SÉQUENCE 2
CATALOGUE
Midi. Les vaisseaux obscurcissent le ciel. Des éclairs zèbrent l’horizon. Nous nous trouvons au bord d’un promontoire, en surplomb d’une large plaine tapissée d’herbe sèche à perte de vue. Trois Biotechniciens, et moi.
Les Biotechniciens ont reçu l’ordre de sélectionner et de collecter quelques-uns des êtres vivants de cette planète. Ainsi le sacrilège d’avoir créé les Halos nous sera-t-il peut-être pardonné, lorsque seront jaugées nos existences, à la fin de tout ce qui aura vécu.
La planète porte le nom d’Erdé-Tyrène. Des vaisseaux, grands et petits, survolent le continent où les humains évoluèrent peut-être pour la première fois.
Je suis Catalogue. Je retranscris tout ce qu’il m’est donné de voir. Je suis rempli d’informations et de témoignages liés aux affaires en cours. J’ai accès aux enquêtes menées sur d’autres mondes et j’étudie de nombreuses histoires : clans, familles et conjoints séparés par la guerre contre les Floods, cités détruites, systèmes solaires rasés afin de contenir l’infection… Toute cette terreur et cette haine brûlent en moi comme autant de plaies encore ouvertes. L’écho de ces événements se répercute à travers le Domaine et attire inévitablement l’attention des Juristes. Les Juristes envoient alors Catalogue.
Je ne suis qu’un parmi tant d’autres.
Nous sommes tous les mêmes.
En théorie.
Une fois qu’un mandat a requis ma présence, personne ne peut s’y opposer. Lors d’une enquête sur une éventuelle infraction, Catalogue détermine ce qui est transmis aux Juristes. Personne ne souhaite être soupçonné d’un crime envers le Manteau. Il ne s’agit là que de l’un des nombreux chefs d’accusation au sujet desquels je suis susceptible de recueillir témoignages et pièces à conviction.
Les trois Biotechniciens à mes côtés ont terminé les premières analyses et activé les balises qui, à leur tour, ont intimé aux humains portant le génocode de la Bibliothécaire de mettre leurs affaires en ordre et de se rassembler. L’évacuation dure depuis des jours. La plaine qui s’étend devant nous résonne sans cesse des atroces cris de terreur des humains et des autres animaux, qui voient en tremblant des vaisseaux fondre sur eux et des Biotechniciens en émerger pour les emmener.
Partout sur Erdé-Tyrène, par les prairies et les montagnes, dans les îles et même sur l’épaisse couche de glace au nord, des humains affolés quittent leurs territoires de chasse, leurs fermes, leurs hameaux et leurs villes. Les animaux ainsi appelés n’ont pas le choix. Par la grâce des Biotechniciens, beaucoup seront préservés, mais la plupart ne le seront pas.
La Bibliothécaire, dit-on, apprécie beaucoup les humains. Toutefois, en tant que Catalogue, je sais qu’elle a étudié et apprécié cent vingt-trois espèces capables d’avancée technologique, à travers trois millions de mondes dans les régions explorées de notre galaxie. Combien, parmi elles, choisira-t-elle de préserver… ? Ce n’est pas à moi de le prédire, ni même de le comprendre.
Les Biotechniciens ont juré d’exécuter les ordres du Nouveau Conseil, composé de survivants retrouvés enfouis sous les ruines du monde-capitale. La plupart des membres de l’Ancien Conseil ont été tués par la Métarque connue sous le nom de Mendicant Bias, lorsque celle-ci a déchaîné le pouvoir meurtrier du Halo, peut-être à l’instigation du Maître-Bâtisseur.
Il s’agit justement de l’une des affaires soumises à l’examen et au verdict des Juristes, mais ce n’est pas la raison de ma présence ici.
Les trois Biotechniciens restent muets et solennels à mes côtés. Leur armure blanche leur prodigue des informations venues de toute Erdé-Tyrène. Habituellement, je reçois des données similaires en provenance des sondes disséminées par les Juristes dans l’écoumène, au sujet d’affaires à venir. Pour l’instant, cependant, seul le réseau local m’est accessible.
De l’autre côté de la plaine qui résonne d’échos grondants, d’immenses vaisseaux en déversent des milliers d’autres, plus petits. Ceux-là se répandent tel un essaim de moustiques, leurs moteurs émettant au loin un bourdonnement plaintif. Beaucoup laissent dans leur sillage une traînée jaunâtre, comme une pluie colorée. Il s’agit d’un soluté grâce auquel tous les animaux tués par l’action du Halo se décomposeront instantanément jusqu’au stade moléculaire. Cela évitera des séquelles écologiques. Cela pourrait également être considéré comme un moyen de cacher un crime phénoménal à ceux qui voudraient, plus tard, mener l’enquête.
