SÉQUENCE 30
LA BIBLIOTHÉCAIRE ET
L’URDIDACTE
Mon époux… est redevenu un enfant.
Pas un enfant dont je pourrais être fière. Pas un enfant auquel je pourrais faire confiance.
Il a ôté son armure et s’est mis à errer à travers nos quartiers, observant les objets rassemblés par son double, artefacts ou curiosités à l’étude… Autant de traces du temps qu’il a passé loin de moi, en exil puis perdu, et du bref moment durant lequel j’ai eu un autre époux, qui lui ressemblait énormément.
Mais ce n’est plus le cas. Il n’est plus question d’espérer nous réconcilier, j’en suis sûre à présent. Je reconnais à peine l’être qu’il est devenu.
Cependant, il a demandé à me voir, en sous-entendant que ce serait la dernière fois.
Je m’assieds sur un suspenseur qui acquiert forme et couleur à mon contact, et il prend place près de moi, enfouissant sa tête entre ses genoux épais.
— Peux-tu imaginer ce que je ressentais, au fond de mon Cryptum, alors que je t’avais laissé tout pouvoir sur notre situation, et que tout se dégradait et échappait peu à peu à notre contrôle ? demande-t-il.
Je me saisis de sa grande main pour la déplier, et fais courir mon petit doigt sur ses phalanges musclées. Par réflexe, il referme la main. Nos corps charrient toujours les instructions intégrées en des temps immémoriaux.
— Non, soufflé-je. J’espère que tu étais serein.
— J’étais calme, du moins, je crois, dans la mesure où j’étais à peine capable d’éprouver quoi que ce soit. Le Domaine ne peut rien révéler aux vivants qu’ils ne sachent déjà ou qu’ils n’aient emmagasiné dans son enceinte. J’ai arpenté tous ses couloirs… C’était ainsi qu’ils m’apparaissaient, en tout cas. Des siècles à déambuler dans ces cavernes et ces corridors, et dans des lieux plus profonds et plus sombres encore, illuminés çà et là par des données et des souvenirs ancestraux, ainsi que des traces de visites antérieures, rarement les miennes, parfois celles de nos aïeux… et de temps en temps, celles de nos descendants.
— Nos descendants ? demandé-je.
— Ce n’est qu’avec difficulté que le Domaine garde ses secrets. Il a envie, besoin même, de répandre ses connaissances. Il veut nous mettre en garde contre notre folie, mais il ne peut que nous rappeler les émotions et les souvenirs de ceux qui nous ont précédés. Cependant, parfois, il viole ses propres règles.
— Qu’en est-il de nos descendants ? insisté-je.
— J’ai senti leur caresse, leur amour. Malgré tout, ils disparaissaient peu à peu. Le Domaine est plein de chagrin. Une ombre noire s’est abattue sur tout ce qui a trait aux Forerunners. Lorsque j’ai été arraché à tout cela, tiré de mon Cryptum et de mon sommeil… j’ai tout oublié. Mais aujourd’hui, je me souviens. L’horreur me l’a rappelé. Le Fossoyeur m’a rendu tout cela. Il m’a forcé à écouter.
Mon époux reprend vivement sa main et se lève pour rappeler son armure, s’étirant afin qu’elle puisse l’envelopper.
— Je dois lutter contre tout ce qu’il m’a dit, tout ce qu’il m’a fait, à moi et à nous tous. Je dois lutter de toutes mes forces et de toute ma volonté, à l’aide de tout ce que je pourrai rassembler… toutes les armes, toutes les ressources. Mais j’ai été trahi depuis le début par ce Manipuleur, mon épouse. Ma plus grande erreur a été de lui léguer mon empreinte. Je te prie donc par avance de me pardonner pour ce que je vais devoir faire. Et de comprendre les raisons qui m’y poussent.
