SÉQUENCE 3
BIBLIOTHÉCAIRE

Je n’ai pas toujours été désignée sous le nom de Biocréatrice. Ce titre m’a été accordé juste avant que je ne rende visite aux humains vaincus de Charum Hakkor, en compagnie du Didacte, il y a dix mille ans de cela. Et ce fut alors une sorte de commencement.

En dépit du triomphe de mon mari sur tous ces malheureux, j’avais envie de pleurer. Je me remémorais ceux que j’avais perdus parmi mes amis, mes collègues… ma famille. Mais ce n’était pas seulement eux que je pleurais. Ces humains pathétiques, blessés et abattus, étaient aussi mes enfants. Ainsi nous l’enseigne la Loi du Manteau.

Depuis toujours, les Forerunners se plaisent à penser qu’ils ont une conscience aiguë de leurs devoirs envers tous les êtres vivants, y compris lorsqu’il prend à ces derniers l’envie de mordre, de griffer… ou de tuer. Mais de là à menacer de nous détruire totalement… Les humains s’étaient trop bien battus. Et les preuves de leur cruauté et de leur arrogance étaient légion.

En repoussant les troupes humaines, les Forerunners avaient découvert de nombreux systèmes où l’humanité avait éradiqué des espèces et des civilisations entières, lorsqu’elle ne les avait pas forcées à servir ses propres intérêts. C’était le cas des San’Shyuum, magnifiques et décadents.

Le butin de cette ultime victoire sur Charum Hakkor était ambigu et mystérieux – c’était peut-être plus une malédiction qu’un trésor, comme si les vaincus savaient que ce qu’ils nous abandonnaient allait nous distraire, saper notre volonté, drainer notre détermination…

Le plus important de ces trophées était une bonde temporelle construite par les humains et placée au centre d’une vaste Citadelle. À l’intérieur de l’appareil, les humains avaient conservé, ou emprisonné – les deux, peut-être – une créature ancestrale, trouvée en marge de la galaxie, juste au-delà des dernières constellations clairsemées qui la bordent. Ils l’appelaient « l’atemporel ».

Le Didacte, lui, la nomma « le Primordial ».

Mon époux parvint à extirper des informations sur le fonctionnement de la bonde à un serviteur des humains endommagé, qui était en quelque sorte l’équivalent d’une auxilia. Le Didacte ne put ni déverrouiller la bonde, ni en délivrer l’occupant, mais il eut en revanche un bref entretien avec la créature emprisonnée.

Le Primordial mesurait six mètres de large et presque autant de haut. Il semblait s’agir d’un mélange contre-nature, tenant à la fois de l’arthropode préhistorique et du mammifère. Sa tête plate et basse s’évasait sur ses épaules tombantes ; ses yeux à facettes, très écartés, luisaient comme des diamants bruts. Quant à son corps, il ressemblait à celui d’un énorme singe et était doté de nombreux membres, tandis que son épine dorsale se prolongeait en une queue articulée de scorpion marin. Tout cela était tassé, serré dans l’espace restreint de sa prison.

Le Didacte fut d’abord convaincu que cette abomination suspendue dans le temps n’était qu’une ingénieuse imposture. Une arme psychologique, peut-être. Or elle était bien plus que cela.

Cette rencontre changea le Didacte. Ce jour-là, il y a dix mille ans, il me raconta ce qu’il avait vu, mais pas ce que la créature lui avait dit. Il ne partagea pas ce secret, ni avec moi ni avec personne d’autre. Je pense qu’il espérait nous protéger, mais c’était impossible, bien entendu. Peu de temps après avoir mis le Didacte à l’abri dans son Cryptum, je me rendis à Path Kethona [TT : le Grand Nuage de Magellan] et découvris par moi-même le secret du Primordial.

J’y reviendrai en temps voulu.

 

Tandis que le conflit entre humains et Forerunners se rapprochait péniblement de son terme, les Bâtisseurs produisaient toujours plus d’armes et de vaisseaux – plus qu’il n’était nécessaire. Leur richesse et leur pouvoir augmentaient de jour en jour. Cette montée en puissance s’accompagna d’un abandon progressif des traditions et des anciennes lois. Sous l’influence grandissante des Bâtisseurs, l’Ancien Conseil se transforma lui aussi, devenant de plus en plus vindicatif et cupide.

