SÉQUENCE 4
BIBLIOTHÉCAIRE
La dernière fois que je vis le Didacte, nous nous trouvions dans notre propriété sur Far Nomdagro, une petite étoile orange située à sept années-lumière du système-capitale. Nous partagions ce monde avec un million de Serviteurs-Combattants. Nombre de nos voisins s’affairaient déjà à déménager leurs possessions et leurs familles, abandonnant leur caste de naissance pour s’enrôler dans la garde des Bâtisseurs.
Nomdagro était une planète au climat tempéré, ancienne et peu montagneuse, couverte à parts égales d’océan et de terre. Je suppose que comparée à d’autres, notre propriété était modeste, mais je n’avais jamais vécu dans un tel luxe auparavant. Au contraire des Biotechniciens, les Serviteurs-Combattants n’étaient pas enclins à vivre chichement.
Le Didacte, lorsqu’il avait conçu notre domicile conjugal, avait fait montre d’un goût que certains qualifieraient d’austère, mais qui tendait néanmoins à une certaine majesté. Il m’a été donné de voir des forteresses d’autrefois que cette demeure surpassait en noblesse. Nos quartiers principaux avaient été taillés dans des blocs de lave pleins de fossiles de la seule espèce indigène de Nomdagro : une charmante variété de ver à silicone, éteinte depuis bien longtemps. On aurait dit qu’ils avaient nagé dans la lave avant que celle-ci ne refroidisse, mais ce n’était probablement pas le cas. Il était plus réaliste de les imaginer mourant avec de grands spasmes, leur cuticule extrêmement résistante et leur corps cartilagineux tentant de survivre à la lave qui les submergeait. Ils étaient alors restés ensevelis jusqu’à ce que des maçons viennent briser leur tombeau.
Le Didacte avait choisi ce matériau en pensant à moi, et il était en effet superbe, bien que sinistre. Les fossiles contenaient assez de thorium et d’uranium résiduels pour luire doucement la nuit, éclairant notre chemin comme nous nous dirigions vers notre dernier dîner avant l’entrée de mon époux dans son Cryptum.
Je me souviens de ces quelques heures avec une extraordinaire clarté. Un acolyte de Haruspis avait été convoqué, et il était arrivé le soir précédent. Les nuits étaient très brillantes, sur cette planète. Une étoile instable, à l’extrémité opposée du complexe d’Orion, avait explosé en supernova un siècle auparavant. Les radiations de ce lointain éclatement, longues à nous parvenir, éclairaient en ce moment même la vaste nébuleuse, baignant de lumière les nuages lointains et les volutes gazeuses tel un oracle surnaturel.
— Une occasion bien choisie. L’inertie de l’espace est une métaphore très profonde, affirma l’acolyte du Haruspis.
Le ton de la créature – il s’agissait d’un eunuque automutilé, comme tous les acolytes – irrita le Didacte. Mais ce qui agaça le plus mon époux, c’est qu’il sous-entende que nous avions choisi ce décor pour mettre en valeur la situation, pour nous donner en spectacle.
Néanmoins, il garda son sang-froid et se plaça face à l’acolyte, sous ces rubans aux nuances ardentes de jaune, d’orange et de violet sombre. Au signal de la créature, l’armure du Didacte se souleva de sa gaine en lumière compacte et ses différentes parties se désolidarisèrent, faisant ressortir ses angles et ses pointes comme si elle se préparait au combat… puis elle se rassembla en un œuf dense.
Le Didacte leva les mains pour y recevoir la coupe contenant la première dose d’inchukoa. Il l’avala d’une seule gorgée.
Ce qui déclencha le processus de déshydratation.
Notre conversation, tout au long de ce repas frugal, fut globalement douce et aimante. Le Didacte et moi formions un couple très mal assorti, et pourtant nous étions mariés depuis presque onze mille ans. Là où d’aucuns auraient cru nous voir nous quereller, débattre, peiner à contenir notre colère ou tenter de rivaliser l’un avec l’autre, nous exprimions en réalité notre amour le plus pur. Nous ne nous lassions pas des étincelles qui jaillissaient entre nous.
Je m’en souviens si bien…
Les veilleurs domestiques disposèrent des serviettes et des récipients autour du siège du Didacte. Des larmes salées s’écoulaient par tous les pores de sa peau, qui se tendait de plus en plus sur son noble visage.
Ses traits devinrent luisants tandis que l’eau de son organisme s’épanchait, que sa chair se changeait en cuir, son sang en un gel vitreux.
Son élocution se fit lente et exagérée ; il lui fut soudain difficile de bouger les lèvres.
— Je ne supporte pas de devoir t’abandonner, avoua-t-il. S’il existait un autre moyen…
Il secoua sa grande tête et porta la main à son épaule flétrie pour la masser. Sa peau, habituellement grise et violette, s’était assombrie en un brun rougeâtre.
