SÉQUENCE 10
BIBLIOTHÉCAIRE
J’aime énormément les planètes, ces agglomérats de roche et d’éléments volatils que l’on trouve en marge de la plupart des étoiles que compte la galaxie, et même entre les étoiles.
La plupart des êtres vivants naissent sur des sphères rocheuses et veinées de gaz. Cependant, les exceptions sont fascinantes. J’ai longtemps étudié ces lunes figées dans la glace, où de petites créatures aveugles quittent leurs océans secrets pour entasser des rochers et s’y enfouir. Comprimées sous des kilomètres de glace d’un froid minéral, elles n’ont jamais l’occasion de contempler les étoiles et vivent une existence onirique dans une obscurité perpétuelle et chargée de soufre.
Trois fois, j’ai délivré des lunes glacées, en ouvrant des crevasses dans l’épaisse couche de glace pour en libérer les créatures. Elles avaient grimpé hors de leur cachette, avaient considéré avec stupeur la vacuité immense et infinie de l’espace… puis s’étaient ruées de nouveau dans l’abîme, terrifiées et découragées, pour retourner se réfugier sous la glace. Elles ont aussitôt supprimé de leurs mémoires et de leurs histoires ce que je leur avais révélé. Elles ne se souviennent pas des Forerunners.
J’ignore si la glace les protégera des Halos. Il est probable que non. Cependant, la plupart d’entre elles étaient minuscules… plus petites que ma main. Cette caractéristique a pu les sauver.
Le comportement de ces créatures illustre si bien celui de toutes les jeunes espèces ! L’immensité aride de l’espace est telle une grande muraille érigée entre deux amants, dure et cruelle.
Durant la jeunesse des Forerunners, lorsque nous ne pouvions encore quitter notre planète natale, nous avons dû nous demander qui et ce que nous étions, et si nous ferions le poids face à ceux, aussi ou plus puissants que nous, qui nous attendaient peut-être dans les ténèbres. Toutefois, le simple fait de voyager dans l’espace représentait un défi si colossal que durant des millénaires, après avoir développé le langage, le feu, l’art et les machines, nous avons continué à nous cramponner à notre rocher, fuyant le néant infini.
Inexpérience, naïveté, espoir et peur.
La jeunesse est sage.
Nous ouvrîmes les antiques bâtiments les uns après les autres sans rencontrer de résistance, ni même la moindre réaction. Toutes les informations contenues dans ce qui semblait être des équivalents de nos auxilias – des dépôts de données primitifs, énormes et frustes – s’étaient décomposées en suites aléatoires de galimatias binaire.
Du langage binaire ! À la suite des grandes catastrophes ayant touché la mémoire ainsi conservée, le stockage numérique avait laissé place à des substrats de mousse quantique. Sur ces vaisseaux, cependant, notre unique et faible espoir de découvrir des données historiques se désintégrait au moindre contact.
À l’échelle des machines, dix millions d’années représentent une très longue période…
Lorsque nous eûmes terminé, nous n’étions guère plus avancés qu’auparavant. Nous avions vaguement reconnu l’héritage commun qui nous liait à nos ancêtres. Ces vaisseaux, rassemblés autour des voies spatiales comme autant d’oiseaux morts suspendus dans une cathédrale silencieuse, nous rappelaient des symboles archaïques utilisés par les Bâtisseurs dans leurs rituels. Rien de plus. Et rien de moins.
— Il s’agissait de Forerunners. C’est peut-être tout ce que nous parviendrons jamais à découvrir, conclut Destruction.
— Nous pourrions faire venir les meilleurs techniciens que comptent les Bâtisseurs, proposa Gardien. Nous pourrions transporter nos meilleurs chercheurs de vaisseau en vaisseau… et cette fois, nous en tirerions quelque chose !
L’enthousiasme de Gardien nous laissa froids. Dans notre galaxie natale, où presque toute l’histoire des Forerunners s’était déroulée, les préparatifs du combat contre l’avancée des Floods auraient certainement la priorité sur notre projet.
La seule chose que nous puissions tous affirmer au sujet de la grande flotte que nous laissions derrière nous, muette et pitoyable de vieillesse, c’était qu’aucune espèce n’avait jamais mobilisé autant d’énergie sinon pour se sauver elle-même. Aucune espèce n’avait déployé un tel effort dans un autre dessein que celui de mener une guerre totale.
Et qu’en était-il des Précurseurs, dont les voies-cathédrales se tendaient de planète en planète et se croisaient entre les étoiles ?
Où étaient-ils partis ?
Audacity nous mena d’un saut jusqu’aux étoiles centrales de la grande Araignée, près du petit soleil orange.
Une lumière récente, provenant du seul monde abritant la vie dans ce système, salua notre arrivée. Elle n’était vieille que de deux secondes à peine.
— De la lumière récente ! C’est merveilleux, remarqua Chant. Cela me donne l’impression d’être plus en phase avec la réalité.
Ce qui, à distance, n’avait été qu’une donnée statistique, se mua en certitude. Ici, il n’y avait ni voies spatiales, ni structures en orbite, ni vaisseaux. Audacity nous fournit des images nettes, malgré le voile changeant que formait l’atmosphère de la planète.