Face aux découvertes qui prouvaient l’avidité et la cruauté de notre ennemi, l’Ancien Conseil décida que l’humanité, en tant qu’espèce, s’était rendue coupable de crimes à l’encontre du Manteau. J’étais d’accord… au début. Plus tard, lorsque nous nous aperçûmes que les humains avaient déployé des efforts colossaux pour combattre les Floods et que bon nombre de leurs prétendus actes de barbarie avaient été commis dans ce but, mon opinion changea. Toutefois, à ce moment-là, personne n’écouta les Biotechniciens. Affaiblis sur le plan politique, nous ne parvînmes pas à faire entendre nos voix.

Certains Serviteurs-Combattants protestèrent également. Leur vie était régie par un étrange sens de l’honneur et du devoir. Selon eux, les humains avaient prouvé leur valeur sur le champ de bataille. Les soumettre était honorable ; les exterminer ne l’était pas. Cependant, les Serviteurs-Combattants furent écartés à leur tour.

Les Bâtisseurs dressèrent à eux seuls les plans d’une solution finale à l’humanité. Les Forerunners se trouvaient en haut d’une pente glissante, menant tout droit aux atrocités mêmes dont ils prétendaient punir l’espèce humaine. Le paradoxe était cruel et vertigineux. Pourtant, les Juristes eux-mêmes gardèrent le silence.

Mais un autre sujet d’inquiétude, bien plus grand, s’imposa bientôt sur le devant de la scène : les Floods. Nos premières rencontres avec ce fléau, qui changeait de forme et dévorait tout sur son passage, avaient été effroyables. Les Floods avaient en effet pris d’assaut des centaines de flottes forerunners et transformé leurs équipages en magma rampant et agonisant… ou les réunissant en de grotesques amas, que nous appelâmes des Fossoyeurs. Les Serviteurs-Combattants détruisirent méthodiquement les flottes infectées, ne nous laissant à analyser que leurs restes éparpillés, des veilleurs endommagés et des morceaux d’armures brisées. Certains des veilleurs que nous récupérâmes s’avérèrent impossibles à réparer, et même à interroger. Ils avaient été soumis à une corruption jusqu’alors inconnue, de nature philosophique, assez semblable à celle que l’on a pu observer par la suite chez Mendicant Bias. Ils corrompirent ensuite rapidement d’autres IA.

Il n’était visiblement pas sain, pour une auxilia, de mesurer son esprit à celui d’un Fossoyeur. Cela était peut-être tout aussi vrai pour les êtres organiques, mais face à ces derniers, les Floods ne s’embarrassaient pas de techniques subtiles de perversion ou de persuasion.

Ils se contentaient d’absorber, de convertir… d’utiliser.

 

Les premiers antécédents des Floods étaient apparus au sein de l’humanité un siècle avant que celle-ci n’entre en guerre contre les Forerunners, et cent dix ans avant que nous-mêmes ne soyons frappés par ce fléau. L’infection était arrivée chez les humains à bord de petits vaisseaux très anciens et d’origine inconnue. Ces bâtiments provenaient de l’extérieur de la galaxie, peut-être de Path Kethona. Ils transportaient une poudre étrange et apparemment inerte.

La poudre provoqua tout d’abord des mutations agréables chez les phéroux, des animaux domestiques très appréciés des humains. Je me suis longtemps demandé par quel processus déviant les maîtres de ces animaux avaient été amenés à faire cette découverte, mais il est souvent impossible de distinguer l’ingéniosité du simple jeu, et le goût du jeu est l’un des traits de caractère de l’humanité qui me la font chérir tout particulièrement.

Les phéroux sont originaires de Faun Hakkor, dans le même système que Charum Hakkor, l’un des centres névralgiques de la culture humaine. De nombreux artefacts des Précurseurs, de taille impressionnante, y sont également rassemblés.

Bientôt, juste avant le début de notre conflit, la mutation des phéroux entra dans une nouvelle phase. Ils produisirent des spores qui plongèrent leurs maîtres dans le premier stade de la maladie des Floods. L’infection se propagea rapidement et prospéra en ses nouveaux hôtes, affaiblissant tellement les humains que les Forerunners remportèrent leurs premières victoires avec une facilité imprévue. De fait, leurs ennemis se battaient sur deux fronts à la fois.

