SÉQUENCE 26
CATALOGUE

L’Urdidacte a regagné sa planète natale dans son vaisseau de guerre personnel, le Mantle’s Approach. Ses privilèges lui ont été rendus, mais il n’a pas été placé à la tête des troupes.

Catalogue lui a de nouveau été assigné. L’Urdidacte n’a pas émis la moindre objection à ce sujet, à ma grande surprise.

L’Isodidacte n’est pas encore arrivé, pas plus que la Bibliothécaire. L’Urdidacte et son épouse ne se sont pas vus depuis un millénaire.

L’Urdidacte se tient immobile au milieu du bâtiment principal de leur domaine, vêtu d’une nouvelle armure de combat, sa présence ténébreuse se détachant sur le chaos sinistre qui règne sur les lieux. Les agents du Conseil ont également perquisitionné ses quartiers personnels. La confusion qui s’est emparée de la demeure la rend périlleuse. Dans deux des six ailes, chambres et pièces se chevauchent et se déplacent aléatoirement sous la voûte étoilée de la nuit.

Il a bien tenté de restaurer l’ordre, mais les quartiers où son épouse et lui ont élevé leurs enfants et où ils ont vécu les plus beaux et les plus sombres de leurs siècles, ont subi un traumatisme trop grand pour être réparés. Ils n’ont pour destin que la démolition, l’effacement, le remplacement.

Nombre des bulles de stases où la Bibliothécaire conservait ses spécimens ont été brisées par les agents du Conseil, dans leur quête de pièces à conviction. Nombre des êtres qui y étaient contenus, brutalement libérés, ont fui ou se sont attaqués mutuellement. Les veilleurs domestiques ont amassé çà et là des piles de cadavres mutilés. Certaines des créatures vivent encore, prêtes à manger ou à être mangées.

L’Urdidacte s’approche d’un spécimen grièvement blessé de tarantovire, une bête cinquante fois plus grande que lui, douce et pleine de sagesse.

— Elle va bientôt revenir, vieille créature, murmure-t-il en caressant la grosse tête où luit un œil las et vitreux. Que trouvera-t-elle ? Un foyer brisé, en ruine. Un époux brisé, en ruine.

Il se tourne vers moi, sans cesser de caresser la peau parcheminée. La bête vient de mourir.

— Nous sommes devenus nos propres ennemis, Catalogue.

Je suis trop triste pour répondre – et il n’est pas aisé d’émouvoir un Juriste.

Des nuages étincelants de gaz interstellaire s’évanouissent à l’horizon, derniers vestiges de l’onde de choc d’une supernova dont les premières manifestations sont apparues dans ce ciel mille ans auparavant.

L’Urdidacte me montre des souvenirs lointains de ses enfants. Les petits êtres bondissent et courent en tous sens, et j’aperçois le Didacte d’autrefois soulevant une petite femelle pour la porter sur ses épaules, parant l’attaque d’un bâton que manie par jeu un petit mâle, ou se penchant pour caresser la créature duveteuse et ressemblant étrangement à un petit humain que tient un autre enfant… Ce Didacte est différent du double plus jeune qui porte son empreinte. Je n’arrive pas à identifier clairement cette différence.

— Pas de guerre, pas de combats, murmure-t-il. Un bonheur infini, un progrès et un développement ininterrompus ! Quel rêve impossible.

— Le rêve de la Bibliothécaire ? demandé-je avec une témérité excessive.

— Pas du tout. Elle comprend la vie ! Pourquoi eux en sont-ils incapables ? La paix et la coopération, l’absence de compétition, de douleur et de mort, voilà ce qu’ils auraient dû souhaiter. Ils n’ont rien compris à leurs propres créations, manifestement… Sinon, pourquoi les auraient-ils autorisées à se rebeller ? Folie ! Cela ne pouvait mener qu’à la folie.

— Vous parlez des Précurseurs.