Nous étudiâmes des individus, pour la plupart vus du dessus, ainsi que des groupes rassemblés dans de petites villes ou des villages. Ils étaient des dizaines de milliers, peut-être plus, mais certainement pas des millions.
Une planète humble et solitaire.
Nous reportâmes notre attention et nos émotions sur eux.
— Leur statut technologique est au stade primitif : feu, poterie, un peu de travail du métal, annonça Aube. S’ils sont si peu nombreux, même proportionnellement à leurs ressources, cela doit signifier qu’ils contrôlent leur démographie. En dehors de cela, ils semblent revenus à un état d’évolution naturelle.
Chant prit à son tour la parole, égrenant des détails moins bouleversants :
— Les biotes souterrains ou volcaniques sont inexistants. On ne trouve aucune trace de biosphère sous la surface. Aucun signe non plus d’ancien réservoir de carburant, carboné ou pétrolier.
— S’ils sont arrivés à bord de la flotte, médita Gardien, ils sont là depuis dix millions d’années.
Une idée si ahurissante que nous peinions à nous en convaincre. Soit leurs ancêtres avaient été forcés de coloniser une planète désespérément aride, soit ces Forerunners avaient depuis longtemps abandonné la majeure partie de leur savoir.
Nous digérâmes ces informations dans le silence respectueux qui s’imposait.
— Le manque de ressources a pu freiner leur progrès, suggéra Gardien.
Je remarquai une sorte de dédain sceptique dans sa voix.
— Quand même, ils ont dû renoncer à tout, observa Aube d’un ton songeur.
— Ou alors, ils ont été abandonnés, laissés ici sans rien, supposa Destruction. À en juger par l’analyse des minéraux, la vie n’existait pas ici avant l’arrivée des Forerunners. On trouve cependant un bon pourcentage de minerai radioactif, et les océans, bien que de taille réduite, sont riches en deutérium.
— Ils auraient pu s’échapper s’ils l’avaient voulu, conclus-je avant de demander à Audacity : Et l’armement ?
— Rien qui puisse nous menacer, répondit le vaisseau. Ils vivent et travaillent par le feu uniquement. Et même le feu n’est pas courant.
— Mais pourquoi ? interrogea Chant.
Audacity adopta une trajectoire orbitale basse.
— Nous interceptons des sons, déclara Aube.
D’un signe de la main, elle déclencha la lecture, nous faisant écouter les paroles prononcées dans un petit village à quelques centaines de kilomètres en contrebas. Nous n’en comprîmes pas un mot.
— Ce n’est pas de l’ancien digon ? demanda Gardien.
— L’ancien digon a connu son apogée il y a moins de trois cent mille ans, déclara Aube. Nous ignorons quelle forme de digon, ou même de langage, les Forerunners parlaient lorsque la flotte a quitté notre galaxie. Le vaisseau va tenter de récolter des sons en provenance de nombreux points sur la planète, mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que ce langage est beaucoup plus simple que le nôtre.
— Les dialectes les plus simples sont souvent les plus avancés, du point de vue de la syntaxe, souligna Gardien, dont le visage s’illumina soudain. Leurs technologies et leurs structures sont peut-être cachées… Ils ont peut-être adopté une posture défensive ! Il pourrait exister à Path Kethona des dangers dont nous ne sommes pas conscients.
— Il est plus probable qu’ils aient choisi de se passer de la technique autant que possible, contra Aube.
Gardien recula, stupéfait. Il ne parvenait pas à s’imaginer que des Forerunners puissent choisir d’abandonner l’ingénierie avancée.
— Je pense plutôt qu’ils ont continué à creuser, affirma Destruction d’un air supérieur. Ils sont devenus Mineurs. Tous. Sinon, comment se fourniraient-ils en pierre et en argile ?
J’ai toujours du mal à déterminer lorsqu’un Mineur essaie d’être drôle.
Aucun de nous n’avait jamais rencontré de Forerunners si frustes, si primitifs. Leur taille et leur masse moyennes équivalaient aux deux tiers de celles d’un Manipuleur en bonne santé. Leurs constructions dépassaient rarement une hauteur d’un ou deux étages, et une largeur de cinq à dix mètres.
— Comment pourrions-nous apprendre quoi que ce soit d’eux ? demanda Gardien. Comment auraient-ils pu développer une quelconque culture ?
— Leur histoire se transmet probablement de manière orale, répondit Chant. Nous avons été témoins de cela chez d’autres espèces.
— Peut-être sont-ils une sorte de résidu des Floods… Des hybrides malhabiles, proposa Gardien.
— L’héritage génétique est très clair, insista Chant. Au niveau cellulaire, ils ne sont pas très différents de nous. Je pense que le premier groupe d’arrivants a dû s’accommoder de circonstances très difficiles. Ils ne pouvaient pas se permettre de gaspiller leurs maigres ressources. Cela dit, on trouve d’autres animaux, là-bas, dont certains servent de bêtes de somme.
Après une hésitation, elle ajouta :
— Et d’autres… de nourriture.
Elle marqua une pause pour savourer notre surprise. Les Forerunners ne consomment plus d’animaux depuis des millions d’années.