Très intéressant pour Catalogue.
Le temps et les ressources dont disposent les Biotechniciens ne leur permettent de préserver que moins d’une espèce sur mille parmi les plus importantes d’Erdé-Tyrène. Une extinction massive est donc à prévoir. Très bientôt, ce monde sera silencieux. En soi, cela ne constitue peut-être pas un crime envers le Manteau. Laisser des espèces s’éteindre totalement et délibérément en serait un, mais ce n’est pas ce dont il s’agit.
Pas encore.
Le chef des Biotechniciens, un troisième-forme d’âge mûr nommé Porteur d’Immunité, reçoit un signal de notre vaisseau, un chasseur-transporteur stationné sur un promontoire rocheux quelques dizaines de mètres plus bas.
— La Biocréatrice vient d’entrer dans le système, annonce-t-il.
— Allons-nous la rencontrer ? demande Célébrateur avec espoir.
Il existe des milliards de Biotechniciens, mais une seule Biocréatrice.
— Pas encore. Nous n’avons pas extrait les habitants de Marontik. Cependant, ajoute Porteur, j’ai reçu de nouvelles instructions. Catalogue doit quitter Erdé-Tyrène. Je vais l’accompagner jusqu’au vaisseau de la Biocréatrice.
— La Bibliothécaire interrompt mon enquête ? demandé-je, soudain sur mes gardes.
Le nombre de crimes ne cesse d’augmenter !
— C’est tout ce que je sais, affirme Porteur. Veuillez me suivre.
Il se dirige vers le transporteur. Je n’ai d’autre choix que de lui emboîter le pas, laissant les autres sur le promontoire, à surveiller l’évacuation en cours.
Nous pénétrons dans le vaisseau, qui nous emporte rapidement jusqu’à l’orbite basse de la planète. Je désactive mes sondes externes afin d’observer un silence total sur toutes les stations et fréquences. Je n’ai aucune raison de m’entretenir avec ce Biotechnicien. Il n’a que peu d’autorité, et encore moins de scrupules.
Nous nous amarrons au vaisseau de la Bibliothécaire, et je suis relâché sur le pont passager. Porteur d’Immunité se retire, bien volontiers sans doute, pour redescendre sur Erdé-Tyrène. Je reste seul. Le pont est large, vide et obscur. En dépit de la puissance des Juristes, je suis inquiet.
Les suspects impliqués dans notre enquête sont des êtres de légende : la Bibliothécaire, l’Isodidacte et le Maître-Bâtisseur. Nous attendons encore leurs dépositions. La Bibliothécaire en a été temporairement exemptée, en raison des tâches urgentes qui requéraient son attention.
L’Isodidacte est une copie ingénieuse du premier Didacte, qui a légué son empreinte à un Manipuleur du nom de Novelastre Faiseur d’Éternité. Il a pris le contrôle des défenses forerunners et supervise désormais la sécurité du travail des Biotechniciens. La Bibliothécaire soutient que cette copie demeure son époux. Lui l’appelle sa femme.
Alors que les minutes s’égrènent, j’entends des bruits résonner dans les ténèbres. Soudain, une porte s’entrouvre, et le soleil se déverse à l’intérieur comme de l’or en fusion, éclaboussant deux silhouettes : l’une colossale et intimidante, l’autre plus petite et plus mince.
La forme de l’Isodidacte éclipse presque celle de la Bibliothécaire. Il s’agit d’un Prométhéen, la classe d’élite des anciens Serviteurs-Combattants ; grand, robuste et puissant, il est doté de bras énormes et de mains immenses. Son large faciès, ses yeux perçants et son nez plat lui confèrent une apparence typiquement forerunner, bien que dénuée d’élégance. On n’y retrouve que peu de traces du Manipuleur qui reçut l’empreinte du Didacte. Les segments de son armure militaire flottent légèrement au-dessus de sa carapace interne de lumière compacte, qui lui dessine une silhouette bleu pâle. On peut souvent déterminer l’humeur d’un Forerunner simplement à la couleur de son armure, or celle-ci est sombre actuellement, ce qui indique le mécontentement de son propriétaire.