Il préfère me répondre par une question :

— Comment est l’autre ? Le Manipuleur inconscient auquel j’ai été forcé de léguer mon empreinte ?

— À ma connaissance, il s’est comporté de manière tout à fait honnête, pour ne pas dire remarquable, réponds-je.

— Je ne devrais pas lui en vouloir. Les choix qu’ils ont faits…

— Les Précurseurs ?

— Les Forerunners, grommelle-t-il en secouant la tête.

Il étend les bras pour imiter la posture de sa propre image, plus jeune, puis il s’avance dans l’hologramme jusqu’à se voir entouré d’enfants translucides, ces enfants qui tous ont grandi, ont choisi la caste de leur père, et sont morts durant la guerre contre les humains. Cette vision – celle d’un vieux Serviteur-Combattant au regard sombre, encadré de jeunes êtres rayonnants de bonheur-est saisissante. Ces souvenirs doivent lui procurer bien davantage de souffrance que de réconfort.

Soudain, je comprends.

Ces images ne sont pas destinées à l’apaiser, mais à le préparer. D’un geste de la main, il fait disparaître les enfants. Un vent froid semble s’être infiltré brusquement dans la demeure. Il se retourne lentement et m’examine comme si j’étais nouveau et étrange à ses yeux.

— Je rejette l’idée selon laquelle vous êtes tous identiques, déclare-t-il. L’unité que le Maître-Bâtisseur avait envoyée avec nous dans la Brûlure a contribué à me sauver, j’en suis convaincu. C’était une créature exceptionnelle. Un être exceptionnel.

Ma curiosité est intense. L’Urdidacte n’a pas encore accepté de relater les événements qui se sont déroulés sur le vieux vaisseau échoué dans la Brûlure. Aucun autre survivant n’a été retrouvé.

— Il s’est interposé entre le Fossoyeur et moi, juste au moment où nous arrivions devant lui. Puis des veilleurs se sont approchés. Ils se sont emparés de Catalogue et l’ont paralysé. J’ai été emmené ailleurs avant d’avoir pu en voir davantage.

L’Urdidacte frissonne, puis désigne du doigt un point situé de l’autre côté de la planète.

— Elle est là. Elle est dans le système, dit-il, comme s’il était capable de percevoir la présence de la Bibliothécaire par-delà l’espace et le temps.

Au lieu de manifester de la joie, cependant, il semble étrangement maussade, avant de se crisper de colère. Il se place à mes côtés.

— Envoyez-moi Novelastre lorsque son vaisseau aura atterri. Seul.

Il se rue alors dans une autre pièce et me fait signe de rester à distance lorsque je tente de le suivre. Je reste seul sur la terrasse, sous l’entrelacs brumeux du ciel nocturne.

Peu de veilleurs domestiques fonctionnent encore. Beaucoup se cachent dans l’ombre des recoins, leurs yeux perçant la pénombre comme ceux de petits animaux. Désormais, je ne suis plus guère qu’un serviteur, moi aussi. Non pas celui du Didacte, mais celui d’un système de mesure et de justice qui n’existe peut-être même plus.

Les ombres se densifient et s’allongent comme les étoiles voyagent vers l’ouest, et la grande forme noire d’une nébuleuse s’élève jusqu’au zénith. L’un des veilleurs encore en action s’approche de moi.

— Nous devrions tous aller saluer notre maîtresse, me dit-il.

— Bien sûr.

Je suis effectivement au même niveau que ces laquais tremblants, à présent. Je pense au courage du Catalogue de l’Urdidacte. Nous sommes tous semblables. Nous ne sommes pas tous identiques.

Quoi qu’il en soit, seul ou à plusieurs, semblable ou différent, je dois découvrir la vérité. Je quitte donc la terrasse à la suite du veilleur pour rejoindre la plate-forme d’atterrissage. Quelques minutes plus tard, celle-ci se retrouve baignée de lumière, et dans un grand fracas, un imposant vaisseau-Biotechnicien émerge de l’air surchauffé et s’immobilise à quelques centimètres à peine de son port d’accueil en lumière compacte.