Il sourit alors, ce qui me surprit. Je ne l’avais plus vu sourire depuis le temps où nous étions tous deux Manipuleurs, et j’ignorais qu’il en était encore capable. Peut-être cet affreux processus soulageait-il sa musculature adulte. Peut-être exprimait-il simplement un ultime amusement teinté d’ironie.
— Je sais que tu as des projets qui profiteront de mon absence, dit-il.
— Nos propres projets ne sont pas terminés, répondis-je.
— Bien des voix vont s’élever, affirma le Didacte. Le Maître-Bâtisseur ne réussira peut-être pas à me trouver, mais cela ne l’empêchera pas d’imaginer un moyen de me faire parler en son nom.
— Il n’osera pas commettre une telle fourberie avant longtemps, avançai-je.
— Et s’il l’ose, tu continueras tout de même à collaborer avec lui.
— Probablement.
— Pour sauver ta chère espèce.
— Oui.
— Et tes humains.
— Oui, pour eux aussi.
— Même ceux qui ont tué nos enfants.
— Tu m’as dit que c’était un acte honorable, qu’ils s’étaient bien battus. Et tu étais d’accord sur le fait que c’était la meilleure stratégie à employer.
— Tu tes laissée convaincre trop vite, répliqua-t-il avec le même sourire, tendu et étrange.
Les paroles du Didacte étaient empreintes de gentillesse. La souffrance que nous avions endurée durant cette longue guerre, et les deuils qui en avaient découlé, nous avaient trop endurcis tous les deux pour que nous ressassions notre douleur. Nos enfants avaient suivi la voie de leur père Serviteur-Combattant. Ils s’étaient montrés capables et courageux. Les lois de la guerre, au sein du Manteau, voulaient que l’on honore ses plus vaillants adversaires, et les humains en faisaient partie.
— Parfois, j’aimerais que tu te montres plus dure, plus vindicative, mon épouse.
— Cela n’est pas ce que dictent les principes des Combattants, ni ceux du Manteau… et encore moins les miens.
— Bien entendu.
L’inconfort du Didacte s’accentua. Il avala la moitié de sa deuxième coupe d’inchukoa, puis la leva et la fit tourner entre ses doigts.
— La confusion règne dans l’écoumène. Le Conseil se laisse souiller par les mensonges et le déshonneur. Mais… tu prédis mon retour, sous une forme ou sous une autre, et tu nous vois reprenant notre combat.
— Il arrive souvent qu’une maladie précède la purge.
— Voilà une pensée dégoûtante… et vindicative. (Il porta de nouveau la coupe à ses lèvres et but la dernière dose.) Je me souviens pourquoi j’ai sollicité notre union, autrefois.
— Tu l’as sollicitée, toi ?
— Oui.
— Ce n’est pas ce dont je me souviens, Combattant. En tout cas, c’était un amour invraisemblable… pour reprendre les mots de tes pairs.
— Mais nous, nous savions. Comme tu me l’as souvent répété, nous jouons notre rôle tant que dure notre vie, nous acceptons tout ce qu’elle nous donne, et tout ce qu’elle nous reprend. Ainsi honorons-nous le Manteau : « Daaowa maadthu ».
Son usage de ce dicton humain, si vieux et si lourd de sens, me prit au dépourvu.
— Les humains…, ajouta-t-il. S’ils avaient consenti à reconnaître leurs crimes, ils auraient pu former une grande civilisation, digne de s’unir à la nôtre. Mais ils ne l’ont pas fait. J’espère que ceux qui restent, et que tu as pris sous ton aile, ne te décevront pas ; si c’était le cas, rien ne pourrait apaiser ma colère.
L’assistante du Didacte réapparut, l’acolyte du Haruspis sur les talons. Ce dernier balaya la pièce du regard en plissant les yeux d’un air critique. Les serviteurs du Domaine se plaisaient à mépriser tout signe extérieur de richesse ou de pouvoir.
— Didacte, vous devez vous étendre pour permettre au processus de vitrification de se terminer avant votre entrée dans le Cryptum, annonça l’assistante.
Elle avait adopté une posture de soumission, que l’on pouvait interpréter comme indiquant le premier stade du deuil. Le Didacte l’avait interdit, mais il n’eut pas la force de corriger son erreur.
Les veilleurs apportèrent un lit flottant, destiné à soutenir son corps affaibli. Il se leva avec quelque effort. J’avais du mal à le regarder. Je savais, pourtant, qu’il était bien loin d’être mourant ; mais nous allions demeurer séparés durant des siècles, tandis qu’il serait plongé dans une transe méditative et que cette terrible purge balaierait la classe politique forerunner.