— Il ne faut jamais faire obstacle au travail des Juristes, murmure-t-il.
— Ce n’est pas ce que nous faisons, proteste la Bibliothécaire en s’avançant d’un pas.
Elle est plus petite et plus délicatement formée que le Prométhéen, et ses yeux semblent plus grands, d’une clairvoyance absolue. Elle porte une armure bleue de Biotechnicienne, dont les rainures et les fentes émaillant les bras et le torse renferment des conditionneurs, des scanners, des compartiments-éprouvettes, des seringues, des sondes biopsiques ainsi que d’autres instruments utiles à sa profession.
— Tes subordonnés n’ont rien expliqué de leurs motivations, rétorque l’Isodidacte.
Ses éventuels remords vis-à-vis des actes de son prédécesseur, voilà qui pourrait constituer un point juridique intéressant.
— Ils ne faisaient qu’exécuter les ordres, répond la Bibliothécaire. Ils ne pouvaient connaître mes intentions.
Elle reporte toute son attention sur moi. « Biocréatrice » est un titre qui, au sein des Biotechniciens, exprime une déférence extrême. Son corps svelte et son visage soucieux, où luisent ses grands yeux sombres, ravivent des émotions que j’aurais pu éprouver avant de revêtir ma carapace. Mon regard se plaisait autrefois à déceler la beauté chez les êtres, quelle que soit leur caste. Cependant, la Bibliothécaire ne doit la sienne ni à la jeunesse, ni à une certaine perfection physique. Elle a même de nombreux défauts : l’un de ses yeux tombe légèrement, sa lèvre inférieure est asymétrique, ses dents sont d’une blancheur déplacée. Elle semble avoir délibérément adopté quelques-unes des caractéristiques de ces humains qu’elle tente de préserver. Je me demande si cela la rend plus ou moins séduisante aux yeux de l’Isodidacte.
— Je suis seule responsable, déclare-t-elle en me contournant d’un pas léger et aérien.
Son regard est à la fois scrutateur et apaisant.
L’espace d’un instant, je suis malheureux d’être Catalogue. La Bibliothécaire comme l’Isodidacte n’ont aucune raison particulière de se montrer agréables, ni même courtois à mon égard. Les événements récents n’ont pas été tendres avec eux… pas plus que ne l’ont été les Juristes.
J’effectue une rotation de ma carapace pour la suivre du regard.
— Mon travail a été interrompu, dis-je. Je mène ici une enquête validée par le Conseil.
C’est au tour de l’Isodidacte de s’avancer, en portant la main au menton de son casque comme pour étudier un adversaire.
— Ce sont les Bâtisseurs qui vous ont procuré cette carapace, avance-t-il. Dans le passé, vos collègues se sont déjà laissé corrompre.
— Il est très peu probable que cela soit le cas aujourd’hui, réponds-je en étudiant la situation.
— Les Bâtisseurs sont capables d’altérer votre intégrité sans que vous-même en ayez conscience. C’est déjà arrivé.
Je ne peux ni ne souhaite rien dire qui justifie les crimes commis sous l’autorité du Maître-Bâtisseur, durant les siècles qu’a durés son règne déplorable.
— Ce fut une époque regrettable, dis-je. Elle s’est terminée avant que je revête cette carapace. Ceux qui s’étaient éloignés du droit chemin ont été punis.
— Et pourtant…, murmure l’Isodidacte.
La Bibliothécaire lance à son époux un regard légèrement réprobateur, où l’on décèle cependant une pointe d’admiration. Sont-ils sur le point de mettre un terme à mon enquête, de faire de moi leur prisonnier ? Cette probabilité, d’après mon auxilia, est assez élevée.
— J’ai été coupé de mes correspondants, protesté-je. J’insiste pour qu’il me soit permis de recueillir des preuves en toute liberté.
— Nous n’avons aucune intention de vous en empêcher, affirme-t-elle. N’est-ce pas, mon époux ?
L’Isodidacte pose une main sur ma carapace.
— Nos diagnostics n’ont mis au jour aucune trace d’intervention de la part des Bâtisseurs. L’accès total peut vous être rendu.
J’envoie des signaux. L’auxilia du vaisseau coopère. Je reçois de nouvelles données en provenance de mes correspondants. Ils comblent les blancs dans la continuité de mon enregistrement. Toutefois, les problèmes de communication avec le réseau global des Juristes persistent.
L’Isodidacte a toujours la main sur ma carapace. Je ne suis pas certain de ses intentions.