 

 

LES RETROUVAILLES

 

L’Isodidacte a retrouvé la Bibliothécaire. Chacun est accompagné de Catalogue. Catalogue devient donc une triade : une seule entité, trois points de vue. Les trois agents des Juristes, en se rassemblant, créent un petit réseau pour partager leurs données. Cela offre une occasion unique d’observer la réunion de l’Urdidacte, de Novelastre ou Isodidacte, et de la Bibliothécaire.

Les veilleurs – du moins, les rares toujours en fonctionnement – assignent à leurs retrouvailles une aile de la maison n’ayant que peu souffert de l’intervention brutale des agents du Conseil. Une longue et vaste salle se configure fièrement avant d’accueillir les deux plus grands défenseurs de l’écoumène.

Pour le moment, à la demande de l’Urdidacte, la Bibliothécaire n’y participera pas.

Les deux versions du Didacte ne diffèrent que légèrement en termes de masse ; quant à leurs silhouettes, elles sont également très similaires. Ils portent tous deux leurs armures de guerre. L’Isodidacte arbore moins de cicatrices que son prédécesseur, mais ils semblent tous deux avoir traversé de nombreux combats. En préambule de leur échange, ni salutations, ni politesses. Ils se connaissent l’un l’autre autant que l’on peut se connaître soi-même. Des milliers d’années de vie et d’expérience, néanmoins, séparent désormais l’Urdidacte de son double… mais quelque chose d’autre semble avoir changé chez le Prométhéen, quelque chose que les Juristes ne lui avaient jamais connu par le passé.

L’Isodidacte est calme, dans l’expectative mais dépourvu de tension.

L’Urdidacte prend la parole en premier.

— Je ne me suis jamais excusé, commence-t-il. Ce qu’elle et moi vous avons fait… c’était inévitable.

— J’accomplis mon devoir, répond l’Isodidacte. C’était un privilège.

— Vous avez été le compagnon de mon épouse, un bon compagnon, alors que je ne pouvais l’être moi-même… Son époux, son protecteur. Lorsque je me trouvais dans mon Cryptum, elle a conclu des accords et obtenu ce qu’elle désirait. Vous avez été témoin des résultats. Aujourd’hui, nos dépositions ont été recueillies. Un grand crime a-t-il été commis ? Avons-nous détruit nos créateurs jusqu’au dernier ?

— En effet. Et nous avons eu raison de le faire.

— Est-ce vraiment ce que vous pensez ?

— Absolument.

— Comment étaient-ils… les Précurseurs… lorsque nous avons envoyé nos flottes à leur poursuite pour les détruire ?

— Ils ne ressemblaient pas au Primordial ni au Fossoyeur du Halo renégat. Et ils ne ressemblaient pas aux Floods, c’est une quasi-certitude.

— Étaient-ils comme vous et moi… des Combattants ?

— La Biocréatrice ne m’a pas fait part de cette information, lui répond l’Isodidacte.

L’Urdidacte tend une main comme pour frôler son double. Celui-ci recule d’un pas.

— Vous le ressentez, vous aussi, déclare l’Urdidacte.

— Dites-moi ce que je ressens.

— Nous ne sommes plus les mêmes, répond l’Urdidacte. Regardez ce ciel désolé. La poussière ténébreuse des vieux soleils, brûlant d’une lumière nouvelle. La naissance des jeunes étoiles. Les planètes qui se condensent comme des gouttes de pluie, se couvrant presque aussitôt du duvet de la vie. Lorsque j’étais jeune, je voyais là un univers débordant de menaces et de dangers. Seule la Bibliothécaire parvint à me convaincre qu’il était plus beau que je n’étais capable de l’imaginer. D’une beauté que rien ne surpasse, à l’exception de la Bibliothécaire elle-même.