— Voilà qui est encore plus fascinant : leurs animaux semblent descendre de la première population, y compris ceux qu’ils mangent. Même les plantes ont des gènes forerunners… s’il s’agit bien de plantes. Ils sont arrivés ici sans bibliothèque génétique, donc sans moyen de créer un écosystème complexe. Ils se sont débrouillés avec ce qu’ils avaient. (Elle nous regarda en écarquillant les yeux.) Je me demande s’ils aimeraient nous manger, nous ?
Gardien ne put contenir son dégoût.
— Qu’ont-ils pu faire pour mériter un tel avilissement ? déplora-t-il.
— Nous n’avons jamais rien vu de semblable dans toute notre histoire, commenta Aube.
Chant s’efforça de nous faire un résumé utile des mœurs de nos lointains cousins.
Audacity jugea qu’atterrir directement sur la planète était trop risqué. Nous ne pouvions encore être sûrs que ce que nous voyions était bien réel, ou que ces Forerunners – même s’ils étaient bien les seuls maîtres de cette étrange planète, et non des animaux domestiques d’un nouveau genre – ne dissimulaient pas leur niveau réel d’avancée technologique. Gardien tenait particulièrement à cette hypothèse. Il préférait l’explication du camouflage et de l’embuscade à ce qu’il considérait être une disgrâce pour les Forerunners.
Audacity nous présenta deux appareils destinés aux excursions, des navettes équipées d’un armement minimal. Une analyse rapide de nos besoins et des circonstances nous permit de déterminer que trois d’entre nous effectueraient la descente, et que les autres resteraient en orbite.
J’insistai pour faire partie de l’expédition.
Nos navettes traversèrent une fine couche de nuages bas, puis suivirent les contours sinueux du plus grand massif de montagnes escarpées, entre lesquelles s’étendaient d’immenses lacs d’eau douce. L’axe de la planète étant perpendiculaire à son orbite, et ce depuis des centaines de millions d’années, la terre n’avait jamais connu d’hivers rigoureux ou de glaciations extrêmes. Le climat était stable et maussade : nuageux la plupart du temps, jalonné d’orages rares mais violents, et soumis à d’importantes précipitations qui, néanmoins, ne couronnaient d’une neige légère que les plus hautes montagnes.
La planète ne comptait qu’un petit océan, qui couvrait la région du pôle sud. Ses eaux denses et salées recelaient une profusion de minéraux amers. Autrement l’eau de la planète était douce et circonscrite aux lacs, clairs et profonds.
Nos navettes survolèrent une basse arête montagneuse, puis plongèrent jusqu’à quelques kilomètres au-dessus d’une plaine brune qui descendait en pente douce. Il y a bien longtemps, une fragile digue de lave s’était brisée, permettant à l’un des grands lacs de déborder et déclenchant une inondation qui avait sculpté des reliefs chaotiques au nord de la plaine. La végétation était broussailleuse et basse, ce qui la rendait résistante aux vents qui soufflaient entre les arêtes montagneuses. Ces vents charriaient du sable et modelaient dans la roche des escarpements fantaisistes.
À l’extrémité sud de l’arête, l’embouchure d’une étroite vallée révélait une fente dans le massif, par laquelle on apercevait de grands pans livides de roche granitique.
— C’est un endroit d’exil, et non une terre d’accueil, commenta Destruction, qui n’était pas impressionné par la géologie locale. Je ne l’aurais pas choisie.
— Voilà bien un discours de Mineur, répliqua Chant. Des Biotechniciens y trouveraient des possibilités, décèleraient la présence d’autres forces en action.
D’après mon expérience, un monde aride et stérile pouvait forcer une société à se développer plus rapidement, ce qui en retour facilitait l’émergence de nouvelles technologies. Nous tenons à notre confort matériel. Toutefois, ce n’était pas le cas ici. Qu’est-ce qui avait bien pu les pousser à s’infliger cette étrange pénitence, à devenir le seul foyer d’évolution possible, ce qui conduisait inévitablement au cannibalisme ?
Les navettes se posèrent à moins d’un kilomètre d’une petite ville. Des demeures basses et plates s’alignaient, pareilles à des strates sédimentaires, contre la pente douce d’une arête.
Nous descendîmes pour examiner la plaine et la ville plate. Destruction, sur mon ordre, resta à proximité des véhicules.
Un petit mur se dressait à quarante mètres environ de notre navette. Derrière le mur, dix animaux trapus au pelage fauve, pesant environ cinq cents kilogrammes chacun, broutaient les rares pousses verdâtres qui émergeaient du sol craquelé. Le mur était probablement destiné à empêcher les ruissellements d’atteindre la ville. Les animaux en pâture pouvaient aisément l’enjamber pour accéder à de nouvelles pousses.
Le vent venu des montagnes éclaircit les nuages. Les rayons du soleil vinrent baigner le sol inégal et couvert de fissures.
— Regardez leurs têtes, dit Chant.
Je l’avais déjà fait, et je n’appréciais pas cette ressemblance. Je m’avançai vers l’animal le plus proche. Il ne bougea pas et me regarda patiemment, de ses yeux gris et rapprochés.
— Il ressemble à Destruction, commenta Chant.