— Les Juristes enquêtent sur la destruction du monde-capitale, déclare-t-il. J’y étais, vous savez. Vous pouvez me demander ce qui s’est passé.
J’ignorais cela. Avait-il été présent en tant qu’Isodidacte ou en tant que Manipuleur ?
Comme je reste muet, il poursuit :
— Catalogue est également tenu de rapporter les nouveaux crimes, ceux qui sont commis en ce moment même, aux Juristes et au Nouveau Conseil, n’est-ce pas ?
— J’en ai le devoir, confirmé-je.
— Ne serait-ce pas faire preuve d’efficacité que de recueillir nos témoignages aujourd’hui, pendant que les Biotechniciens préservent les formes de vie de ce système ? Personne ne commet de crime ici, Catalogue. Il ne s’agit que de miséricorde et de pitié.
Je ne m’attendais pas à rencontrer ces deux êtres, ni à recueillir leurs témoignages sur quelque affaire que ce soit. Je pourrais formuler une requête afin que le spectre de mon investigation soit élargi, mais étant donné l’instabilité des communications, la réponse pourrait se faire attendre.
— Mon pouvoir de décision est limité. Je suis tenu de demander l’autorisation…
Voilà qui est terriblement gênant.
L’Isodidacte et son épouse se prennent par la main et se mettent à converser en silence. Lorsqu’ils ont terminé, le Didacte se tourne vers moi.
— Je vois à votre attitude que vous avez été un Serviteur-Combattant, autrefois. Pourquoi avoir consenti à amoindrir… à abandonner votre rang pour devenir… ceci ?
Qu’il est étrange de l’entendre proférer de telles paroles ! Cela dit, j’ai en effet été presque aussi imposant que lui, et presque aussi fort. Pourquoi ai-je sacrifié cette force ? À cause de mon propre crime, commis avant de revêtir la carapace. J’ai bafoué les principes de ma caste. J’ai ignoré l’ordre direct de mon mentor. J’ai laissé la colère obscurcir mon jugement.
La force de Catalogue réside dans sa connaissance intime de la culpabilité.
— Ne va pas trop loin, mon époux, avertit la Bibliothécaire.
L’Isodidacte lève une de ses énormes mains et lui fait faire un demi-tour. Je connais le sens de ce geste : ordre bien reçu. Il serre son poing massif, puis le relâche.
Je songe alors qu’ils pourraient retirer leur offre. Et ce qu’ils ont à me dire pourrait indubitablement se révéler utile à plusieurs affaires en cours d’examen.
— À l’heure actuelle, je ne suis pas en contact avec le réseau des Juristes, dis-je. En attendant que la communication soit restaurée, je suis prêt à recueillir vos témoignages.
— Voilà qui est sagement parlé, Catalogue, approuve l’Isodidacte à mi-voix.
Mais soudain, des alarmes nous interrompent. Un groupe de Biotechniciens et de Serviteurs-Combattants entoure la Bibliothécaire et l’Isodidacte d’un cercle protecteur. Le pont n’est plus soumis à la gravité ; nous flottons tous au-dessus du sol. Des activateurs de champ de force clignotent sur les parois et se coordonnent avec les armures et ma carapace, comme en vue d’un voyage rapide jusqu’à une orbite interplanétaire… Un saut d’urgence. Des images d’escadrons forerunners en approche dansent autour de l’Isodidacte.
Pour le moment, je n’ai plus d’importance.
— Nous sommes en danger, gronde-t-il. Des vaisseaux infestés de Floods ont percé nos défenses, qui sont ici réduites à leur strict minimum. Cessons immédiatement les opérations sur Erdé-Tyrène. Les Floods pourraient arriver dans ce système d’ici quelques heures. Tu es bien trop précieuse pour que nous prenions le moindre risque, mon épouse.
— Mais il reste de nombreuses espèces à préserver ! proteste-t-elle.
— Celles que nous avons déjà récoltées devront suffire.
Ils communiquent de nouveau en silence. Une fois de plus, les deux époux vont devoir se séparer. Une profonde tristesse se reflète sur le visage de la Bibliothécaire. Sa beauté s’en trouve décuplée et mon objectivité, encore une fois menacée.
L’Isodidacte ordonne son propre transfert vers le seul cuirassé entièrement armé présent dans le système. Lorsqu’il aura supervisé les opérations de défense et assuré la sécurité des vaisseaux des Biotechniciens, il repartira au cœur de l’écoumène ; les forces dont il dispose ici sont beaucoup trop maigres pour envisager une offensive.
