SÉQUENCE 37
BIOCRÉATRICE – ERDÉ-TYRÈNE

Je suis au bord de la vallée rocheuse où mes Biotechniciens se tenaient il y a peu pour surveiller nos humains en ré-évolution. Non loin de là, le vaisseau-clé de Chant jette une ombre énorme sur le sol aride, dans l’attente de mes ultimes instructions.

Chant de Verdure se trouve près de moi. Elle fait partie de mes derniers assistants. La plupart ont péri sur la grande Arche ou succombé aux Floods.

Lorsque j’ai commencé à comprendre les projets de mon époux, j’ai demandé à Chant de revenir sur Erdé-Tyrène pour une mission très spéciale et très dangereuse : déterminer le niveau de progression des Floods dans ce système, et si possible, fouiller ce dernier pour sauver ce qu’il restait de l’espèce humaine. Elle a accepté cette tâche de bonne grâce. Ses efforts se sont révélés payants. Erdé-Tyrène n’a pas changé depuis ma dernière visite, et les humains ont pu être collectés.

L’air, ici, est serein. Une vague de chaleur estivale a plongé tout le continent dans une profonde torpeur. À l’est, la vue s’étend sur de nombreux kilomètres. À l’ouest, un grand nuage de poussière brunâtre s’élève au-dessus de l’horizon.

— Nous n’avons plus beaucoup de temps, Biocréatrice, me presse Chant.

Je n’ai pas besoin qu’elle me le rappelle. Durant la période qu’elle a passée ici, elle n’a localisé que quelques centaines d’humains, en groupe de quatre ou cinq, éparpillés sur une surface de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés. La plupart d’entre eux étaient très jeunes ou très vieux. À l’aide de quelques veilleurs, elle les a soigneusement rassemblés, et ils ont depuis été placés en stase à bord de son véhicule de recherches, garé à quelques centaines de mètres du vaisseau-clé.

Une poignée d’autres humains ont dû parvenir à la petite Arche. Ce sont les seuls spécimens physiques et naturels dont nous disposons. Les différents types de populations humaines, autrefois si nombreux, ont été réduits au nombre de trois ou quatre, pas plus. Avec si peu de formes naturelles saines et disponibles il me sera difficile, voire impossible, de mettre à profit les patrimoines génétiques que j’ai stockés.

Il m’est arrivé de nombreuses fois, au cours de mes expériences, d’être confrontée à une période troublée – des troubles qui peuvent survenir chez n’importe quelle forme de vie… Une sorte de fragilité retorse, comme si au-delà de son existence physique, chaque espèce était régie par une puissance collective englobant tous les êtres et leur prodiguant une vitalité étonnante, jusqu’au jour où ils se mettent à décliner. Alors, sous le poids des pertes et des épreuves qu’ils sont forcés d’endurer, ils peuvent devenir trop faibles pour être sauvés. Leur existence ressemble à la flamme d’une bougie sous les assauts du vent, là où naguère rugissait une fournaise ardente.

L’humanité a peut-être atteint ce degré de faiblesse.

Le fardeau que portent les Biotechniciens est colossal. Sans nous, la galaxie ne sera plus qu’une terre vide et désolée. Dans tous les cas, ce qui s’élèvera peut-être de ses ruines – en fonction du degré d’efficacité des Halos – risque de mettre des centaines de millénaires à reproduire la richesse et la diversité dont nous avons été témoins au cours de nos expéditions.

— Biocréatrice, nous devons partir tout de suite !

Mon auxilia est d’accord. Le vaisseau-clé et le véhicule de recherches ont tous deux détecté la présence de voies spatiales en formation dans le système. Leur nombre n’est pas encore inquiétant, mais d’autres vont suivre. Les Floods ont mordu à l’hameçon.

— Je reste, dis-je. Partez, et ramenez nos humains sur l’Arche. Vous avez servi le Manteau avec grand talent. Je vous décerne mon titre en héritage.

Chant est stupéfaite.