Le temps que le Maître-Bâtisseur présume de ses forces, comme nous le prédisions, et que le retour des Floods rende indispensable celui du Didacte.
Je marchai aux côtés de mon époux tandis qu’on le transportait jusqu’au Cryptum. La lumière de la lointaine supernova s’était adoucie, comme chacun l’avait prévu. Plus on se trouve éloigné d’un phénomène astronomique, moins on a de chances d’être surpris.
L’acolyte du Haruspis prononça les mots, en moyen digon, qui aideraient le Didacte à se concentrer sur sa longue méditation : des mots enchanteurs, musicaux. Nous espérions tous que ces paroles, si le Domaine et le Didacte le voulaient bien, lui donneraient accès à une expérience supérieure, à une lucidité accrue.
Les mots étaient plus puissants que le malaise de mon époux. Il tenta de tendre une main vers moi. Je remarquai cet effort et lui caressai le visage, ainsi que son bras nu. Déjà, le contact de sa chair, qui refroidissait à vive allure, rappelait celui de la pierre. Ses yeux distinguaient de plus en plus difficilement les silhouettes sombres qui l’entouraient. Bientôt, il ne verrait, n’entendrait ni ne percevrait plus rien de ce monde. Il ne serait lié à nous que par un fil métaphysique d’une finesse extrême.
À un pas de la mort elle-même.
À un pas de l’omniscience.
Nous portâmes le Didacte jusqu’à la trappe ovale, qui béait comme la bouche géante d’un poisson aveugle. Nous seuls, qui étions faits de chair. Ni les veilleurs ni les auxilias ne furent autorisés à participer.
Le regard du Didacte était fixé vers le ciel lorsqu’il fut enlevé à notre vue.
CATALOGUE
La Bibliothécaire interrompt son récit.
Nous avons progressé vers l’intérieur du vaisseau jusqu’à la soute centrale. Celle-ci grouille d’activité. Les auxilias sont en train de délivrer une nouvelle sélection d’humains. La Bibliothécaire regarde attentivement ces derniers tandis qu’on les aligne côte à côte dans leurs champs de contention. Mâles et femelles, jeunes et vieux, tous sont réveillés et relâchés du champ de force pour un instant seulement.
— Ils pensent que nous les avons amenés jusqu’à un monde meilleur, dit-elle.
Son ton est le même que celui qu’elle emploie pour décrire le Domaine : déférent, mais assombri par un profond remords.
Je parviens à peine à discerner les bords lumineux de l’environnement artificiel projeté pour apaiser les humains.
— L’au-delà ? demandé-je.
— C’est ce qu’ils croient. Je viens voir chacun d’eux, à leur naissance. Ils pensent que lorsqu’ils me verront de nouveau, je les emporterai loin de leurs soucis et de leurs souffrances. D’une certaine manière, c’est la vérité.
Une lumière apparaît au-dessus de sa tête. Les humains se tournent d’un seul mouvement pour regarder la Bibliothécaire. Leur expression change. La soute résonne de cris émerveillés et ils se précipitent en avant, voulant communiquer la joie et l’espoir qu’ils ressentent.
La lumière qui nimbe la Bibliothécaire perd alors en intensité. Les champs de contention réapparaissent, séparent les humains et les endorment de nouveau, alors qu’ils baignent dans cette joie immense, les renvoyant à leur situation désespérée.
— La vie est têtue, tout particulièrement la vie humaine, déclare la Bibliothécaire, si doucement que j’arrive à peine à l’entendre. Ils seront emmenés sur l’Arche.
Je ne parviens pas à réprimer un sentiment d’effroi, d’indignation même. Quelle puissance… quel orgueil ! Et pourtant, sans l’intervention de la Bibliothécaire, tous les humains seraient morts depuis bien longtemps.
Elle fait ce qu’elle peut.
— Ils ne ressentent aucune douleur, aucun trouble. Plus aucune de nos équipes n’a recours aux Compositeurs. Leurs mémoires et leurs schémas génétiques seront légués à la chair de leurs descendants, lorsqu’Erdé-Tyrène sera repeuplée. De cette façon, ils accéderont à l’éternité. Mais leur existence ici est terminée.
Les humains s’élèvent dans les airs comme des bulles dans un bassin et se mettent à tournoyer autour d’une fleur bleue, immense et lumineuse, qui les analyse en profondeur. Leurs visages se relâchent. Soudain, leurs corps sont consumés par d’éblouissants rayons de lumière violette, et leurs restes sont compressés avant d’être rendus aux océans d’Erdé-Tyrène ; non pas sous forme de cendres, brûlées et sans valeur, mais sous forme de précieux nutriments dont les organismes infinitésimaux, durant le passage des radiations du Halo, pourront se repaître.