Cependant, en quelques décennies, la situation changea. L’humanité se redressa. Leur force redoubla. Nos flottes se trouvèrent confrontées à des populations d’humains sains et vigoureux, bien que résidant dans des secteurs infectés de la galaxie. De toute évidence, ils avaient trouvé un moyen de s’immuniser contre les Floods, ou avaient développé contre le parasite une résistance naturelle… Peut-être même avaient-ils mis au point un remède.

Avant ce regain de puissance, les Forerunners avaient largement profité de la période de troubles pour dépêcher leurs troupes et les répartir à des endroits stratégiques. Nous avions l’avantage, en termes de force brute comme sur le plan tactique.

Les flottes et les soldats de mon mari remportèrent ainsi des victoires écrasantes.

Les Floods ne semblaient plus infecter les humains, mais tout au long des frontières de la galaxie, dans de nombreux autres systèmes, ils avaient refermé leurs griffes sur des milliers de mondes. Sur chaque planète où l’armée du Didacte rencontrait des foyers d’infection, elle les anéantissait purement et simplement, les noyant sous sa colossale puissance de feu. Les Floods semblèrent avoir été endigués, du moins pendant un temps.

Toutefois, le Didacte et moi savions que ces quelques frappes chirurgicales n’auraient pas dû suffire. Les Biotechniciens avaient calculé que notre galaxie, étant donné la virulence et les capacités d’adaptation élevées des Floods, aurait dû être submergée en quelques siècles seulement. Pourtant, tandis que les humains perdaient peu à peu la guerre, les Floods s’évaporaient sous nos yeux comme neige au soleil. On aurait dit qu’ils se retiraient volontairement, comme s’ils avaient établi un pacte avec l’humanité et qu’ils ne désiraient pas précipiter sa chute. Les flottes forerunners réussirent bientôt à acculer les humains dans leurs derniers retranchements. Charum Hakkor résista jusqu’au dernier instant.

Pendant un moment, nos deux plus puissants ennemis semblèrent vaincus. Mais l’ivresse de la victoire ne devait pas pour autant endormir notre vigilance. Nous savions de quoi les Floods étaient capables. Un nombre écrasant d’entre nous, pas seulement au sein de l’Ancien Conseil ou des Bâtisseurs, était convaincu qu’ils reviendraient avec une virulence nouvelle. Et nous n’étions pas immunisés.

Il était d’une importance cruciale que nous découvrions comment les humains avaient réussi à survivre aux Floods. Nous ne pûmes forcer ceux que nous retenions prisonniers à divulguer ce secret. L’analyse de cadavres de leur espèce ne révéla pas grand-chose. Malgré cela, l’Ancien Conseil fut bientôt convaincu de l’existence d’un vaccin ou d’un remède.

Cependant, ils avaient ordonné la destruction de l’espèce humaine. Cette contradiction devait évidemment être résolue.

Déjà, certains Bâtisseurs établissaient des plans censés nous permettre de parer à une résurgence éventuelle des Floods. Ce projet connaîtrait son aboutissement des milliers d’années plus tard, sous le nom de Halo. Il parut alors approprié – et commode sur le plan politique – de mettre une Biotechnicienne à la tête des recherches sur les Floods.

À cette époque, j’étais une étoile montante, m’élevant au rythme des victoires du Didacte. Il était le héros triomphant, j’étais sa compagne fidèle, et j’avais étudié en profondeur des mondes ravagés par les Floods. Je reçus le titre de Biocréatrice et fus nommée responsable d’un nouvel effort de recherche. Comprendre les Floods devint mon devoir. Le Didacte approuva tout cela. Son rôle au Conseil s’en verrait renforcé par association, et il était toujours fier de ce que j’accomplissais.

Sa confiance était sans limites.

Le Conseil me convoqua sur le monde-capitale afin de s’entretenir avec moi. Bien que j’aie auparavant été une des plus ferventes partisanes de l’élimination des humains, la Biotechnicienne que j’étais se mit à arguer que leur destruction constituait non seulement un crime potentiel à l’encontre du Manteau, mais aussi un frein à la recherche sur les Floods. J’affirmai aux conseillers, assez sincèrement d’ailleurs, que les meilleures ressources dont nous disposions n’étaient pas nécessairement les gènes des humains, ni même leur mémoire, mais les qualités essentielles que l’on ne trouvait que chez les populations demeurées intactes – les cultures, les langues, le dialogue entre les peuples… Ces échanges subtils, à l’échelle d’une espèce entière, pouvaient nous révéler un jour la teneur du fameux remède, s’il existait. Nous devions préserver tout ce que nous pouvions de l’humanité, tout ce qu’il en restait. La majorité agonisait mais résistait encore, sur Charum Hakkor et ses alentours.

