SÉQUENCE 27
VOYAGE VERS LA GRANDE ARCHE

L’Arche ne produit plus de Halos. Il s’agit à présent du principal réceptacle des spécimens sauvegardés par la Bibliothécaire. On murmure qu’il ne reste plus qu’un seul Halo, que tous les autres ont été traqués et détruits par les Floods.

C’est du moins ce que me révèle l’Isodidacte tandis que nous effectuons notre passage en Sous-espace. En réalité, personne ne connaît les détails de la situation actuelle. Les communications sont devenues trop difficiles.

Catalogue est particulièrement enclin au malaise durant un saut, mais celui-ci est exécuté avec talent, et mon inconfort s’avère presque nul. Malgré tout, l’Isodidacte semble tendu.

Les frontières des thèmes forerunners sont marquées par des champs magnétiques à grande échelle, qui constituent une signalisation commode, bien que légèrement instable du fait de leur fluidité. Ces champs apparaissent sur les écrans d’Audacity sous forme de rideaux ondulants verts et violets, ressemblant beaucoup aux aurores boréales que l’on peut admirer dans les atmosphères planétaires. Leurs mouvements me rappellent les méduses translucides nageant dans les bassins de la Bibliothécaire. Bien que leurs remous soient plus lents et infiniment plus majestueux, les champs paraissent animés de la même sorte de vie.

Catalogue n’est pas insensible à la beauté. J’ai contemplé des spectacles magnifiques, durant l’année qui vient de s’écouler : ces êtres vivants placés sous l’égide de la Bibliothécaire, ainsi que le courage de cette dernière et de l’Isodidacte face à des situations en apparence insurmontables.

Nous observons, depuis le Sous-espace, les images que les écrans du vaisseau créent à notre intention, simplifiant au maximum des variables d’une complexité inouïe. À mes yeux, les rideaux mouvants aux nuances vertes et violettes sont toujours aussi beaux, mais pour l’Isodidacte et Audacity, leurs teintes changeantes et leurs tourbillons de plus en plus complexes annoncent un danger imminent.

— Les frontières du thème ont changé depuis mon dernier passage, déclare l’Isodidacte.

Il étudie rapidement les différentes possibilités, avec l’aide d’Audacity. Notre dette spatio-temporelle augmente de seconde en seconde.

— Si nous sommes forcés de sortir du Sous-espace, nous allons nous retrouver bloqués au milieu d’un vide sans étoiles, à cinq mille années-lumière de l’Arche.

Les ondes des champs magnétiques adoptent alors une teinte rougeâtre. Un autre rideau coloré apparaît à l’angle opposé, comme un piège destiné à nous enfermer. Rien, dans les données que contient le vaisseau, ne parvient à l’expliquer.

Nous nous insérons lentement entre les deux parois, tandis que les tourbillons se multiplient. Nous nous trouvons dans une région où les lois qui régissent les voyages des Forerunners entre les soleils ne semblent plus s’appliquer.

— Nous allons être obligés de forcer le saut, conclut l’Isodidacte. L’espace-temps de cette région est en train de muter pour s’adapter aux flux des Précurseurs… Les Floods se dirigent vers l’Arche. Cette zone du Sous-espace sera bientôt incompatible avec notre équipement.

— L’équilibre ! s’exclame la Bibliothécaire. Quelles sont nos chances de survie ?

— Si nous n’effectuons pas le saut en urgence, pratiquement aucune, répond l’Isodidacte. Si nous sautons, à peu près une chance sur quatre. Durant les combats, nous n’employions que très rarement cette méthode.

— La situation sur le terrain est critique, confirme Audacity.

— Nous disposons d’une ouverture extrêmement fine sur notre point d’arrivée, déclare l’Isodidacte. Elle suffit tout juste à supporter notre masse. Est-ce un risque à prendre ?

La Bibliothécaire hésite à peine.

— Bien sûr, dit-elle avant d’ajouter, en attrapant son bras : Et le Mantle’s Approach ?

L’Isodidacte prépare le code de commande du saut en urgence.

— L’ouverture est stable. Nous n’allons effectuer qu’un seul saut, même s’il sera très incurvé. Le Mantle’s Approach nous suivra sans doute de très près, en calquant sa trajectoire sur la nôtre.

— Cela augmentera-t-il nos risques d’échec ?

— Évidemment. Je ne pense pas qu’il s’en soucie. Préparez-vous à ressentir un malaise bien plus grand que ceux dont vous avez l’habitude. Notre dette spatio-temporelle va augmenter de manière importante.

Audacity lance le processus. Notre saut commence. Catalogue a connu pire, mais pas de beaucoup, et il me faut une bonne heure pour m’en remettre. Les autres sont également affaiblis, et Audacity s’abstient de répondre aux signaux que je lui envoie pendant un laps de temps alarmant.

Enfin, le vaisseau redevient aussi alerte qu’auparavant. Nous constatons que nous avons survécu et que nous nous trouvons là où nous désirions nous rendre. Nous avons quitté la galaxie et approchons désormais du périmètre de défense fortifié de la grande Arche, qui s’épanouit dans l’obscurité intergalactique telle une fleur gigantesque aux contours acérés.

Le vaisseau de l’Urdidacte nous suit de près, selon une trajectoire légèrement bancale.