Une fois les centaines de milliers d’humains récoltés durant ces dernières heures traités, la Bibliothécaire nous fait nous éloigner de la soute et nous enveloppe tous deux dans une pénombre plus fraîche.
— Je plains les érudits du futur. Ils ne trouveront rien, ici, pour expliquer ce qui s’est passé : pas d’augmentation du nombre de fossiles, aucune autre trace d’extinction massive… À présent… le temps est venu pour moi de décrire ce que j’ai trouvé à Path Kethona. Puis-je vous raconter cette histoire ?
Nul besoin de demander la permission. Je suis Catalogue.
J’écoute.
BIBLIOTHÉCAIRE
La disparition de mon mari ne fit rien pour améliorer la situation.
Aux yeux du Maître-Bâtisseur, collaborer avec moi était risqué. Afin de maintenir notre statut, du moins ce qu’il en restait, et de conserver les quelques privilèges dont nous disposions encore, nous devions demeurer indispensables au Conseil et aux Bâtisseurs.
Je proposai d’enquêter en profondeur sur les Floods : leurs origines, leurs points faibles, leurs motivations… si toutefois ils en avaient.
En se fondant sur les points d’attaque des Floods dans notre galaxie depuis des millénaires, beaucoup pensaient qu’ils provenaient de l’une des petites galaxies proches de la nôtre, Path Kethona, et en particulier d’une énorme nébuleuse filamenteuse pleine de soleils naissants, que l’on appelle l’Araignée [TT : la Nébuleuse de la Tarentule].
Selon la légende, les Forerunners avaient visité Path Kethona pour la première fois durant notre plus grande ère d’exploration, dix millions d’années auparavant. Cependant, le doute subsistait toujours quant à la réalité de ce voyage. Les rapports le concernant avaient disparu depuis longtemps. Même Haruspis, responsable de l’étude du Domaine, ne pouvait accéder à ces souvenirs.
Quoi qu’il en soit, au fil du temps, le Domaine convertit l’histoire en une vérité que la majorité des Forerunners est incapable de concevoir. Afin d’établir une vérité que nous puissions comprendre, nous devions recréer ce premier grand voyage.
Nous devions nous y rendre par nous-mêmes.
L’espace entre les soleils me met mal à l’aise, et l’espace entre les galaxies plus encore. Mon amour et mon expertise se portent vers l’immensité intérieure : l’agitation effrénée qui habite la moindre cellule, la bousculade des molécules qui, par centaines de milliers, coopèrent et rivalisent à la fois, toutes inconscientes que leurs activités cumulées ouvrent la porte à des immensités plus grandes encore : vous, moi, tous les êtres vivants.
Les plus vastes galaxies ne sont rien sans notre immensité intérieure, qui ouvre nos yeux à leur lumière, nos sens à leur chaleur, et nos esprits à leurs défis.
Je comprends les étoiles. Elles produisent de la lumière et donnent la vie. Ce qui me hante est le vide qui les sépare. L’espace recèle ses propres textures, ses propres mystères. Les Forerunners extraient l’énergie du mouvement perpétuel de particules fantomatiques, qui n’ont pas d’existence véritable avant d’être récoltées. Nous tirons également de l’énergie des interstices de l’espace lui-même, où avec l’aide du temps, il forme de minuscules nœuds d’incertitude dimensionnelle.
Cependant, le vide sans sensation, l’infini inobservé entre les soleils, me donne des cauchemars. Je ne suis heureuse que sur une planète grouillante de vie, entourée d’agressions, de consommations, de naissances, de toiles enchevêtrées d’observation et de fixation. Pour moi, la réalité commence dans l’infiniment petit… mais elle ne peut se terminer que dans l’infiniment grand.
Peu de temps après avoir mis le Didacte en sécurité, je me présentai devant le Conseil avec un projet de véhicule intergalactique à grande vitesse, un vaisseau si extraordinaire qu’il enrichirait les Bâtisseurs à travers toute la galaxie forerunner.
J’avais bien appris les règles du jeu politique auquel s’adonnait le Conseil. Pour les Bâtisseurs, le contrat était roi, et mon idée regorgeait d’éléments auxquels ils ne pouvaient résister : la perspective de renouer avec notre gloire passée, la promesse de nouvelles technologies, et l’image des immenses ressources de l’écoumène se déversant dans les coffres des Bâtisseurs.
Le but de la mission était également simple et convaincant. L’expédition serait placée sous la responsabilité des Biotechniciens. Ni les Bâtisseurs ni l’Ancien Conseil ne pouvaient nier que nous étions la caste la plus dévouée à la préservation et à la compréhension de la vie. Tout étranges qu’ils soient, les Floods étaient des êtres vivants, ou une masse d’êtres vivants. Il nous appartenait donc de les étudier et d’essayer de les comprendre.