L’Ancien Conseil entendit mes arguments, mais la guerre avait déjà coûté aux Forerunners énormément de sang et d’argent. Les conseillers insistèrent pour que cette quête d’une solution au problème posé par les Floods ne prenne pas totalement le pas sur nos autres préoccupations. Nous devions nous protéger d’une nouvelle résurgence des humains.

Les sentiments du Didacte étaient tout aussi partagés, bien qu’il ne m’en fasse part que rarement, à cette époque. Il soutenait les principes du Manteau, mais en tant que Prométhéen, il avait juré de protéger les Forerunners à tout prix. Il savait quels redoutables adversaires les humains seraient, s’ils devaient échapper à nos troupes et recouvrer leur puissance passée. Néanmoins, même pour lui, il était évident que nous devions les préserver, d’une manière ou d’une autre.

Les Bâtisseurs finirent par se ranger à mes opinions… en partie. Ils s’allièrent aux Biotechniciens pour exiger un programme de recherches poussé. Les Floods, après tout, pouvaient revenir et mettre en danger les systèmes que nous venions de conquérir, réduisant les bénéfices que l’après-guerre réservait aux Bâtisseurs.

Finalement, l’Ancien Conseil et moi conclûmes un terrible marché. Les humains seraient réduits à l’impuissance, condamnés à ne jouir que du pâle reflet de leur gloire passée. Quant aux Biotechniciens, ils reçurent l’ordre d’employer tous les moyens nécessaires pour découvrir le secret de leur résistance aux Floods. Nos instructions avaient un parfum de châtiment qu’il était impossible d’ignorer. Notre douleur fut immense. Elle l’est toujours.

La guerre humains-Forerunners se poursuivit jusqu’à sa conclusion inévitable. Après que nous ayons scellé de manière définitive le destin des humains, Charum Hakkor résista jusqu’au bout, sacrifiant des dizaines de milliers de vaisseaux et des millions de vies des deux côtés.

Puis, Forthencho… ce nom terrible, cette présence redoutable et magnifique ! Forthencho, le Seigneur-Amiral, le plus grand adversaire du Didacte, ordonna à ses flottes de se rendre et à ses troupes de rompre les rangs, puis il attendit de connaître le sort que nous leur réservions.

 

Et c’est ainsi que sur Charum Hakkor, le Didacte et moi allâmes marcher parmi les prisonniers, officiers ou simples soldats, et leurs familles. Nous étions entourés de ceux qui nous avaient combattus durant des siècles, souvent bravement, et plus souvent encore avec une rouerie étonnante. Nous avions toujours un peu de rancœur à leur égard, bien sûr… Nous ne sommes que des Forerunners, après tout. Toutefois, le prix qu’avait payé l’humanité, et qu’elle continuerait à payer, était effarant.

Les débris de la bataille gisaient tout autour de nous. Par-delà les bâtiments humains en ruines, à travers la fumée, on apercevait aussi de minces rubans zébrant le ciel : les voies spatiales des Précurseurs, intouchables et éternelles, placées là plus de dix millions d’années auparavant. Ces volutes grises, immortelles, s’étendaient jusqu’à une orbite médiane, où la rotation de leurs anneaux extrayait constamment et silencieusement l’énergie médullaire de l’espace inhabité. À ce jour, leur fonctionnement reste un mystère pour nous.

Leur beauté est insupportable, leur complexité, insondable.

Nous fîmes venir les Compositeurs pour s’occuper du Seigneur-Amiral et de ses derniers soldats. Ces machines, énormes et laides, avaient à l’origine été conçues par les Bâtisseurs dans le but de soigner les victimes des Floods. Les Compositeurs produisaient de puissants champs de force constitués d’empathies entrelacées, capables de récolter l’esprit et l’essence des victimes, puis de les traduire sous forme de données. Le plan initial était de construire de nouveaux corps, puis d’y imprimer les essences des victimes, vierges de toute trace des Floods.