Resté près des navettes, l’intéressé plaqua ses mains gantées contre son visage et prit un air simplet.
— Arrêtez cela, dis-je.
— Mes excuses, répondit-il dans son communicateur.
— Il ressemble bien plus à Gardien, suggérai-je.
Chant se couvrit la bouche d’une main.
Je m’accroupis à quelques mètres de la bête – ou plutôt du Forerunner évolué – pour étudier ses pieds de plus près. Les doigts et les phalanges étaient effectivement issus d’une souche anatomique forerunner. Ces créatures étaient nos cousines, au même degré que leurs éleveurs vivant dans les maisons toutes proches, mais leur intelligence n’était pas apparente.
L’herbivore tourna la tête, indifférent, et se baissa pour paître de nouveau.
À quelques centaines de mètres au nord, plus proche de la ville et encerclé par un autre mur, se trouvait un bosquet de buissons gris-vert. Si nous nous en approchions, nous serions très certainement repérés et interpellés.
Je me tournai vers Destruction.
— Il est bien plus probable qu’ils reconnaissent notre lien de parenté si nous ne portons pas d’armure.
Destruction accueillit cette idée avec peu d’enthousiasme. Dans nos casques, nous l’entendîmes répondre :
— Ils ne nous reconnaîtraient sans doute pas même si nous étions nus. Ils sont tombés si bas…
— Nous verrons bien, répliquai-je.
Je donnai mes instructions à mon auxilia. Mon armure se déplia, s’éloigna de moi, et se posa en un petit tas sur le sol de boue sèche. Mon auxilia et moi avions depuis longtemps conclu un accord concernant les avertissements empreints de sollicitude. Elle n’en formula aucun. Elle me connaissait bien.
— Je vais moi aussi retirer la mienne, déclara Chant.
— Non. Seulement moi.
— Biocréatrice !
Mes deux compagnons semblaient ébranlés.
— Moi seule, insistai-je. Destruction va rester ici pour nous couvrir.
Je préférais que le Mineur reste à proximité des navettes, au cas où Chant et moi nous retrouvions gagnées par cet aveuglement entêté qui frappe parfois les Biotechniciens trop fascinés par la nature pour identifier un danger.
Nous nous mîmes à marcher sur la boue sèche. Je ne portais que des sous-vêtements de confort, et mes pieds n’étaient couverts que de chaussettes au pouce séparé. Le sol était dur et froid, le vent, frais mais supportable.
À mon signal, Chant me laissa la précéder d’une vingtaine de pas. Elle avait souhaité marcher devant, mais je le lui avais interdit. Lors de notre formation, on nous avait appris les différentes façons d’approcher des indigènes, mais nous n’avions jamais eu à entrer en contact avec des Forerunners dans de telles circonstances. De toute manière, ils n’étaient des « indigènes » que par la force des choses. Leurs dix millions d’années de résidence sur cette planète n’étaient cependant pas négligeables.
Derrière un petit muret de boue et de pierre, certainement bâti pour empêcher les herbivores de passer, se trouvait un champ labouré où s’alignaient de nombreuses rangées de tiges gris-vert aux feuilles pointues. Sous les feuilles pendaient d’énormes fruits ou cosses à l’écorce ridée. Le vent agitait feuilles et fruits. Ces derniers semblaient secs et peu appétissants, mais quel que soit leur patrimoine génétique, les plantes ressemblaient bien à des plantes, et non à des Forerunners cloués au sol en pénitence.
Ni Chant ni moi ne nous introduisîmes dans le champ. Nous préférâmes longer le mur, qui nous mena jusqu’au groupe de bâtiments le plus proche. Les structures, irrégulières et de forme pentagonale, étaient construites en torchis, des pierres marquant leurs fondations. Les murs étaient ornés de frises grossièrement gravées, représentant des symboles inconnus. Chaque bâtiment était percé d’une ou deux ouvertures oblongues, voilées par des nattes.
Dans l’encadrement de l’ouverture la plus proche, une main épaisse et ridée écarta le rideau suspendu. Pendant un bref instant, une silhouette plongée dans l’ombre se tint là, figée dans une pose étrange, nue, comme si elle espérait être inspectée et approuvée. Elle était de sexe féminin, j’en étais presque certaine, mais d’un âge avancé ; ses seins rabougris pendaient jusqu’à son ventre, et sa pilosité faciale était très différente de la nôtre. Le plus étonnant était la bande de fourrure grise qui partait de ses joues pour souligner son nez plat et épaté. Au moins ce dernier trait était-il typiquement forerunner.
La femelle recula vivement, et le rideau retomba.
Un peu plus loin dans le même groupe de bâtiments, une deuxième silhouette écarta un autre rideau et fut éclairée par le soleil qui s’infiltrait dans sa demeure. Il s’agissait d’un mâle à la mâchoire carrée, dont le menton et le front étaient couverts de fourrure. Ses jambes robustes soutenaient un torse court et massif. Il portait d’épais vêtements gris. Son visage était rude, scrutateur, mais son expression restait indéchiffrable.
