SÉQUENCE 22
RETOUR DU DIDACTE
La Bibliothécaire se repose, avec son équipe de collecteurs, pour la première fois depuis deux mois. Elle a invité Catalogue à l’accompagner, considérant avec justesse que j’étais le dépositaire de ses activités le plus fiable, et le moins susceptible d’être corrompu si une crise politique bouleversait le Nouveau Conseil… ce qui s’avère très possible, étant donné l’ampleur des pertes subies par les Forerunners. La majeure partie des communications avec l’écoumène, y compris par le biais du réseau des Juristes, a été interrompue pour une durée indéfinie. Nous ignorons encore à quel point les vaisseaux et les systèmes contaminés par les Floods pourraient s’y infiltrer.
L’équipe principale de la Bibliothécaire – le même groupe qui l’accompagna, des siècles plus tôt, jusqu’à Path Kethona – se rassemble après avoir traité leurs dernières acquisitions. Les vaisseaux de sa flottille de recherches renferment à présent tout ce qu’ils sont capables d’accueillir, à la fois en termes de spécimens vivants et d’échantillons génétiques.
La Bibliothécaire semble épuisée. Elle est calme et parle peu, préférant écouter les rapports de son équipe. Elle n’est vêtue que de sous-vêtements flottants, afin de permettre à son armure de se recharger et d’effectuer sur elle-même les réparations nécessaires. La Bibliothécaire porte la même armure depuis plus de mille ans, et fait montre d’une affection inhabituelle – pour une Biotechnicienne – à l’égard de son auxilia. Il est vrai que tout ce qui lui était familier a disparu ou se trouve très éloigné : ses enfants, son époux, et le double de ce dernier, qu’elle appelle désormais « mon Didacte ». Même au milieu de tous ces allers et retours, des rapports de ses subordonnés et de ceux de son commandant de flottille – toutes ces tâches et distractions multiples qui occupent la moindre de ses minutes –, la Biocréatrice paraît terriblement seule.
Cela fait maintenant quatre ans que l’Isodidacte a quitté le système d’Erdé-Tyrène pour prendre les commandes de l’opération de défense du complexe d’Orion, à la tête de troupes constituées d’anciens Serviteurs-Combattants et de membres de la garde des Bâtisseurs.
Enfin, tandis que son vaisseau entame son voyage vers la grande Arche, la charge de travail de la Biocréatrice finit par s’étioler. Ses quartiers se vident.
Il ne reste plus que moi pour l’écouter.
— Votre répertoire contient-il des histoires gaies ? me demande-t-elle doucement.
Un grand panneau transparent s’écarte alors et nous dévoile l’image du dernier vaisseau des Biotechniciens, luisant sous la clarté mourante des étoiles. Nous pourrons bientôt admirer le spectacle formidable que constitue la formation d’un portail, quelques minutes ou quelques heures avant que le commandant se soit assuré de la viabilité du transit, et que nous puissions commencer notre voyage hors de ce système.
— De nombreuses affaires, classées depuis longtemps, sont tombées dans le domaine public, réponds-je. Je n’ai moi-même récolté qu’un petit nombre d’entre elles, en revanche. Je suppose que quelques-unes sont assez amusantes… mais il n’est pas sûr que ce qui divertit les Juristes vous amuse vous aussi.
— Avez-vous pris vos fonctions récemment ?
— En effet, Biocréatrice. Je ne peux me targuer de plusieurs siècles d’expérience, contrairement à beaucoup d’autres au sein de mon ordre.
— Il est intéressant que ceux dont vous parlez, moins jeunes que vous, aient choisi de vous confier ma déposition.
— Les unités plus anciennes tendent à devenir de plus en plus cyniques et à perdre en diplomatie, expliqué-je. En général, ces Juristes s’abstiennent de rassembler des preuves pour se consacrer à d’autres fonctions.
— Peut-être ont-ils été confrontés à trop de bêtise et de folie. Connaissez-vous toutes les variétés courantes de folie, Catalogue ? demande-t-elle.