Mon expédition – qu’elle soit la seconde ou la toute première – visait en somme à confirmer une fois pour toutes l’origine extragalactique des Floods. Ainsi fut scellé mon accord avec l’Ancien Conseil et les Bâtisseurs.
Ces derniers ont toujours été de formidables experts en construction de vaisseaux. Ce chantier-ci dura dix ans. Il me fallut encore une décennie supplémentaire pour obtenir de l’Ancien Conseil l’autorisation de partir.
Je comprenais ce sursis.
Les voyages impliquant l’utilisation d’un portail ou d’un saut, même pour un trajet de quelques années-lumière seulement, nécessitent que l’on répare les brèches de causalité qu’ils entraînent. Les vaisseaux forerunners passant d’un système à un autre créent en effet un dépôt de résistance spatio-temporelle, un phénomène polluant qui limite progressivement les possibilités de transport et de communication, et peut même gêner l’accès au Domaine. Une fois que l’on a nettoyé cet amas de résistance, que les réconciliations ont été effectuées et que les répercussions se sont fondues dans l’arrière-plan quantique, il est de nouveau possible de voyager.
Le déplacement d’un vaisseau, même s’il est seul et de petite taille, sur une distance de cent soixante mille années-lumière, en quelques sauts seulement et sans longues pauses, génère un dépôt monumental. Le voyage jusqu’à Path Kethona pourrait freiner ou même empêcher les transports au sein de l’écoumène pendant plus d’un an. Néanmoins, la tentation de marquer l’histoire et de résoudre un mystère d’une telle ampleur était irrésistible. Les Bâtisseurs déployèrent d’énormes efforts pour obtenir le consensus souhaité, ainsi que je l’avais prévu.
Le fait qu’une Biotechnicienne dirige le projet – pire, une Biotechnicienne qui était aussi une alliée du Didacte – était agaçant, mais pas insurmontable. Qui d’autre aurait été plus qualifié pour étudier les origines des Floods ? Ou pour comprendre les prémices de la civilisation des Précurseurs ? Tout le monde pensait en effet que ces derniers étaient venus dans notre galaxie depuis Path Kethona, des milliards d’années auparavant.
Nous baptisâmes notre vaisseau Audacity. Modeste et peu armé, il était long de moins de cent mètres et large de trente au maître-bau. L’équipage était constitué de sept individus, moi comprise : un Mineur, trois Bâtisseurs épris d’aventure et deux Biotechniciens avaient été sélectionnés parmi plus d’un million de volontaires.
Aucun Juriste ne se joignit à nous. À ce moment-là, personne ne pouvait soupçonner que nous allions exhumer le plus gigantesque crime de l’histoire des Forerunners.
Notre vaisseau émergea de son deuxième saut, qui l’amenait à mi-distance : nous nous trouvions à quatre-vingt-sept millions d’années-lumière du complexe d’Orion et à soixante millions d’années-lumière des marges dentelées de notre galaxie. Je me tenais sur le pont transparent, entourée des paillettes à l’éclat pâle des galaxies lointaines, et l’espace d’une effroyable seconde, j’imaginai mon esprit libre de rentrer chez lui à une allure de promenade, totalement et véritablement seul, distinguant à peine, à une distance impossible, la brume glacée de notre galaxie natale.
Le Didacte se serait délecté d’une telle immensité. Dans son Cryptum, peut-être était-il encore plus isolé, encore plus en phase avec le chant plaintif de l’indescriptible qui baigne nos vies.
Vide.
Dévastation.
Néant.
Les humains croient au néant, au zéro. C’est l’une de leurs caractéristiques distinctives. Ils ne cessent d’inventer le rien. Les Forerunners savent que le rien n’existe pas. Même au sein de la plus infime quantité de matière, chaque centimètre-cube d’espace renferme une densité cruciale de radiations, fondamentalement liées à des endroits lointains et des temps immémoriaux.
Audacity marqua un temps d’arrêt avant d’effectuer un nouveau saut, donnant à ces senseurs externes, ces radiations entrelacées, le temps de s’accommoder à notre intrusion. De se réconcilier. Nous avions tous entendu des histoires de voyages téméraires qui s’étaient mal terminés. L’espace-temps, avions-nous appris de source sûre, construisait une sorte de contusion ou de caillot autour des vaisseaux qui dépassaient de manière répétée la vitesse de leur réalité. Nous appartenions sans le moindre doute à cette catégorie. Nous n’osions même pas tenter d’établir une communication pour annoncer nos succès ; cela aurait pu fausser nos chances.
Pour cette raison notamment, objectivement – au sein du cadre de notre réalité –, le voyage allait prendre plus de temps qu’on aurait pu le croire, étant donné que nos sauts auraient théoriquement pu être instantanés. Nous nous trouvions à la merci de la guérison de l’espace-temps.
