SÉQUENCE 9
URDIDACTE

J’ai connu dix siècles de solitude méditative, tandis que la Biocréatrice s’acquittait de ses tâches envers le Conseil – et envers le Maître-Bâtisseur – et mettait en place ses propres pièges et ressorts biologiques. Mon épouse est extrêmement habile. Elle me manque profondément. Elle a toujours été la garante de mon équilibre, l’aiguillon qui me stimulait… ma conscience, même. Néanmoins, en dépit de ses efforts les plus ingénieux pour me procurer un vaisseau rapide, des auxilias loyales et un groupe de compagnons, elle n’avait pu m’éviter d’être finalement capturé.

Étrangement, faire le récit de ces événements me rappelle le temps passé dans mon Cryptum, si proche du Domaine… Des souvenirs que, jusqu’à aujourd’hui, j’avais crus perdus. Ou jetés. Je n’ai jamais été enclin à la solitude ni à la méditation. Jusqu’à maintenant, je parvenais à peine à me remémorer l’état d’inertie qui avait été le mien durant tant d’années. Et pourtant, tandis que je regardais la masse ondulante de voies spatiales tirer inéluctablement vers elle notre vieux vaisseau délabré, je n’avais pas grand-chose d’autre à faire que de me plonger dans mes souvenirs, de « mariner dans mon jus », ainsi que Forthencho, mon plus grand adversaire humain, avait si judicieusement décrit son propre emprisonnement. Avant qu’un Compositeur n’aspire brutalement ses pensées et sa mémoire.

— C’est revigorant, observa Catalogue, qui était resté près de moi, en silence jusque-là.

— Quoi donc ? demandai-je.

— D’attendre l’inévitable. Je suis un véritable individu, à présent.

— Qu’étiez-vous, avant de devenir Catalogue ?

— Cette question est inappropriée, répondit-il.

— J’ai entendu dire que chaque Catalogue avait un certain… passif, poursuivis-je, comme ma peur grandissante annihilait en moi tout respect des convenances.

Mon interlocuteur m’observa de ses multiples senseurs. L’avais-je offensé ?

— Ce n’est pas un secret, dit-il après un silence. Les Juristes sont sélectionnés parmi ceux qui ont dévié du droit chemin. Notre connaissance profonde de la culpabilité constitue notre force.

— Et quel était votre crime ? demandai-je.

— Cette information ne peut être révélée. Elle a été expurgée. Je fais mon devoir.

— Nos chances de survie sont presque nulles, rappelai-je. Vous connaissez mes propres crimes, non ?

— J’ai connaissance de vos actes passés. Catalogue ne juge pas. J’observe.

— Dites-moi, alors. Ainsi, nous serons quittes.

— Vous vous moquez de moi.

— Pas du tout.

Ses senseurs s’agitèrent, et il émit un bourdonnement sourd.

— Avant de revêtir la carapace, j’étais un Mineur, révéla-t-il. J’ai déclenché la destruction d’une planète sans y être autorisé, la réduisant à l’état de débris flottant dans l’espace… avant qu’une équipe comprenant mon frère de crèche puisse évacuer la zone.

— Ce frère de crèche… qu’aviez-vous contre lui ?

— Il devait s’unir à l’héritière d’une puissante famille, très haut placée dans notre caste. On l’avait préféré à moi. J’avais trouvé cela injuste.

— Vous l’avez fait sauter ?

— Littéralement. Ainsi que douze membres de son équipe.

Ces informations éclairaient mon loyal compagnon d’une lumière toute différente.

— Et les Juristes vous ont tout de même choisi ?

— En effet.

— Vous détenez sans doute une qualité particulière, dans ce cas.

— Oui. (Il bourdonna de plus belle.) Une profonde dépravation.

— Dans le passé, j’ai tenté de détruire une espèce tout entière, lui rappelai-je.

— Peut-être êtes-vous destiné à devenir comme moi, répondit Catalogue.

— Peut-être. Je ne juge pas. Vous ne jugez pas. Nous sommes là pour observer. Et pour essayer de survivre.

— C’est exact.

— Ravi que nous ayons clarifié tout cela, dis-je.

Je tendis une main vers lui et, de l’autre, lui agrippai l’épaule. Catalogue leva une de ses mains et serra la mienne. Puis nous traçâmes tous les deux un Y, moi sur mon nez, Catalogue sur la partie antérieure de son senseur principal. L’aveu de culpabilité des Combattants.

— Désormais, vous êtes un Serviteur-Combattant honoraire, déclarai-je.

— Si vous insistez, Didacte.

Nous attendîmes.

— Vous êtes toujours en lien avec les Juristes, n’est-ce pas ?

— Non, répondit-il. Tous nos flux sont fermés. Le Domaine est également bloqué.

— Ils déplacent de nouveau des Halos ? demandai-je avec un frisson.

— C’est l’une des explications possibles… ou alors, c’est à cause de ceci.

Nous approchions du cœur de la masse entremêlée, poussés par le ruban mouvant d’une voie spatiale. Nous nous dirigions vers un assemblage complexe conçu par les Précurseurs et qui n’évoquait pour moi rien de connu.

Les voies s’étaient rejointes pour former, de leurs bandes parallèles, un grand arc à double courbure, pareil à ces armes antiques servant à tirer des flèches. Et au milieu de chaque voie ainsi arquée luisait un anneau éblouissant, ceignant une fosse d’un noir plus profond que l’espace.

— Ce n’est pas un vaisseau, dis-je.

— Est-ce une structure comparable à l’Arche ? interrogea Catalogue.

— Je l’ignore.

— Peut-être espèrent-ils nous collecter, comme la Bibliothécaire collecte ses animaux ? (Catalogue rétracta la plupart de ses senseurs.) Avant que les connexions ne se referment, Haruspis m’a prodigué un grand nombre de données. Je viens d’effectuer une recherche, et je reconnais à présent cette structure.

— Comment est-ce possible ?

— D’après un témoignage de la Biocréatrice, ainsi que d’autres individus dispersés dans tout l’écoumène, répondit-il.

— Elle effectue une déposition ?

— Il est probable qu’elle soit encore en train de le faire, en ce moment même.

— Et vous recevez son témoignage ?

— Sous forme de mises à jour.

L’arc envahit notre champ de vision.

Après un silence d’une longueur insoutenable – que Catalogue passa sans doute à se gaver de ce festin d’informations nouvelles, mais durant lequel il resta parfaitement immobile –, je demandai enfin :

— Vous accepteriez de m’en parler ?