— Biocréatrice… Je ne peux pas accepter. Vous êtes toujours…

— Non. Nos auxilias confirmeront ce transfert. Vous êtes Biocréatrice. Pas de discussion. Il est temps de sauver nos humains.

— Je ne comprends pas, Biocréatrice… et vous ?

Elle déambule nerveusement autour de moi, en prise à une agitation désespérée. Elle me connaît assez pour comprendre que j’ai un plan, mais en dépit de ses efforts, elle est rigoureusement incapable de deviner en quoi il consiste.

— Un autre vaisseau se dirige en ce moment même vers cette planète, lui dis-je. Il est d’une taille suffisante pour déployer des assembleurs afin de créer un portail. Si je réussis, les spécimens qui seront réimplantés ici auront accès à notre histoire. Notre patrimoine. L’Arche.

Chant de Verdure, la nouvelle Biocréatrice, reste parfaitement immobile. Un long souffle de vent nous enveloppe, superbe de mélancolie. J’ai toujours adoré ce monde, en dépit de son caractère cruel et changeant. Il recèle une grande beauté.

— Tout est dit. Ce vaisseau-clé est le dernier autorisé à passer, et bientôt, même ce voyage sera périlleux. Dépêchez-vous. Emmenez nos humains sur la nouvelle Arche. Prenez soin d’eux. Prenez soin de lui. Si jamais nous nous retrouvons, ce sera moi qui vous servirai, aussi bien, j’espère, que vous l’avez fait pour moi.

Elle refuse de s’y résoudre.

— Biocréatrice, vous avez perdu la raison !

— Partez. Un jour, vous comprendrez pourquoi j’agis ainsi.

Elle ne bouge pas. Elle semble clouée au sol.

— Partez ! crié-je. Sauvez nos spécimens ! Vous n’avez plus rien à faire ici !

Chant de Verdure s’éloigne, lentement d’abord, puis en courant.

Son véhicule s’élève, fendant le ciel en direction de la station de commande du vaisseau-clé.

— Que la vie vous garde, murmuré-je. Éternité pour vous tous.

 

Après l’arrivée sans cérémonie du gigantesque transporteur envoyé par Chakas, je passe un jour et une nuit au sol. Le vaisseau requérait ma présence et ma supervision pour se désassembler avant de se reconfigurer – pour les premières étapes du moins. C’est un temps précieux, un temps triste. Des animaux s’approchent. Gazelles, gnous, buffles et bouquetins viennent m’inspecter. Ils ne sont pas farouches ; les humains ne sont plus là. Un brontothère de deux mètres de haut vient frotter son nez contre ma main. Doux mais insistant, il me fait comprendre que je ne suis pas à ma place, que je devrais peut-être m’en aller et cesser de troubler la paix de ce domaine.

— Le peuple de Traqueur aurait adoré te chasser, lui chuchoté-je.

Le vent se lève. Je me pelotonne dans mon armure et regarde tomber la nuit qui charrie avec elle un ciel chargé de grands vaisseaux et de voies spatiales.

 

Au lever du soleil, il apparaît devant moi, et avec lui viennent trois de ses soldats. Ils se tiennent entre moi et le soleil orange. Je ne suis pas sûre qu’ils soient réels et concrets, mais ils ne sont pas non plus le produit de mon imagination – mon armure me le confirme.

Il s’agit de Forthencho, le Seigneur-Amiral. Cela ne peut signifier qu’une chose. Le Fossoyeur me joue un de ses tours pervers.

— Bibliothécaire, dit-il.

Il s’avance, puis me contourne, baigné de lumière. Il me suffit d’un regard pour que mes soupçons soient confirmés. Son visage est crispé par la douleur, ravagé, couvert d’ecchymoses. Sa chair pourrit de l’intérieur.

Des essences issues de la recomposition ont été transférées à des humains vivants. Ces essences, corrompues par les Floods, rongent à présent leurs corps. Je suis surprise qu’il parvienne encore à communiquer.

— On nous a autorisés à venir mourir ici. Le Fossoyeur… (Il tousse et parvient à peine à recouvrer assez de voix pour continuer.) Le Fossoyeur est en route pour l’Arche secrète. Il se prépare à dévorer tout espoir que vous avez placé en cet endroit. Mais il nous a envoyés à vous avec un ultime message, Grande Mère.