Les résultats n’avaient pas été satisfaisants. En fait, ils avaient même été affreux. Les corps forerunners ainsi traités ne survivaient pas longtemps, et tous mouraient dès qu’ils quittaient leur chambre de stockage.

Seulement, à cet endroit-là… les Compositeurs étaient notre unique ressource. La seule qui nous ait été accordée. Les Bâtisseurs, ainsi que les conseillers vindicatifs, s’en étaient assurés.

Les centaines de milliers d’humains encore vivants sur Charum Hakkor furent remis aux Biotechniciens afin d’être étudiés, sondés, analysés molécule par molécule, pensée par pensée, jusqu’à la dernière cellule… puis soumis aux vastes champs ondulants des Compositeurs.

Lorsque les machines eurent accompli leur besogne et arraché à ces derniers survivants – des soldats épuisés et mourants – leurs souvenirs et leurs processus mentaux, leurs dépouilles furent réduites au stade atomique. Il s’agissait d’un holocauste pur et simple. L’humanité, en tant que civilisation et en tant qu’espèce, avait constitué la deuxième plus grande puissance de la galaxie. Elle était désormais littéralement écrasée, désintégrée. Et la menace qu’elle représentait, annihilée.

Le plus difficile, tout au long de ce processus, fut de traiter les enfants humains. Même eux avaient été répartis par leurs aînés en escouades et avaient reçu des ordres défensifs spécifiques. Élevés durant une ère de conflit permanent, ils semblaient comprendre mieux que les autres ce qui allait leur arriver. Je me souviens de leurs regards terribles, empreints de sagesse et dénués de peur.

 

NOTE DE CATALOGUE : L’auxilia de la Bibliothécaire transfère des données sensorielles enregistrées à l’époque du récit. Ce que Catalogue entrevoit du travail des Compositeurs est dérangeant. Je n’ai jamais été directement témoin de tels événements. Et pourtant, même cela ne constitue pas une offense de même nature qu’un crime contre le Manteau.

Pas encore.

 

 

BIBLIOTHÉCAIRE

 

Malgré la fébrilité avec laquelle nous nous étions mis à l’œuvre, les Bâtisseurs et l’Ancien Conseil avaient réussi à cacher l’existence des Floods aux grands foyers de population forerunner. Selon eux, il s’agissait d’éviter de déclencher une panique générale dans un contexte de guerre.

La majorité de l’écoumène célébrait ainsi sa sécurité retrouvée, dans l’ignorance totale de cette nouvelle menace.

La deuxième partie de mon accord avec le Conseil, qui consistait à préserver les humains considérés comme une espèce potentiellement renouvelable, impliquait la sauvegarde de spécimens vivants et intacts. Des milliers d’entre eux furent donc tirés des ruines de leurs bastions, un peu partout dans les territoires humains nouvellement conquis, et emmenés sur Erdé-Tyrène. On peut aujourd’hui encore y observer les restes fossilisés des plus vieux ancêtres de l’humanité.

Cependant, tout en honorant ma requête, l’Ancien Conseil insista pour que les derniers survivants de cette espèce soient soumis à la « désévolution ». En d’autres termes, l’histoire génétique de l’humanité serait rembobinée ; la musique de son évolution, longuement façonnée par le temps, serait rejouée à l’envers. Les individus soumis à cette régression, ordonna le Conseil, seraient forcés d’en faire l’expérience consciente, et ce dans le but de leur rappeler les conséquences de leur arrogance et de leur cruauté.

Chaque jour, durant des mois, mes spécimens sentirent leurs corps perdre en mémoire, en complexité, en masse… et pour finir, en intelligence.

Le Conseil et les Bâtisseurs imaginèrent alors une autre manière, encore plus étrange, de m’aider à préserver les schèmes culturels de l’humanité. Tandis que mes spécimens régressaient, les personnalités et les souvenirs récoltés par les Compositeurs chez leurs semblables, sur Charum Hakkor, seraient stockés sous forme holographique au sein même de leur chair. Ils ne seraient pas actifs, mais dormants, ce qui éviterait le déclin engendré par l’action des Compositeurs.

Chaque humain désévolué porterait en lui les souvenirs de dizaines de milliers d’autres individus, en vue d’analyses et d’enquêtes futures. Et il transmettrait cet héritage à ses enfants.