La forge centrale de l’Arche, à cent mille kilomètres de nous, est désormais plongée dans le noir. Il ne reste en orbite qu’un unique Halo – le Halo Oméga, nous indique notre auxilia –, son arme pointée sur Path Kethona. Ce nom sied particulièrement bien au dernier anneau du Maître-Bâtisseur.

Inconnue de la plupart des Forerunners, la petite Arche, cachée plus loin le long des marges de la galaxie, abrite actuellement six de ses propres Halos. Ils étaient initialement destinés à étendre la zone commerciale jusqu’à d’autres systèmes au sein de la galaxie, comportant d’énormes géantes gazeuses. Ces six Halos, ainsi qu’un septième – l’installation 07 – serviront d’armes en dernier recours, au cas où les défenses de la grande Arche ne seraient pas suffisantes.

Deux remorqueurs, d’une taille largement supérieure à celle d’Audacity, s’amarrent à notre vaisseau ainsi qu’au Mantle’s Approach afin de nous escorter au travers les nombreuses couches de boucliers détecteurs et déflecteurs déployés autour de l’Arche, dont l’image s’affiche désormais en grand sur nos écrans. L’Isodidacte et la Bibliothécaire examinent le dernier anneau géant avec des expressions bien différentes. Puis la Bibliothécaire aperçoit un essaim de vaisseaux-Biotechniciens, petits par comparaison aux autres, ancrés à quelques kilomètres au-dessus d’un pétale désert. Des rubans de transit illuminés transportent les spécimens de la Biocréatrice depuis ces vaisseaux jusqu’au centre de recherches des Biotechniciens sur l’Arche.

— Merveilleux ! s’exclame-t-elle. Ils ont tous survécu !

Cependant, comme nous manœuvrons pour nous approcher de l’installation géante, nous distinguons bien plus de vaisseaux forerunners que nous ne nous attendions à en trouver ici, dissimulés pour la plupart derrière l’Arche. Beaucoup semblent endommagés, très gravement pour certains.

Audacity, qui communique avec la Métarque en charge de l’installation, Offensive Bias, nous explique leur présence.

— Tous les Forerunners survivants ont été ramenés ici, affirme-t-il. Les derniers thèmes ont été submergés. Aucun autre vaisseau ne reviendra.

Les derniers survivants de l’écoumène ! Les ultimes vestiges de la civilisation forerunner, concentrés ici. Nous sommes tous bouleversés par ce qu’impliquent ces paroles.

— De plus, poursuit Audacity, tous les spécimens sauvegardés par les Biotechniciens ont été transportés sur le Halo afin de libérer de la place.

La Bibliothécaire a déjà eu du mal à digérer la première information, et à présent, ceci !

— Les humains aussi ? s’écrie-t-elle, scandalisée. Qui a pris cette décision ?

Une image est alors projetée derrière nous dans le centre de commande… Encore une surprise, et qui ne réjouit aucun des membres de l’équipage. Il s’agit du Maître-Bâtisseur en personne. Il n’est plus que le pâle reflet, maigre et hanté, de ce qu’il a été. Son armure légère et dépourvue d’armes arbore un damier blanc et noir, signe de punition. Est-il en liberté conditionnelle, mais néanmoins autorisé à apparaître devant son ancien rival ? Je me demande si je dois avoir pitié de lui – comme nous pouvons être miséricordieux, lorsque nous sommes au plus bas ! – ou me réjouir de son malheur.

Il s’avère qu’aucune de ces deux options n’est la bonne.

— Bienvenue sur notre Arche, Biocréatrice, salue-t-il. Didacte… Auquel des deux suis-je en train de parler ? Ah, le plus jeune. Ce fut un honneur pour moi de restituer votre prédécesseur à votre épouse… Et, à moins que ma mémoire ne me fasse défaut, ajoute-t-il en se tournant en direction d’un autre écran, on dirait que lui aussi vient d’arriver. Je dois vous apprendre quelque chose, à tous les deux : j’ai été choisi pour aider l’Arche à se préparer contre ce qui nous menace. Et pour transférer le commandement.

— À qui ? demande l’Isodidacte.

— À moi. La garde des Bâtisseurs s’occupe de tout, à partir de maintenant.

Manifestement, un accord a été passé. Un accord qui trahit la détresse des deux parties.

Un silence prolongé s’abat sur le centre de commande.

La Bibliothécaire finit par prendre la parole :

— Vous me déposerez dès que possible sur le Halo afin que je m’occupe de mes spécimens. Seule.

— Bien entendu, répond le Maître-Bâtisseur. J’ai déjà pris les dispositions nécessaires.

Il est possible que ceci retarde la collecte de mes témoignages, mais je n’ai pas vraiment le temps de m’en formaliser. À mon grand bonheur, je m’aperçois qu’un réseau local des Juristes, hautement sécurisé, a été mis en place sur l’Arche. Un grand nombre de mes collègues se trouvent ici. Ils partagent leurs pièces à conviction, poursuivent leurs enquêtes sur le traitement des spécimens et des prisonniers… Leurs enquêtes sur le retour au pouvoir du Maître-Bâtisseur, également.

En somme, ils font ce que les Juristes font si bien ! Mais dans quel but, désormais ? Je balaie tous mes doutes. Le réseau exécute de nouveaux tests, conçus récemment, afin de vérifier mon identité et mon intégrité. Je commence alors à étancher la soif qui me tenaillait, en m’abreuvant à ce puits profond de loi et de sagesse.