Ils se rassemblent autour de moi. Je me sens aussitôt touchée, mais aussi horrifiée. Il est évident qu’ils sont sur le point de mourir. Telle est la cruauté du Compositeur ; telle est la barbarie des Floods.

— Voici ce que nous a dit le Fossoyeur, le plus grand d’entre eux, qui a dévoré dix mille planètes et dévasté des galaxies entières. Voici ce qu’il nous a dit…

Ses soldats s’agenouillent devant moi. Mon cœur se serre de honte lorsque je m’aperçois qu’à travers leurs corps d’emprunt, ils me regardent et me voient comme une dernière apparition rédemptrice. Ils contemplent mon visage comme ils contempleraient celui de leur mère. Un visage que leurs descendants verront à leur naissance, et dans tous leurs rêves les plus profonds…

— Vous êtes bien mes enfants, murmuré-je.

Ils me répondent en de nombreuses langues. Je suis prête, à présent. Je sais qu’ils ne me mentiront pas. Ils me répéteront ce qu’on leur a dit, et je saurai alors s’il s’agit ou non de la vérité.

— Je vous écoute, Forthencho.

Il lutte pour prêter sa voix à des pensées qui lui sont si étrangères, en utilisant le langage qu’il connaît, les mots qui lui sont familiers.

— Les Précurseurs ont vécu sous bien des formes. Chair et esprit, primitifs et avancés, voyageant dans l’espace ou enchaînés à leurs mondes… Ils ont évolué encore et encore, se sont éteints, sont nés à nouveau, ont exploré et peuplé des millions de galaxies… C’est ce qu’on m’a dit. Je n’y comprends pas grand-chose.

» Nous sommes bien vos enfants, Bibliothécaire. Mais nous sommes aussi les leurs. Et ce qu’ils ont appris, durant tous ces milliards d’années, ils l’ont placé ici, dans cette galaxie. Nous ignorons où. Le Fossoyeur a affirmé quelque chose que nous ne comprenons pas : il dit que la majorité de ce qu’ils ont récolté date d’avant les étoiles. Nous ne croyons pas qu’une telle ère ait jamais existé, mais il insiste… Les formes de vie et la sagesse consciente de cent milliards d’années.

» Ils m’ont dit que le champ immense projeté par cette réserve était connu des Forerunners, qu’ils y avaient déjà accédé. Est-ce vrai, Bibliothécaire ?

Le Domaine ! me dis-je. C’est de cela qu’il est en train de parler. Est-il possible que ce soit vrai ? Les Précurseurs ont-ils créé le Domaine ?

Les soldats de Forthencho lancent une clameur rauque. Leurs mains putréfiées se tendent pour toucher mon armure, pour me toucher moi, pour toucher ma chair. Je ne les repousse pas. J’approche les doigts de la joue ravagée du Seigneur-Amiral.

— Je vous écoute, lui dis-je.

— Le Fossoyeur ne connaît pas davantage la vérité absolue que nous-mêmes. Elle dépasse notre entendement, des plus grands aux plus petits. Cette réserve a été enveloppée d’une architecture spécifique aux Précurseurs, et protégée durant des milliards d’années. Là-bas. (Il lève le bras et désigne le ciel d’un bleu éclatant.) Peut-être qu’avec le temps, nous pourrons la retrouver. Toutefois, lorsque les Halos feront feu, non seulement toutes les créatures vivantes de la galaxie seront anéanties… mais tout ce savoir s’évanouira, lui aussi. Le plus grand de tous les trésors sera détruit.

L’Organon ! Le Domaine est l’Organon !

Une vérité incroyable, merveilleuse, que nous les Forerunners nous apprêtons à transformer en quelque chose de terrible. Et non loin d’ici, à l’extérieur du cercle, Catalogue écoute cette accusation. Il enregistre le témoignage révélant ce qui pourrait être le crime le plus abominable jamais commis.

Si les Halos font feu, nous allons tuer notre âme !

