découvre une machine agile et solitaire, qui ne ressemble à aucune de celles que j’ai pu rencontrer auparavant. Elle s’approche de moi, dressée sur de longues jambes fines et délicates. Sur son dos, elle transporte une autre machine. Celle-ci s’ébroue d’un mouvement rapide, comme un insecte déployant ses ailes… De nombreuses autres machines apparaissent alors tout à coup, alignées le long d’un corridor latéral qui se reconfigure et se referme sous mes yeux. Je tends la main vers la première d’entre elles, toute proche.
Je ne parviens pas à savoir s’il s’agit de Volonté : la machine reste muette, froide. Un destin tragique, mais qui sera utile à la fonction de ce lieu.
Du cœur de Requiem me parviennent alors des raclements et des chocs lugubres, qui résonnent en faisant vibrer mes bottes, puis une myriade de glissements venus de toutes les directions. Je me remets bien vite en route et traverse la zone d’arrimage jusqu’à mon vaisseau, refusant de me retourner pour contempler ce que je laisse derrière moi.
Audacity se referme. Catalogue et moi prenons position dans le centre de commande. Mon vaisseau remonte le long cylindre, chaque niveau scellant de nouveau ses portes après nous avoir laissé passer.
Des sentinelles nous escortent jusqu’au terminal extérieur, qui se referme à son tour. Requiem est prêt à entamer sa longue attente. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, sauf détruire mon mari, un acte auquel je ne pourrai jamais me résoudre. C’est du moins ce que j’espère.
Audacity est soulagé que nous ayons été autorisés à repartir.
— C’est une structure pour le moins perturbante, nous confie-t-il. L’heure est-elle venue d’effectuer un nouveau saut ? En termes de Sous-espace, cette zone semble particulièrement généreuse. Il est curieux qu’une telle capacité de transit se soit ouverte d’un coup.
— Ce n’est pas curieux du tout, rectifie Catalogue. Le Sous-espace se réconcilie sur un grand nombre d’années, passées et futures. C’est ce qu’expliquent les verdicts juridiques régulant son usage commercial. La grande Arche n’existe plus, et presque tous les voyages et communications forerunners ont cessé. On ne trouve pas non plus dans cette zone de voies spatiales, qui auraient pu compliquer les transports.
L’espace-temps est donc calme, du point de vue des forerunners. Mais cette tranquillité pourrait aussi signifier que la petite Arche n’a toujours pas déployé ses nouveaux Halos. Il nous est encore possible de perdre la course contre les Floods. L’Isodidacte a peut-être péri. Il se peut que la dernière Arche bénéficie d’un commandement compétent, mais rien ne le garantit.
Je n’ai pas de nouvelles de la situation sur Erdé-Tyrène. Chant de Verdure a-t-elle retrouvé suffisamment d’humains pour permettre aux Biotechniciens d’exécuter leurs projets ? Si je dirigeais Audacity vers la petite Arche, l’humanité risquerait de s’éteindre. Un véritable affront envers mes millénaires de planification.
Je suis envahie par les affres de l’indécision. Mon esprit imagine une kyrielle de mauvaises excuses. Enfin, mon chemin m’apparaît clairement. C’est comme si, sans passer par le biais d’un Cryptum, d’Haruspis, ou d’un autre intermédiaire, je sentais la caresse du Domaine… Il m’appelle, me guide.
Le Didacte n’est pas le seul à avoir une vision de l’avenir.
— J’aimerais envoyer un message, dis-je à Audacity.
— À la petite Arche, afin de la prévenir de votre arrivée ?
— Non. À tous les vaisseaux forerunners.
— Tous… même ceux dont se sont emparés les Floods ?
— En particulier ceux-là, confirmé-je. Dis-leur que je me rends sur Erdé-Tyrène. Dis à tous nos vaisseaux que nous avons enfin trouvé un remède contre les Floods, mais que nous devons récupérer le dernier ingrédient sur Erdé-Tyrène.
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, Biocréatrice.
À une manœuvre désespérée s’en ajoute une seconde. Depuis des siècles, l’idée mensongère qu’il existerait un remède contre les Floods conduit les Forerunners, moi y compris, à adopter des comportements aberrants. Aujourd’hui, nous sommes peut-être en mesure de retourner ce mensonge contre l’entité malfaisante qui l’a inventée.
— Nous devons gagner du temps, pour la petite Arche, expliqué-je. Il suffirait peut-être de quelques jours. Une diversion, une distraction… pour éloigner les Floods.
Jusqu’à quel point ces derniers sont-ils unis ? Quelle est la part du collectif et du singulier, au sein d’un Fossoyeur ? C’est une question intrigante, qui touche au cœur de certains problèmes majeurs de la biologie. Elle me permettra de m’occuper durant le saut sous-spatial. Et la réponse m’attendra peut-être de l’autre côté.
— Mais d’abord, déclaré-je, nous devons contacter la petite Arche.
— Tentative de liaison en cours, Biocréatrice. Dans quel but ?
— Si Novelastre a survécu, nous allons avoir besoin de son aide pour nous procurer un vaisseau d’une importance capitale.
— Très bien. J’envoie ce message immédiatement. Pensez-vous qu’il a survécu ?
Je ne peux répondre.
Sans lui, tout espoir pour les êtres doués de conscience est désormais perdu.