Et nous ne saurions pas combien de temps nous étions partis, du point de vue de notre réalité originale, avant d’y être revenus.
Des mois. Un an.
Davantage, peut-être.
Je dormis tout au long de la seconde moitié du trajet, enveloppée dans un cocon de draps lâches qui tournoyait doucement. De temps en temps, je quittais ce sommeil sans rêves et j’essayais de me remémorer le visage de mon époux. Puis ceux de mes enfants. En vain.
Une auxilia aurait pu me rafraîchir la mémoire. Une armure aurait pu me rendre tout le temps que nous avions passé ensemble. Je n’employai ni l’une ni l’autre.
Les membres de mon équipage eurent la sagesse de programmer leur propre sommeil afin qu’il dure jusqu’au terme de notre voyage.
Un tintement sonore.
Il était temps de redevenir complètement alerte.
J’ignorai l’alarme aussi longtemps qu’Audacity m’y autorisa, c’est-à-dire jusqu’au moment où de petits veilleurs firent irruption dans ma cabine et réduisirent en lambeaux les couches soyeuses de mon cocon.
Nous n’étions pas encore arrivés. Il nous restait un dernier saut à effectuer.
Mes compagnons de voyage s’affairaient dans une antichambre menant au pont. Je déambulai au milieu des sons perçants et des images qui défilaient – un véritable essaim de diagnostics et de découvertes. Le vaisseau était soulagé d’avoir survécu jusque-là, malgré l’ampleur de ses sauts.
Les membres de l’équipage se réjouissaient eux aussi ; ils ôtaient leurs armures, s’embrassaient, réveillaient leur chair par des claques amicales, et déboussolaient les petits veilleurs qui tentaient d’évaluer leur état de santé.
Ils s’aperçurent un par un de ma présence et se turent à mon approche.
Gardien des Outils, un jeune Bâtisseur arrogant, s’avança vers moi et m’assura que tout allait pour le mieux. Destruction d’Anciennes Forêts, un Mineur issu de l’une de nos plus vieilles familles, fit passer des coupes d’un nectar festif enrichi de nutriments revitalisants. Il doubla la dose pour mes deux Biotechniciennes, Chant de Verdure et Naissance de Lumière. Elles semblaient en effet moins en forme que les Bâtisseurs ou que le Mineur. Ce n’était pas surprenant. Je ressentais la même chose. Ici, l’aura du temps de la vie – l’océan où les Biotechniciens nagent avec autant d’aisance que des poissons – était terriblement faible.
— Mes excuses, Biocréatrice, commença Destruction. Ce voyage vous a éprouvée.
J’acceptai ma double dose de nutriments.
— Je vous parais donc faible ? m’enquis-je.
— Oui, me répondit Destruction avec cette franchise sans cérémonie qui caractérise la plupart des Mineurs.
— Ne vous excusez pas, le rassurai-je. Vous devez vous sentir tout aussi perdu que moi, ici.
— Oui, admit-il. Pas de planètes, de roche ni de magma… rien ! Et ces milliards d’yeux minuscules posés sur nous, dans l’obscurité…
Il frissonna.
Nous sirotâmes nos boissons jusqu’à ce que nous ayons tous meilleure mine, malgré la fatigue.
— Nous nous trouvons plus loin des autres Forerunners que quiconque dans l’histoire vérifiée, affirma Gardien. Honneur à tous ceux qui construisirent Audacity !
Nous levâmes nos verres en hommage à ces Bâtisseurs, avalâmes les dernières gouttes de nectar, puis revêtîmes de nouveau nos armures. La lumière qui nous parvenait désormais de Path Kethona était plus récente, et Naissance de Lumière avait déjà commencé à l’analyser. Il s’agissait d’une Biotechnicienne deuxième-forme, compétente et expérimentée. Nous avions déjà travaillé ensemble de nombreuses fois par le passé.
— Pas de trace de vie, dit-elle.
Un œil entraîné est capable de détecter les effets d’une civilisation avancée sur un ensemble d’étoiles, car la technologie restreint et affecte les radiations brutes qu’elles émettent. Plus la lumière est récente, plus elle contient d’informations, d’entrelacs détectables. Celle émise par ces étoiles avait moins de mille ans.
— Pour l’instant, rectifia Chant de Verdure, notre benjamine. Mais nous n’en serons pas certains avant un bon moment.