— La formation d’un agent de la loi implique une connaissance aiguë de toutes les raisons pour lesquelles nous commettons des erreurs, Biocréatrice. Ainsi que la conscience permanente de nos propres fautes. Cependant, le statut de Juriste confère l’occasion unique de comparer ses errements passés à de nombreux autres crimes bien plus terribles.
— Vous savez que le Maître-Bâtisseur a été localisé, dit-elle. Puis-je vous parler de lui ?
— Vous le pouvez.
— Ah, cela signifie donc que les Juristes ont abandonné toute poursuite à son encontre !
— C’est exact, Biocréatrice… par ordre du Nouveau Conseil.
— Incroyable. Pendant que vous receviez ma déposition, j’ai eu le sentiment diffus que vous aviez en votre possession une information cruciale. Quelque chose que vous ne pouviez me révéler.
— En effet.
— Si le Maître-Bâtisseur a été libéré, il semblerait que ce soit parce qu’il a ramené dans le système-capitale un individu particulièrement important.
— C’est le cas.
— Cela ne peut signifier qu’une chose : mon époux nous a été rendu, Catalogue. Et il s’apprête à remplacer l’Isodidacte, comme vous l’appelez.
— Peut-être, Biocréatrice.
Elle arbore une expression complexe et riche de sens. Son instinct lui dicte que la situation pourrait s’avérer plus compliquée que cela.
— Parlons de folie, dit-elle. Notre folie, au Didacte et à moi. Parlons de la façon dont deux individus très différents, issus de castes très différentes – l’une dévouée à la défense et à la destruction, l’autre à la vie et à la sauvegarde – se sont trouvés unis. Comment nous sommes tombés amoureux.
Elle me parle des prémices de leur amour, du temps passé à résoudre les objections soulevées par leurs familles et leurs castes respectives, ainsi que des premières années de leur mariage. La gêne m’envahit lorsqu’elle me décrit les interludes de passion physique au cours desquels ils avaient conçu leurs enfants, qu’ils avaient désirés et profondément aimés. La Biocréatrice, elle, ne ressent pas le moindre embarras. La vie, après tout, n’est que le produit d’un nombre presque infini de rencontres de ce genre.
En retour, je lui raconte mes histoires juridiques les plus cocasses : appariements forcés et appropriations illégitimes d’éléments génétiques, suivis de prétentions à l’héritage… en général rejetées, mais pas toujours. Le pouvoir, tout particulièrement chez les Bâtisseurs, est inextricablement lié à l’ascendance des individus, qu’elle ait été acquise de manière honnête ou non.
La Biocréatrice m’écoute attentivement. Elle m’expose alors les nombreuses difficultés auxquelles son époux et elle se sont trouvés confrontés, bien avant l’exil forcé de l’Urdidacte.
— Il était certes capable de comprendre toutes les subtilités d’une grande stratégie, mais sa vision de la politique et du Conseil était… extrêmement sommaire. Je l’admirais pour cela, mais si je m’étais comportée exactement comme il le souhaitait… (Elle marqua une pause.) Je me demande ce qu’il pensera lorsqu’il découvrira ce que nous avons fait.
— Il verra que les Floods ont considérablement progressé, et que notre situation est pour le moins critique.
Je regrette aussitôt ces paroles, mais elle ne semble pas s’en formaliser.
— C’est très probable, acquiesce-t-elle. A-t-il effectué sa propre déposition ?
— En effet, Biocréatrice. Sans doute vous répétera-t-il bientôt ce qu’il a révélé aux Juristes. Il n’est pas en mon pouvoir de le faire.
Le commandant achève les préparatifs de l’entrée en Sous-espace. Les vues externes se condensent et disparaissent. Un décalage notable avec la réalité présente fait vibrer l’air qui nous entoure.
— Je vais avoir deux époux, Catalogue, conclut la Biocréatrice. En soi, ce n’est pas un problème. Mais ils seront tous deux le Didacte…