— Vous voyagerez en compagnie de la Bibliothécaire, m’annonce-t-il.
Entre nous, comme entre les Serviteurs-Combattants d’autrefois – la caste à laquelle j’ai appartenu et qu’il a faite sienne si rapidement – passe le courant d’une requête, d’un legs, d’une exigence.
Protégez-la.
Étrangement, je suis heureux d’y consentir.
— Ce serait un honneur, dis-je.
Ils passent leurs derniers instants ensemble dans l’intimité d’un angle reculé du pont. À l’extérieur, Erdé-Tyrène est sereine, brune, bleue et beige, coiffée au nord de grandes étendues glacées et marbrée de nuages sur toute sa surface. Il s’en dégage une impression de paix. Les vaisseaux-transporteurs des Biotechniciens se retirent, emportant les derniers de leurs spécimens.
La Biocréatrice me fait signe de la suivre.
— Nous ferons de notre mieux pour sauver ceux que nous avons pu emmener, dit-elle. J’espère que nous parviendrons à atteindre la grande Arche et à les déposer en lieu sûr…
Au bout d’un couloir, je vois l’Isodidacte s’entretenir avec d’autres soldats. Leurs armures se font plus épaisses et plus lourdes. Une porte s’ouvre, et ils s’engouffrent dans le cuirassé.
Les vaisseaux se séparent.
La Bibliothécaire et moi nous enfonçons dans la soute du transporteur, dépassant couche après couche les compartiments zoologiques superposés. Chacun est large de plusieurs centaines de mètres et équipé d’illusions de ciel, de mer ou de terre destinées à procurer aux animaux transportés un sentiment d’apaisement relatif. Nous descendons en direction des chambres de compression et de stockage, au cœur du vaisseau.
— Mon époux défend depuis longtemps des positions controversées sur les moyens de défense que nous mettons en œuvre contre les Floods, déclare la Bibliothécaire.
Rien ne transparaît dans son regard, mais je sens qu’elle ressasse une déconvenue plus profonde encore.
— Comme vous l’avez peut-être deviné, il a du mal à croire à une quelconque enquête des Juristes sur les agissements du Maître-Bâtisseur.
— J’ai détecté cette opinion.
— Il a des principes désuets, vous savez. Il attend de vous que vous me protégiez du mieux que vous le pouvez… bien que vous ne soyez plus Serviteur-Combattant.
D’une certaine façon, ces paroles me blessent un peu.
Le tube flexible où nous nous trouvons nous dépose dans un labyrinthe dépourvu de gravité, constitué de cylindres de stockage et où s’affairent des centaines de veilleurs. Cette partie du vaisseau ne reçoit pas souvent de visiteurs. Nous flottons un moment, puis un champ environnemental nous attire jusqu’à une plate-forme où, par courtoisie, il nous fournit un air respirable.
— D’après lui, l’enquête aurait dû commencer il y a des siècles, n’est-ce pas ? demandé-je en absorbant tous ces détails.
— Si les Juristes avaient fait preuve de vigilance, assène la Bibliothécaire, mon époux n’aurait peut-être pas été forcé de s’exiler. Il aurait peut-être réussi à bloquer les récentes incursions des Floods, et tout ceci aurait pu être évité, dit-elle en balayant de la main la vaste chambre intérieure du vaisseau. Nous n’allons sauver que moins d’un millième des espèces les plus importantes.
— Des animaux, dis-je.
Comme elle hausse les sourcils, j’ajoute :
— Des animaux mais aussi des humains, sur Erdé-Tyrène. C’est grâce à vous, Biocréatrice. L’Isodidacte sera-t-il déçu de ne pas en sauver davantage ?
— J’ai entendu dire que les opinions des Juristes étaient résolument conservatrices, contre-t-elle. Qu’en est-il donc des vôtres ?
— Avant de revêtir la carapace, je calquais mon attitude sur celle des Serviteurs-Combattants. Je ne me suis jamais battu contre des humains, cependant. Quant aux Juristes… leurs positions se fondent sur leur longue expérience du Domaine. Le cosmos, Biocréatrice, est de nature profondément conservatrice, non ?
— Le cosmos a produit la vie, or la vie ne cesse de changer, dit-elle. Je l’ai vue s’ouvrir encore et encore au changement, jusqu’à son cœur même. Mais aussi passionnant que tout cela puisse être, je suis ici pour offrir mon témoignage au sujet d’autres événements. Des événements qui n’ont pas encore été portés à la connaissance d’un Catalogue.