Les mêmes souvenirs et personnalités seraient également stockés dans des machines et soumis à un interrogatoire constant et répétitif. Cela revenait à créer une bibliothèque de fantômes esclaves, condamnés à des millénaires de torture automatisée. Ainsi, affirmait le Conseil, le secret de la résistance des humains aux Floods finirait par être découvert.

Notre manière perverse de servir les principes du Manteau était d’une cruauté qui excédait de loin l’éradication pure et simple. Les Bâtisseurs avaient obtenu presque tout ce qu’ils désiraient. Cela n’empêcha cependant pas le déclenchement d’un nouveau conflit, bien différent celui-là, car il opposa mon époux au Maître-Bâtisseur.

Des forces puissantes, au sein du Conseil et parmi les Serviteurs-Combattants, soutenaient toujours la stratégie du Didacte pour contenir les Floods, à savoir des centaines d’énormes mondes-boucliers disposés à des emplacements stratégiques de la galaxie afin de surveiller les incursions des Floods et de conduire des opérations soigneusement réfléchies à l’échelle du système. Le Didacte avait collaboré avec moi pour munir ces vastes constructions d’installations dédiées à la préservation des espèces en danger, de manière localisée.

Ainsi, disait-il, ces défenses ne violaient pas la Loi du Manteau. Au contraire des Halos préconisés par le Maître-Bâtisseur, les mondes-boucliers ne nécessitaient pas l’extinction des espèces, et ils pouvaient même être utilisés comme de grands refuges pour ces dernières en temps de crise.

En réponse, le Maître-Bâtisseur ordonna que ses Halos soient également équipés d’un système capable d’accueillir et de sauvegarder les espèces. Politicien plus habile que nous, le Maître-Bâtisseur savait qu’il réduisait ainsi à néant le dernier argument que lui opposait le Conseil : la menace d’une violation du Manteau et d’une destruction de la galaxie par ce qui était supposé la sauver.

Pire : il me demanda – à moi ! – de concevoir ces sanctuaires, ce qu’il m’était impossible de refuser. Je donnai alors l’impression de collaborer avec le Maître-Bâtisseur, contre le souhait de mon époux.

Le Maître-Bâtisseur, sentant qu’il tenait là une stratégie gagnante, affirma en outre que la grande infrastructure extragalactique où l’on construisait les Halos – l’Arche – pourrait également être agrandie et aménagée afin d’accueillir les populations protégées… moyennant une dépense considérable, ce qui profiterait énormément aux Bâtisseurs. Ces derniers l’approuvèrent chaleureusement.

Il suggéra ensuite la construction d’une seconde Arche, en secret, afin de développer davantage le rôle protecteur de l’installation. On pourrait alors en effet sauver encore plus d’espèces… et construire plus de Halos. Par ailleurs, tous les problèmes que le temps avait permis de déceler au sein de la première Arche pourraient être aisément corrigés dans la seconde.

Mon époux et moi nous trouvions confrontés à des choix de plus en plus restreints. D’un point de vue politique, nos chemins allaient bientôt se séparer.

 

La vie se nourrit de la compétition, de la mort et du remplacement, depuis les bords rocheux de notre océan natal jusqu’aux étoiles les plus lointaines. Sa cruauté et sa créativité sont indissociables.

Cependant, à cette époque – ce n’était d’ailleurs pas la première fois, tant s’en faut –, la peur et la déférence des Forerunners à l’égard des principes du Manteau nous poussèrent bien près de la tyrannie, du sacrilège… et, pour employer ici le plus ancien de nos mots, de l’outrage.

À notre décharge, on pourrait arguer que les Biotechniciens et les Serviteurs-Combattants n’étaient pas en position de force, que l’Ancien Conseil était tenu par les Bâtisseurs, que même les Juristes leur étaient soumis… et que les Floods risquaient de mettre de nouveau la galaxie en péril.

Mais cela suffit-il à justifier nos actes ?

 

Les Bâtisseurs avaient construit la première Arche, ainsi que les premières installations Halo… De gigantesques anneaux tournants, de trente mille kilomètres de diamètre, capables d’accueillir des millions, si ce n’est des milliards d’organismes sur leur face intérieure. Des paradis pour la recherche, d’une certaine manière, mais conçus en réalité pour détruire toute vie à des centaines de milliers d’années-lumière autour d’eux.