Derrière lui, la lueur vacillante d’un feu ou d’une lanterne soulignait les contours d’une silhouette féminine, plus légèrement vêtue. Le dimorphisme entre les sexes était visible, sans être extrême. Ils se ressemblaient beaucoup plus, physiquement, que le Didacte et moi – certes, dans notre cas, ce contraste était artificiel et déterminé par nos castes, et ces gens semblaient avoir abandonné cette notion, s’ils l’avaient jamais connue.
J’étais fascinée ! Je n’avais jamais vu de Forerunners si éloignés de notre souche originelle : ils mesuraient moins d’un mètre cinquante, leurs épaules et leur abdomen étaient larges, leurs jambes épaisses et leurs bras, courts, leurs doigts, longs et recourbés… cinq doigts seulement à chaque main.
Je réprimai en moi l’ivresse familière de la découverte. Mon auxilia aurait apaisé cette réaction en stimulant très délicatement mon cerveau. Seule, je me contentai de déglutir et redevins pleinement alerte, m’imposant délibérément une petite pointe d’anxiété.
Comme je m’y attendais, le vent fit flotter mes sous-vêtements, soulignant ma propre silhouette. De leur point de vue, je devais paraître élancée, avec de grands yeux et une peau pâle. Je n’étais pas sûre qu’ils décèleraient notre lien de parenté simplement en me voyant.
Je tendis les mains.
J’espère mettre à profit la seule chose que nous sachions au sujet des anciens Forerunners : ils disposaient d’un odorat aiguisé, qu’ils utilisaient pour détecter la parenté ainsi que d’autres liens sociaux.
La brise soufflait à présent dans mon dos. Le mâle inspira par ses larges narines, plus larges que les miennes. Il s’avança d’une démarche légèrement chaloupée, les jambes arquées, ce qui me fit penser à un Serviteur-Combattant première-forme. Il atteignit le coin de la demeure, puis se retourna et fit signe à la femelle, qui le rejoignit.
— N’ayez crainte, nous venons de loin, et nous désirons nous entretenir avec vous, dis-je dans le dialecte digon le plus ancien que nous connaissions. Nous venons de notre ancien foyer jusqu’à ce nouveau foyer. Comment allez-vous ?
Le mâle fit un geste de la main et émit un hululement strident. La femelle se rapprocha de lui. Ni l’un ni l’autre ne semblaient avoir peur. La femelle pencha la tête pour m’observer. Ses narines s’élargirent. Il me sembla pouvoir interpréter sa réaction assez facilement : elle paraissait intriguée et perplexe.
Le long des diverses habitations, d’autres rideaux s’écartèrent et d’autres silhouettes firent leur apparition : des mâles, des femelles, tous d’âge moyen ou avancé. Manifestement, ils se laissaient vieillir de manière naturelle. Aucun enfant n’était en vue.
Les murs de toutes les demeures étaient ornés de symboles inconnus. Sur la façade extérieure de l’une d’elles, bien en évidence, on avait gravé dix grands emblèmes circulaires, représentant tous la même marque. Une marque si fréquente sur les décorations forerunners que nous remarquons à peine sa présence au quotidien : un cercle entourant une ramification de veinures anguleuses, évoquant un arbre.
Il y a bien longtemps, chez les Biotechniciens, j’avais entendu certains nommer ce symbole « l’Âge ». D’autres, surtout des Bâtisseurs, parlaient de la « marque de l’Arbre ». Les Forerunners l’associaient au Manteau depuis toujours, mais son origine demeurait un mystère.
Et voici qu’elle se retrouvait là, confirmant… quoi ?
Commémorant quel événement, exactement ?
De nouveau, je ressentis un profond malaise. Être venue de si loin pour découvrir des frères et des sœurs totalement isolés, dans de telles circonstances… et qui exhibaient néanmoins la marque la plus répandue de toute la culture forerunner ! Pourquoi ressentais-je de la surprise ou de l’effroi à cette idée ?
Quelque chose en moi aurait préféré ne pas trouver l’Âge, avec toutes ses connotations et ses implications. Pas ici.
Une petite foule s’amassa, formant un groupe clairsemé devant les maisons basses. Le mâle robuste avait cessé de hululer. Personne d’autre n’émit le moindre son.
Je balayai le groupe du regard, puis réitérai mes paroles précédentes, en ajoutant :
— Nous sommes des Forerunners. Vous aussi. Y a-t-il quelqu’un ici qui parle du temps jadis ?
Ce digon ancestral ne me venait pas facilement ; mon auxilia m’aurait certainement fourni une meilleure prononciation et une grammaire plus exacte. Les mots vivent comme les gènes, certaines parties demeurant immuables et d’autres ne cessant de changer. Quoi qu’il en soit, nous nous étions doutés qu’ils ne comprendraient pas cette langue, aussi ancienne fût-elle.
Une femelle âgée se détacha soudain du groupe et, avec un haussement d’épaules, s’avança dans notre direction pour faire halte à trois pas de nous. Chant semblait prête à intervenir, mais j’agitai la main dans mon dos pour l’en dissuader.
La vieille femelle regarda par-dessus mon épaule, puis posa son regard sur moi. Elle retroussa ses lèvres minces et découvrit de grandes dents grises, m’honorant ainsi d’un sourire radieux. Ces Forerunners étaient toujours capables de produire un tel rictus, alors que je parvenais à peine à soulever les commissures de mes lèvres !