Insinuer que Catalogue est multiple, et non unique, est impoli mais pardonnable. Peu d’individus se représentent les serments et la formation associés au revêtement de la carapace, ou la volonté unique qui en découle.
— Il n’y a pas lieu de défendre votre époux pour les affaires en cours, dis-je. Pas pour l’instant, en tout cas. Nous disposons d’assez de témoignages concernant le Maître-Bâtisseur.
Je n’ai pas le droit de lui révéler que ce dernier est toujours vivant, ni qu’il participe encore à la défense contre les Floods. Ce n’est pas là mon rôle.
— Mon époux et moi-même avons été séparés pendant mille ans, dit la Bibliothécaire. Bien des choses se sont passées durant tout ce temps. Le Didacte, bien que parfaitement opérationnel, ne possède pour l’heure qu’à peine un tiers de la mémoire active du… (Elle ne parvient que difficilement à finir sa phrase.)… Didacte original.
— Je comprends, réponds-je.
Je n’ai pas non plus le droit de lui dire que l’Urdidacte est vivant, lui aussi, et qu’il a été ramené dans l’écoumène. Pourquoi d’ailleurs n’est-elle pas encore au courant ?
— Cela pourrait changer avec le temps, poursuit-elle, car son empreinte s’épanouit peu à peu. Cependant, il a tout de même conservé des souvenirs extrêmement troublants.
— Il est étrange qu’on ne vous ait pas demandé de témoigner plus tôt.
— On me l’a déjà demandé, lorsque les Juristes étaient devenus les instruments du Maître-Bâtisseur, corrige-t-elle. J’ai refusé d’accéder à cette requête. Vous, en revanche, vous n’êtes pas corrompu, n’est-ce pas ?
Ses yeux luisent d’un mélange de curiosité et… est-ce possible… d’humour ? Voir sa tristesse se dissiper m’emplit d’énergie. Je commence à comprendre le pouvoir de la Biocréatrice sur ceux qui partagent sa tâche.
Je n’ai qu’une seule réponse à lui fournir.
— Je suis obligé de supposer que votre diagnostic est correct.
— Bien. Ce que je m’apprête à vous révéler n’est plus d’aucune utilité au Maître-Bâtisseur, qu’il soit mort ou vivant, pas plus qu’aux opposants de mon mari au sein du Nouveau Conseil.
Nous nous sommes tous les deux dirigés vers un espace cloisonné, à l’écart du sinistre travail de compression. Seuls quelques spécimens intacts seront conservés en stase ; les autres seront réduits.
— Dans tous les cas, votre témoignage sera préservé de toute récupération politique, affirmé-je.
Elle réfléchit à mes paroles.
— Le Didacte a juré de protéger le Manteau. Et il s’agit aussi du premier devoir des Biotechniciens.
— Respecter la loi du Manteau est également notre devoir le plus important, me permets-je de lui rappeler. Toutes nos lois remontent jusqu’à cette lueur éclatante.
Des cloisons émergent quelques meubles rudimentaires. L’armure de la Bibliothécaire se retire pour libérer son buste. Elle étire ses bras fuselés, plie et déplie les doigts. Sa fatigue n’est peut-être pas due à ses travaux récents, mais plutôt au fardeau de l’histoire qu’elle s’apprête à raconter. Catalogue a déjà été témoin de ce phénomène. Catalogue est capable de prendre sur lui un tel fardeau.
Il est de mon devoir d’en être témoin.
— Il y a un millier d’années, mon époux et moi ne nous sommes pas séparés en très bons termes. Depuis, nous avons eu la chance de faire la paix. Toutefois, comme toujours dans l’existence, ce cadeau ne nous est pas venu seul.
» Lorsque le Didacte m’est revenu en laissant son empreinte sur un jeune Manipuleur, un souvenir qu’il refoulait depuis dix mille ans a refait surface pour le hanter de nouveau. (Elle pâlit légèrement.) Les Forerunners revendiquent leur loyauté envers le Manteau. Pourtant, en plus d’une occasion, notre volonté de survie, notre orgueil et notre arrogance ont pris le dessus. L’humilité des Forerunners a laissé place à la colère et au désespoir. Nous nous sommes même dressés contre nos créateurs eux-mêmes…
Je ne sais rien de cela. Une fable, peut-être ?
Je ne porte pas de jugement. J’enregistre.