L’Ancien Conseil eut au moins la sagesse de reporter la construction de la seconde Arche. Si les Bâtisseurs avaient encore gagné en puissance, nul n’aurait plus été en mesure de les contrôler.

Les derniers humains physiquement intacts furent débarqués sur Erdé-Tyrène. Ils étaient très peu nombreux, bien moins que je ne l’avais prévu. Presque immédiatement, je mis en œuvre mon programme de reconstruction de leur population, loin des regards critiques du Maître-Bâtisseur, du Conseil, et même du Didacte.

Dans cet environnement familier, mes humains prospérèrent. Ils firent même montre d’une résistance exceptionnelle, presque surnaturelle. À la surprise de mes Biotechniciens, en l’espace de mille ans à peine, les régressés donnèrent naissance à des formes de plus en plus avancées. Ces dernières divergèrent en plusieurs variétés distinctes, tel un buisson où s’épanouiraient mille fleurs splendides. Leur nombre s’étoffa également, et de quelques milliers, ils devinrent des centaines de milliers, puis des millions.

Je ne m’expliquais pas ce phénomène. J’en cherchai la cause dans leurs gènes, et ne trouvai rien. Y avait-il une autre force à l’œuvre, qui serait parvenue à se soustraire à nos yeux ?

Mes humains se rassemblèrent bientôt en groupes, en tribus et en villages. Ils labourèrent le sol et y firent pousser des plantes. Ils capturèrent des loups, des chèvres, des moutons, des vaches et des oiseaux pour les apprivoiser. Ils fabriquèrent de nombreux outils, développèrent un commerce et une industrie sommaires.

Mille ans ne s’étaient pas écoulés que certains d’entre eux me rappelaient déjà le Seigneur-Amiral.

D’autres me renvoyaient le souvenir des enfants aux yeux pleins de sagesse…

Je dissimulai leurs progrès extraordinaires à l’Ancien Conseil et aux Bâtisseurs. Je n’en parlai pas à mon époux. Erdé-Tyrène se trouvait très loin des flux habituels du commerce forerunner. Je congédiai mes Biotechniciens, réduisant d’abord leurs effectifs à une poignée, puis à zéro. La planète devint une province isolée et oubliée.

De temps en temps, j’y passais en personne pour étudier leurs avancées. Je leur donnais à tous mon génocode, ma marque d’instruction, d’utilité et d’orgueil. Je voulais qu’on se souvienne de moi. Ma propre existence me paraissait si fragile, après ce que nous avions fait. Lorsque je travaillais avec les humains, que j’étudiais leurs gènes et leurs personnalités, j’en arrivais presque à oublier les conflits plus grands qui menaçaient.

Je passais tout ce temps-là loin de mon époux, qui ne cessait de rencontrer de nouvelles difficultés. Le Didacte continuait à défendre obstinément ses mondes-boucliers, démontrant leur efficacité encore et encore devant des assemblées de conseillers. Il se faisait de nouveaux ennemis parmi les puissants.

Quant au souvenir de ses victoires… il coula peu à peu dans les limbes du passé.

Il perdit de son éclat.

Le Maître-Bâtisseur s’attaqua avec talent aux derniers bastions qui soutenaient encore le Didacte. Le conflit politique qui opposait les Bâtisseurs et les Serviteurs-Combattants atteignit un stade critique. La caste des Serviteurs-Combattants fut déchue. Bon nombre d’entre eux furent acceptés au sein des Bâtisseurs, qui en firent leurs gardes dédiés. L’insulte était évidente, mais au moins cela leur permit-il de survivre, de s’enrichir et de se rendre utiles au nouveau régime.

Puis vint le coup fatal. Les Juristes condamnèrent mon époux. Ce dernier fut reconnu coupable d’outrage au Conseil et reçut l’ordre d’interrompre la production de ses mondes-boucliers, de céder l’intégralité de ses données et de ses auxilias, de mettre fin à ses projets, et de se soumettre à l’autorité des Bâtisseurs, en particulier celle de Faber, le Maître-Bâtisseur.

Le Didacte refusa.

Alors même que mes humains redonnaient vie à leurs anciennes formes puis s’épanouissaient en de nouvelles variétés inattendues, il devint certain que je devrais désormais travailler seule, car mon époux serait bientôt exilé… ou exécuté.