— Je vais envoyer un message, dis-je à Forthencho.

Ses lèvres se fendent alors qu’il tente de rire.

— Vous n’avez pas compris, Bibliothécaire. Les effets des radiations des Halos se font déjà sentir.

Je balaie du regard les humains mourants. Je refuse d’accepter cela.

Le Seigneur-Amiral lève les deux mains pour m’agripper, puis me lâche et tombe à genoux. Il essaie de sourire. Le sang ruisselle aux coins fendus de sa bouche. Ce n’est pas un sourire aimant. Cela ressemble plutôt au rictus d’un loup.

— Les Halos vont faire feu, dit-il. Ils font feu. Ils ont fait feu !

Avec une grimace d’agonie, il s’effondre, son visage heurtant de plein fouet l’herbe et la terre. Son sang retourne au sol. Les autres essaient de chanter, mais ils n’émettent qu’un hurlement grave et fantomatique. Il s’agit peut-être d’un ancien chant guerrier, ou bien du dernier message du Fossoyeur.

Son rire me hante par-delà les années-lumière.

En quelques minutes, ils succombent tous. Ils ne doivent pas leur mort aux radiations des Halos – elles n’ont pas encore atteint mon temps, celui de ce système. Non, ce n’est pas l’effet des installations, mais la cruauté du Fossoyeur, qui s’est servi d’eux pour incarner son message. Pour m’avertir, par le biais de la chair, que la notre victoire n’aurait rien de doux, que nos crimes nous hanteraient pour l’éternité, que nous n’étions pas et ne serions jamais les héritiers du Manteau.

Et que nous sommes sur le point de détruire la plus grande merveille de l’univers.

J’appelle Catalogue.

— Le réseau des Juristes est-il ouvert ? Y avez-vous accès ?

Catalogue me confirme que la communication est possible.

— J’ai besoin d’envoyer un dernier message sur l’Arche, à l’Isodidacte. Sois mon témoin.

— C’est ce que je fais, Bibliothécaire.

— Dis-leur ce que nous venons d’entendre. Dis-leur que je pense que c’est vrai.

Je revois le Didacte, enfermé dans son Cryptum. Si nous détruisons le Domaine, cela signifie que j’ai condamné mon époux à une éternité d’obscurité et de silence, avec sa fureur et sa folie pour seules compagnes.

Mon message est passé.

Je regarde notre énorme vaisseau se désassembler et s’enterrer profondément dans le sol. La terre tremble autour de moi. J’attends près des dépouilles de mes pauvres humains, sur l’herbe sèche, dans la chaleur du soleil de l’après-midi. Ce qui reste de ce vaisseau creusera le sol de cette vaste savane pour en extraire des matériaux bruts. Puis il s’en servira pour construire un portail, kilomètre après kilomètre. Ce processus ne s’achèvera pas avant cent ans peut-être, bien longtemps après mon départ, et même après la réimplantation de ce monde. Mais cela en vaudra la peine.

Qui franchira ce portail ?

Qui vivra pour en revenir ? Et que penseront-ils de cette machine que j’ai construite ? Ceux pour qui j’ai tant lutté. Ceux qui – cela me semble désormais évident – vont et doivent hériter du Manteau. Je ne peux qu’espérer qu’ils survivront, et qu’à leur retour ici, ils trouveront ce portail et l’utiliseront pour se rendre sur l’Arche. Ils y découvriront leur véritable place au sein de cette galaxie, et l’immense responsabilité dont ils ont enfin hérité.

Ce sont mes derniers enfants. Ils doivent recevoir ce qui leur est dû.

Le soleil court vers l’ouest. Le vent tournoie et l’air se rafraîchit. Les prédateurs et les charognards sortent, mais ils ne m’accordent aucune attention, et dédaignent les combattants morts. Les dernières lueurs du jour, grises et orange, laissent place à une nuit d’encre. L’air est glacé, le ciel, pur et clair. Les étoiles ne m’ont jamais semblé si nombreuses et si brillantes.

Elles ne m’ont jamais brûlé les yeux de cette façon.