J’essayai malgré tout de l’imiter, et tendis encore une fois les mains.
La femelle m’attrapa les doigts. Les siens étaient couverts de terre et de taches vertes. Ils étaient huileux au toucher, mais son emprise était ferme. Elle tira lentement, m’invitant à la suivre avec un nouveau sourire.
Je m’exécutai. Lorsque nous eûmes parcouru dix longs pas, ce fut comme si nous avions franchi une ligne invisible : les autres se ruèrent en avant pour nous entourer. Un groupe plus petit se détacha pour encercler Chant. Dans son armure, elle les dominait tous largement ; elle avait adopté une posture calme et prudente, ainsi que le dictait notre formation. Il valait mieux ne pas paraître trop gentil, vulnérable et prévisible.
Les deux groupes se mêlèrent, nous poussant vers le cœur de leur village. Ils nous touchaient, non sans douceur, mais avec une familiarité gênante. Les yeux de Chant lancèrent des éclairs. Leur contact se fit plus intime. Ils voulaient tout savoir sur moi. Ce qu’ils découvrirent les surprit. Ils reculèrent légèrement, estomaqués mais toujours souriants. Nos méthodes de reproduction avaient considérablement divergé, au cours de tous ces millions d’années.
La foule se sépara alors, dégageant un couloir qu’emprunta une autre femelle bien plus âgée. Son crâne et ses épaules étaient couverts d’une fourrure grise, rêche et broussailleuse. D’un signe, elle écarta la première femelle et vint se placer à côté de moi. Elle balaya les autres du regard, comme pour les défier d’intervenir.
Elle se tourna et saisit mon poignet pour me lever le bras.
Les autres reculèrent.
Elle leva les yeux vers mon visage et m’adressa un grand sourire, révélant ses larges dents grises à la propreté douteuse. En cet instant, je jure qu’à l’exception de son nez et de sa fourrure, elle me sembla presque humaine ; il y avait dans ses yeux, dans son expression étrangement déterminée, un aperçu fugace de ce qui avait peut-être constitué nos racines communes, il y a bien longtemps…
C’est alors qu’elle me mordit. Elle planta ses dents grises dans mon avant-bras et donna un coup de mâchoire sur le côté, ouvrant des plaies superficielles mais douloureuses. Je ne bougeai pas, je ne criai pas. Je restai fermement campée sur mes jambes.
Elle releva la tête, les lèvres et les dents couvertes d’un sang violet – mon sang –, puis sourit de plus belle ! Je me dégageai et la regardai avec émerveillement. Elle sembla fière de ma réaction.
Destruction était rentré dans sa navette au moment même où la foule nous avait encerclées. Apparaissant soudain au-dessus de nos têtes, il lâcha un essaim de petits veilleurs, suivis d’une rafale d’éclairs éblouissants et d’un bruit sec de fusillade. La foule se dispersa. La navette plongea. Des bras mécaniques se saisirent de Chant et de moi et nous soulevèrent pour nous porter hors du village, en direction de notre propre navette. Dans le même temps, Destruction manœuvra pour ramasser mon armure abandonnée sur le sol, puis il nous reposa avec douceur. En toute franchise, l’évacuation m’avait pourtant fait plus mal que la morsure.
— Je n’avais pas demandé d’aide, protestai-je.
Destruction descendit de sa navette et nous jeta un regard noir.
— Ils vous attaquaient, rétorqua-t-il. Ils avaient commencé à vous mâchouiller !
Amusée et un peu grisée par le choc, je dus en convenir. Chant examina mon bras. Les morsures étaient nettes et peu profondes, mais exécutées avec conviction… et couvertes de salive.
— Ne les nettoyez pas, décrétai-je.
Elle me regarda, stupéfaite.
— Ne vous en occupez pas, insistai-je.
— Mais… et si une infection se développait, ou qu’un poison se répandait ? interrogea-t-elle.
— Dans ce cas, nous aurons découvert quelque chose, et mon armure réglera le problème. La seule chose que je regrette, c’est que nous les ayons effrayés. Laissez-moi… Je vais bien.
Elle me jeta un regard irrité.
— Puisque c’est un ordre, Biocréatrice, je me dois d’obéir, mais je trouve déplorable que vous preniez un tel risque.
— Moi de même, ajouta Destruction.
— Pensez ce que vous voulez, répondis-je, mais réfléchissez-y bien, d’abord.
Tous deux firent ostensiblement mine de cogiter, puis Chant reprit, têtue :
— Je ne parviens pas à comprendre votre point de vue, Biocréatrice.
— C’est parce que vous vous intéressez plus à ma santé qu’à la raison pour laquelle ces gens se trouvent ici, expliquai-je. C’est pourtant le but de notre mission. Ce n’est pas par orgueil que j’ai rejeté votre aide.
— Pourquoi, dans ce cas ?
— Réfléchissez encore à ce que vous avez vu.
Chant inclina la tête.
— Vous avez perçu un lien entre cette vieille femelle et vous. S’il vous plaît, revêtez votre armure, au moins… pour le cas où le danger serait bien réel.
Je suivis son conseil, mais refusai le traitement de mon auxilia comme j’avais refusé celui de Chant.