Je m’apprête à lui demander pourquoi il pense avoir besoin d’un quelconque pardon, et en particulier du mien… mais une alarme retentit avant que j’aie ouvert la bouche. Le Didacte tressaille, et pendant un court instant, je lui retrouve cette acuité, cette vigilance brutale grâce à laquelle il se prépare instinctivement au combat. Des auxilias s’incarnent autour de nous, avec en premier plan l’image d’Offensive Bias.
— L’Arche est attaquée, annonce-t-il. Un groupe de voies spatiales d’une densité hors du commun est en train d’émerger dans un espace proche.
— Combien de temps ? demande le Didacte.
— Quelques heures, pas plus, lui répond la Métarque.
L’Isodidacte est certainement déjà entré en action, avec l’aide des commandants Bâtisseurs, sonnant dans toute l’Arche l’alerte maximale. Je dois me rendre sur le Halo ! Mes spécimens, les derniers humains…
Mais ce que je vois, dans l’abîme nocturne encadrant la grande Arche, suffit à me figer. Les anciens artefacts sont parvenus à se déplacer en quantité telle que la galaxie, derrière eux, n’apparaît presque plus, comme voilée par un rideau de rubans sombres.
L’Arche est encerclée, et à chaque seconde les voies spatiales resserrent leur étau. Déjà, notre rayon d’action s’est réduit à quelques millions de kilomètres seulement.
Je ne supporte pas l’idée de perdre tous mes spécimens, le couronnement de vies entières d’efforts, l’intégralité de notre travail !
— Comment pourrons-nous repeupler la galaxie, si nous perdons tout ici ? gémis-je.
Le regard que m’adresse le Didacte est étrangement… rusé, sournois, comme s’il avait envie de raconter une plaisanterie délectable, mais ne pouvait encore le faire. Une expression que je ne lui ai jamais connue. L’horreur s’ajoute à l’horreur.
— Après avoir terminé mon travail, je partirai à bord du Mantle’s Approach, m’annonce-t-il.
Mes pensées s’enchaînent à toute allure. Je ne peux espérer recevoir l’aide du Didacte, c’est désormais certain. L’Arche est beaucoup trop grande pour être transportée. Le Halo, lui, pourrait parvenir à s’échapper, mais nous ne possédons pas assez de vaisseaux fonctionnels pour emmener nos Forerunners dessus. Pour y parvenir, il aurait fallu s’y atteler il y a des semaines, ou bien les installer sur le Halo dès le début.
Nos erreurs ont fini par s’additionner.
Le piège se referme.
— Comment pouvons-nous tous les sauver ? Comment pouvons-nous nous libérer ? demandé-je. Et où allons-nous partir ?
— On ne peut pas leur échapper, seulement les traverser, déclare-t-il, les sourcils froncés. Si tu veux vivre, tu dois partir immédiatement. Lorsque les Floods en auront terminé, il ne restera plus rien de cet endroit.
Le Didacte étend son long bras dans la direction de Path Kethona.
— Les voies spatiales se tiendront à l’écart du champ de tir du Halo, dégageant ainsi une issue, mais qui ne restera pas longtemps ouverte dit-il. Tu dois t’enfuir à bord d’Audacity tant que tu en as encore la possibilité. (Il inspire profondément, les yeux rivés sur la surface de l’Arche.) Les traîtres. Et pourtant… même face à la preuve monumentale de notre échec, je vais me mettre en quête d’une autre solution.
Le Didacte enfile son casque et m’abandonne, avec à peine un regard en arrière. Il ne me propose même pas de m’escorter jusqu’à Audacity.
Je m’enfonce dans un océan de malheur et de confusion. Si l’Arche est détruite, et avec elle tous mes spécimens, à quoi ma propre existence servira-t-elle ?
C’est alors que je comprends. Nous devons tout transporter – tout ce que nous pourrons sauver – en lieu sûr. C’est la seule solution. J’envoie un message particulièrement concis à Chant de Verdure, qui est cachée dans un vaisseau-clé de l’autre côté de la Brûlure. Si son bâtiment est encore en état, elle m’obéira. Elle ne peut échouer.
Je contacte ensuite la seule présence, sur l’Arche, dont je sais qu’elle peut m’aider.