Je m’étais mise à apprécier tout particulièrement Chant ; sérieuse et rigoureuse, elle faisait montre d’une passion qui dissimulait sa naïveté. Elle me rappelait ma fille, que j’avais perdue sur Charum Hakkor et qui, bien entendu, faisait partie des Serviteurs-Combattants. Néanmoins, Chant de Verdure ressemblait à la fille que j’aurais pu avoir, si j’avais épousé un membre de ma propre caste…
Je me livrai à mon tour à quelques observations. Les étoiles paraissaient effectivement intactes, leurs variations de couleurs, tout à fait naturelles. Je ne pouvais, bien sûr, les évaluer avec autant de précision que les instruments dont était pourvu Audacity, mais mon instinct me disait que cette petite galaxie satellite était la plus dénuée de vie qu’il m’ait été donné d’observer.
— Tout cela semble si jeune, déclara Aube sur les Champs.
Cet autre Bâtisseur était le membre le plus discret et le plus vieux de l’équipage, à l’exception de moi-même.
— La jeunesse d’une galaxie peut s’étendre sur des milliards d’années, leur rappelai-je. Les civilisations brûlent comme des feux de paille sur une plaine aride. Les soleils explosent et tuent. Les nébuleuses répandent de nouveaux éléments et donnent naissance à de nouveaux soleils… et tout recommence. Notre propre galaxie a connu de nombreux cycles de ce type. Le nôtre n’est que le plus récent.
J’avais failli dire « le dernier ».
L’ultime partie de notre voyage, sur une poignée d’années-lumière, se déroula sans incident. Toutefois, la réconciliation qui devait s’effectuer autour d’Audacity fut la plus ardue de toutes, et nous dûmes nous enfermer de nouveau dans nos armures pour dormir de nombreuses heures.
Lorsque ce fut terminé, Gardien et Aube nous confirmèrent que le vaisseau se portait bien.
Le balayage sensoriel poussé des millions d’étoiles que contenait la galaxie ne révéla, une fois de plus, aucune communication d’un type connu des Forerunners. Path Kethona semblait vierge de toute civilisation avancée. Si l’on se fiait à notre analyse rapprochée de quelques-uns de ses systèmes planétaires, elle était également vierge de presque toute forme de vie.
L’objectif principal de notre expédition de reconnaissance était une étoile au cœur de Path Kethona, en marge de la nébuleuse de l’Araignée. Il y a plus d’un million d’années, cette étoile avait attiré l’attention d’une Forerunner appartenant à une caste désormais disparue, celle des Théoriciens. Elle s’appelait Infinie. Peu de temps après sa mort, sa caste avait été intégrée de force à celle des Bâtisseurs.
Infinie avait mené ses recherches durant toute sa longue existence, au mépris des ordres contraires des Combattants. La raison pour laquelle ces derniers ne souhaitaient pas que l’on étudie cette étoile n’a jamais été découverte. Peut-être l’ignoraient-ils eux-mêmes. La Théoricienne fut finalement poursuivie en justice pour cette insubordination, par les Juristes, je suppose.
Vous connaissez peut-être cette affaire. Non ? Elle a dû être perdue ou oubliée, ce qui est bien commode. Les temps étaient durs, en ces millénaires-là.
Ses recherches furent interdites, et elle fut elle-même forcée d’intégrer un Cryptum qui s’avéra défectueux, ou peut-être saboté. Mille ans après son entrée en stase, son Cryptum fut ouvert, son décès, découvert, et sa dépouille, discrètement éliminée par un petit groupe de ses anciens étudiants.
Une étrange légende raconte que durant des dizaines de milliers d’années après la mort d’Infinie, Haruspis trouva régulièrement les données interdites de ses recherches en train de flotter au premier plan des études du Domaine. Le Domaine l’appréciait, prétendirent certains… mais cette histoire est à présent considérée comme un mythe.
Et pourtant, je n’en ai jamais été sûre.
Un siècle après l’entrée du Didacte dans son Cryptum, je trouvai un volume renfermant les recherches d’Infinie, conservé dans la collection d’un ancien Théoricien sur Keth Sidon. À la lecture de ces textes, je constatai avec étonnement que tous les phénomènes étranges qu’elle avait compilés au sujet de Path Kethona semblaient confirmer une hypothèse à laquelle j’étais moi-même parvenue, en étudiant la génétique humaine.
Les humains naquirent très probablement sur Erdé-Tyrène, mais ils abandonnèrent bientôt ce monde pour s’aventurer ailleurs, installant des foyers de population autour de deux autres soleils à des années-lumière de distance. Puis ils bâtirent des avant-postes plus loin encore, dans un rayon de presque trente mille années-lumière et en direction des marges de notre galaxie.
Les Forerunners, évidemment conscients de leur présence, suivirent de près leur croissance démographique ainsi que leur comportement colonialiste et prédateur. À cette époque, nos frontières ne se touchaient pas. Chacun se doutait que les humains finiraient certainement par nous déranger… mais ce n’était pas le cas à l’époque. Pas encore.
Ces avant-postes humains se peuplèrent à une vitesse ahurissante (quelques siècles seulement), et plus tard, durant la guerre entre nos deux espèces, ils furent les premiers touchés par les attaques des Floods.