— Patience, lui demandai-je. Elle avait de bonnes intentions, j’en suis persuadée.
— La violence, ici, serait donc une bonne intention ? demanda mon auxilia.
— La véritable question est plutôt : pourquoi n’a-t-elle mordu que moi ? les interrogeai-je tous d’un air mystérieux.
— Parce que Chant portait son armure, rétorqua Destruction.
La situation l’avait considérablement effrayé, et il mettrait un certain temps à recouvrer son calme. Je ressentis une curieuse jubilation, puis un sentiment de contentement… de bonheur. Y avait-il quelque chose dans mes plaies… une toxine ?
Non, un message. Et une petite récompense, pour avoir accepté d’être mordue.
— Vous n’êtes pas dans votre état normal, Biocréatrice, s’alarma Destruction. Nous allons y remédier.
— Non ! Ne faites rien. Laissez-moi ressentir tout cela.
Destruction était abasourdi.
— Nous sommes responsables de votre sort, Biocréatrice ! Nous devrions retourner à bord d’Audacity. Si vous êtes blessée, si vous mourez… !
Chant lui fit signe de se calmer, puis pencha la tête en signe d’obéissance.
— Éclairez-moi, Biocréatrice.
— Éclairez-nous ! insista Destruction.
— Je me sens bien. C’est intrigant, mais agréable. Restons ici un moment et observons leur réaction.
Installés près des navettes, nous regardâmes le village retrouver son calme. Ils ne semblaient pas s’être offensés de l’intervention de Destruction. Les individus avaient tous regagné leurs huttes, à l’exception de la vieille femelle. Ses yeux étaient rivés sur nous malgré la distance.
Elle attendait, pâle et immobile.
Nous avions trouvé des Forerunners. Nous n’avions aucun moyen de savoir s’ils avaient gardé le moindre souvenir de la flotte ancestrale, ni pourquoi ils s’étaient réfugiés sur cette planète, mais ces gens étaient notre seul espoir d’apprendre de telles informations. Du reste, à en juger par l’expression de la vieille femelle lorsque ses dents s’étaient enfoncées dans ma chair, ils nous réservaient de nombreuses surprises. La morsure ne constituait pas un avertissement. C’était un prélude, un test… et peut-être une manière d’échanger des échantillons biologiques.
Le contact physique est direct et éloquent, mais seuls les tissus prodiguent le vrai savoir.
L’ombre de la nuit s’abattit sur la vallée et sur les montagnes. La pâle lueur rouge et violette de l’Araignée, dont les jeunes étoiles paraissaient floues, comme vues à travers les larmes d’un antique chagrin, s’éleva très haut dans le ciel. Sous ce crépuscule – ce monde ne connaissait jamais de nuit véritablement obscure –, nous montâmes la garde, tandis que du village nous parvenaient quelques cris, des hurlements même, puis… le silence.
Ils dormaient peut-être.
Les autres membres de l’équipage, en orbite à bord d’Audacity, prendraient très mal le fait que l’un de nous soit blessé. Ma témérité les plongerait certainement dans une profonde détresse, tandis qu’ils s’imagineraient devoir révéler au Didacte émergeant de son Cryptum le sort funeste qu’avait connu son épouse.
Mais le Didacte et moi nous étions séparés avec la conscience aiguë, terrible, que nous risquions de ne plus jamais nous revoir.
J’avais d’autres soucis en tête.
Je sentais déjà que je changeais.
Mon intuition se confirma tandis que nous nous reposions dans la plus grande des deux navettes et que nous étudiions les choix qui s’offraient à nous.
J’autorisai mon armure à effectuer une analyse poussée de mon état, mais pas à intervenir. Pas encore. Lorsqu’elle eut terminé, l’auxilia interrompit ma méditation en émettant une suite de couleurs aux tonalités inquiètes.
— Je ne détecte aucun poison, Biocréatrice, annonça-t-elle. En revanche, vous abritez des microbes étrangers.
— Des gènes forerunners ?
— En effet.
— Issus de la morsure de cette femelle ?
— L’air et le sol ne contiennent aucune particule de ce type. Vous attendiez-vous à cela ?
— Nous avons observé leur comportement primitif et leur usage minimal de la technologie, mais cela pourrait s’avérer trompeur. Ils font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont.
— Pourtant, ils demeurent enchaînés à cette planète.
— Dans l’immédiat, ils n’ont pas besoin de partir. Ils sont peut-être heureux.
— Des Forerunners satisfaits ? (Mon auxilia prit une teinte verdâtre, sceptique.) Les particules se répandent dans votre organisme et votre système nerveux, jusqu’à votre cerveau. Nous ne pouvons les laisser continuer. Dans l’immédiat, ce dont vous avez besoin, c’est une purge. Les risques sont trop élevés.
— Les particules déclenchent-elles une réponse du système immunitaire ?
— Pas encore, Biocréatrice. Vous êtes calme et heureuse. J’ignore ce que cela signifie.
J’étais heureuse, en effet, plus que je ne l’avais été depuis bien des années, mais je savais que cela ne durerait pas.
— Je crois… je crois qu’il est impératif que je retourne voir cette vieille femme et que je l’autorise à me mordre une nouvelle fois.