Mais qui d’autre, bien avant les Floods, aurait pu connaître leur existence, et peut-être aussi celle des Forerunners ?
Gardien s’approcha de moi et me demanda à voix basse :
— Nous cherchons des traces d’architecture à base de physique médullaire, c’est bien cela ?
— Tout à fait.
— Nous partons de l’hypothèse que les Précurseurs se sont également aventurés jusqu’ici.
— Ne faites aucune hypothèse, dis-je. Mais oui… cherchez.
Nous décrivîmes alors six sauts rapprochés, de quelques années-lumière chacun. Au terme du dernier d’entre eux, Audacity ouvrit un petit portail où nous pourrions plus tard, à notre convenance, choisir parmi une large sélection de sauts selon une étendue conique.
Au cas où nous serions forcés de quitter rapidement Path Kethona.
Pendant de nombreuses heures, nous flottâmes dans et autour de l’onde de choc causée par les volutes de plasma ionisé qui entouraient notre étoile. Le plasma ondulait et tourbillonnait sur plus de dix milliards de kilomètres, pareil à la flamme d’une immense bougie dansant sous la brise, comme il croisait l’aura régulière, bien que plus diffuse, d’une grappe de soleils.
— Quatre planètes rocheuses, annonça Gardien.
Le petit équipage ne laissa que peu paraître son excitation. Ils sont jeunes et imbus d’eux-mêmes, pensai-je, mais ils se soumettent tout de même à une discipline très stricte.
— Et cinq masses anormales, ajouta Aube en désignant du doigt leur emplacement.
— Vous avez deviné l’existence de ces masses avant que les senseurs ne nous l’indiquent, remarquai-je. Comment avez-vous fait ?
— Grâce à de légères déviations entre les étoiles. Très légères.
— Et des perturbations dans les orbites de deux planètes, ajouta Gardien en hochant la tête, admiratif de la sensibilité de son compagnon.
— Leurs masses sont uniformes, leurs diamètres semblent l’être également… Il pourrait s’agir d’étoiles avortées, suggéra Aube.
— Peut-être, admit Gardien, mais les étoiles avortées produisent de la chaleur, à défaut d’une lumière visible. Ces masses sont plus froides que le vide interstellaire.
Le silence qui suivit était empreint d’un respect de rigueur. Nous pensions tous la même chose. Nous avions déjà observé des masses similaires auparavant… durant nos études. Dans notre galaxie natale, il n’en existait plus qu’une poignée.
— Des ancres de Précurseurs ? demanda Gardien.
— Aucun pont ou filament ne les lie entre elles ou aux autres étoiles, répondit Aube. Pas dans ce système. Plus maintenant.
Même en sommeil, les structures de ce type étaient considérées comme instables et potentiellement dangereuses. L’auxilia d’Audacity nous transmit les archives concernant les bâtiments Forerunners qui avaient déjà rencontré ce type de constructions. Elles n’étaient guère encourageantes. Certains vaisseaux avaient disparu ; d’autres étaient revenus, mais leurs équipages avaient dû subir une thérapie protogéométrique lourde pour que leur topologie neurale redevienne normale.
Mon équipage était troublé, mais refusait de se laisser décourager.
— Nous ferons preuve de prudence en les approchant, suggérai-je.
Gardien et Aube connectèrent leurs armures à la mienne, et avec l’aide d’Audacity, nous déterminâmes l’itinéraire précis que nous allions emprunter pour parcourir les deux milliards de kilomètres nous séparant de la masse sombre la plus proche.
Par précaution, nos armures verrouillèrent nos positions et réduisirent l’activité de notre chimie interne. Dans les jours qui suivirent, tandis que notre vaisseau suivait la longue trajectoire hyperbolique qui nous menait à cette masse noire et froide, nous autorisâmes Audacity à nous rafraîchir la mémoire en matière d’architecture des Précurseurs et de tous les artefacts mystérieux découverts par les Forerunners, dont certains étaient vieux de plusieurs milliards d’années.
Nous n’échafaudions aucune hypothèse… et pourtant nous savions, comme instinctivement, que nous arrivions au cœur d’un débat qui laissait les Forerunners perplexes depuis des centaines de millénaires.
Path Kethona était-elle la source des Précurseurs ? Ou était-elle la galaxie natale d’une autre grande race, encore plus ancienne, qui les aurait précédés… ou bien d’une race plus vieille encore ? Fallait-il ainsi remonter le temps jusqu’à la grande Lueur elle-même ?
Si nos esprits bouillonnaient sous l’impulsion de nos auxilias, nos corps, en revanche, adoptèrent l’immobilité du verre, tandis que le vaisseau s’enfonçait au cœur du système.