L’auxilia traversa un nouveau spectre de couleurs.
— Vos objectifs sont… difficiles à cerner. Biocréatrice !
— Patience, suggérai-je en fermant les yeux.
Selon moi, il était probable que la morsure soit capable de déclencher un processus réciproque. Qu’allait bien pouvoir découvrir la femme en récupérant quelques-uns de ses éclaireurs microscopiques, qui en ce moment même conduisaient sans doute une investigation subtile mais minutieuse dans mon corps ? Et cela sans provoquer de réaction de mon système immunitaire, pourtant d’une vigilance hors du commun !
Qu’avait-elle besoin de savoir ?
Je ne parlai de tout cela à aucun de mes compagnons, et ne communiquai pas avec Audacity à ce sujet. Le matin serait bientôt là, et même moi préférais attendre la lumière du jour pour mettre mes théories à l’épreuve. La nuit est un moment difficile pour ceux qui vivent en communion avec la nature ; la journée est plus sûre.
Nous avions depuis longtemps perdu l’habitude de dormir. Notre armure comble tout besoin lié au sommeil, et la conscience peut ainsi s’épanouir de façon continue, lisse et saine. Les rares rêves qui nous assaillent – des rêves éveillés – sont de nature administrative et analytique. Des rêves domestiques. Ils ne procurent que peu d’amusement.
Cependant, dans le noir, tandis que les « éclaireurs » de la vieille femme faisaient leur chemin en moi, mon calme s’émoussa lentement. Je commençai à redouter le silence et l’inaction.
Et ce que le lendemain allait nous réserver.
Le soleil levant perça une fine couche de nuages gris et maussades. Nous transmîmes nos rapports complets à Audacity, puis préparâmes notre seconde excursion au village.
Une fois encore, mes compagnons porteraient leur armure, mais pas moi.
— Ils mangent leurs cousins, vous savez, me rappela Chant. Et s’ils décidaient que vous aviez meilleur goût ?
— Je suis sûre que c’est le cas comparé à ceux-là, répliquai-je en jetant un coup d’œil aux bêtes qui paissaient. Je suis nettement plus propre, en tout cas.
Mon professeur préféré, qui m’avait légué son empreinte lorsque j’avais atteint la maturité, répétait à tous ceux dont elle avait la charge : « La vie est mortelle pour tout ce qui la compose. Aucune émotion ne convient mieux à notre sort que l’humour. »
La morsure de la vieille femme n’avait toujours pas provoqué chez moi de réaction manifeste : pas de gonflements, de fièvre ni de signe d’infection ou de malaise quelconques. Toutefois, quelque chose était bien à l’œuvre au sein de mon organisme.
Je m’adressai soudain quelques murmures. Mes lèvres bougèrent d’une manière qui ne m’était pas familière. Les mots avaient un sens, je les comprenais, mais la manière dont ils quittaient ma bouche était étrange. Mes muscles devaient s’habituer à produire de tels sons. Ces mots – inédits pour moi et mon corps-nécessitaient de nombreuses contractions de la langue, ainsi que des vibrations de la glotte.
Avant que je ne retire mon armure, mon auxilia renouvela ses avertissements.
— Votre esprit est en train de muer, Biocréatrice. Les particules s’affairent avec une énergie inquiétante.
— On me prodigue un enseignement, répondis-je. C’est étrange, mais je ne pense pas que ce soit dangereux… pour l’instant.
J’ôtai alors mon casque, m’écartai de l’armure, et traversai la plaine craquelée. Je n’étais encore une fois vêtue que de sous-vêtements légers.
Le vent était plus cinglant et plus froid, ce matin-là, et il me pénétra jusqu’aux os.
— Souvenez-vous, rappelai-je à Chant et à Destruction. Vous ne devez pas intervenir.
— Et s’ils essayaient de vous tuer ? demanda Chant.
Je retroussai une de mes manches, en guise d’invite.
— Ils n’essaieront pas, promis-je.
Je n’aurais pu expliquer pourquoi j’en étais si sûre.
La vieille femme a souri. Elle t’a trouvée drôle et a pensé qu’il fallait que tu profites toi aussi de la plaisanterie.
Je pénétrai dans la ville. Confusément, je sentis que je percevais les bâtiments d’une manière très différente, désormais. J’éprouvais une familiarité grandissante envers tout ce qui m’entourait. Je me mis à voir, puis à ressentir la beauté austère des montagnes ridées, la sobriété tranquille du village qui s’étendait dans leur ombre, la magnificence des lueurs nocturnes de l’Araignée… Ces Forerunners n’avaient pas renoncé à grand-chose, finalement. Ils avaient simplement créé une nouvelle forme de sophistication, à l’aide des ressources dont ils disposaient. En me mordant, la vieille femme m’avait transmis ce qu’elle savait, et peut-être davantage. Déjà, pareil à de la peinture recouvrant les blancs, une sorte de contexte explicatif se dessinait dans mon esprit, reliant entre eux ces mondes étranges.
La morsure était un cadeau. Avec elle, je sentais s’insinuer dans ma chair et dans mon esprit non seulement leur langue, la nature de leur habitat et la conscience de leur essence profonde… mais également leur version de l’histoire.