— Et aujourd’hui ? demande l’Isodidacte.

— Je ne vois plus que les couleurs du cauchemar, répond l’Urdidacte. Toutes les étoiles se retournent contre nous.

— En effet, acquiesce son double. La dernière flotte forerunner a pris position près de Jad Sappar. Des milliers de voies spatiales ont abrité l’ennemi et amplifié sa puissance, protégeant une foule de vaisseaux – des bâtiments forerunners – manœuvrés par nos propres soldats infectés. Une perversion qui dépasse l’imagination, mais pas la réalité.

— Je n’ai pas besoin de l’imaginer.

— Ils auront besoin de nous. De nous deux… ensemble.

— Et l’Arche ?

— Elle constitue notre dernière défense. Tout ce qui reste des Forerunners.

Les deux Didactes lèvent les yeux vers la grande tache d’obscurité poudreuse que dessine le bras tendu de la nébuleuse. Les soleils nouveaux-nés qu’abrite ce nuage noir y sont encore enfouis, invisibles… mais dans quelques millénaires, leur clarté transpercera la brume.

— Que voyez-vous ? demande l’Isodidacte.

— Ce que j’ai toujours vu, ce que nous avons toujours vu, répond l’Urdidacte. Mais aujourd’hui, cela semble différent.

Il y a quelque chose en lui qui parvient à troubler Catalogue lui-même, un potentiel dormant dont on ne perçoit qu’une faible trace chez son double.

— Cette lumière est vieille de plus d’un siècle, déclare l’Isodidacte. En quoi vous paraît-elle soudain différente ?

— Son changement est plus profond que la simple fréquence. Regardez mieux, insiste l’Urdidacte. Regardez comme elle envahit nos yeux, comme elle nous transperce, nous blesse, nous trompe. La lumière nous rejette, l’espace lui-même cherche à nous expulser. Ne voyez-vous donc rien ? Nous ne sommes plus les bienvenus, ici.

Cette ouverture n’est pas fortuite. Les deux Didactes se livrent à un lent calcul.

— Les Floods changent tout, pas seulement la chair. L’espace lui-même est infecté, poursuit l’Urdidacte. C’est le pouvoir que détenaient autrefois les Précurseurs… n’est-ce pas ? Ils modelaient et déplaçaient des galaxies entières ! Ils nous ont créés ! Comment avons-nous réussi à les détruire ?

— Peut-être étaient-ils puissants mais naïfs, avance l’Isodidacte. En tout cas, ils ont eu dix millions d’années pour réfléchir à leurs erreurs.

— Oui… Les Fossoyeurs aspirent l’expérience de toute vie consciente. L’un d’eux a failli m’absorber. Il m’a entièrement mis à nu, il a compris toutes les stratégies que j’avais été capable de concevoir. Ils ont depuis longtemps surpassé le Primordial. En l’absence d’anciennes stratégies, il faut en imaginer de nouvelles.

— Je ne suis pas d’accord, réplique l’Isodidacte. Ce que nous avons vu sur Charum Hakkor, il y a des années, avant que vous ne me léguiez votre empreinte… Les conséquences du test d’un seul Halo. La destruction totale de tous les artefacts des Précurseurs. À l’époque, cela semblait abominable… mais à présent nous savons de quoi sont réellement capables les Halos. Ils anéantissent toutes les structures fondées sur la physique médullaire. Ils sont notre seul espoir.

L’Urdidacte se détourne de lui, poings serrés.

— L’espoir d’infliger aux étoiles une pareille damnation ? tonne-t-il.

L’Isodidacte reste muet. Le ciel qui nous surplombe semble aussi lugubre que la demeure elle-même.

— Mon épouse comprend nos ennemis, poursuit l’Urdidacte. Ce désir d’honorer le Manteau m’a hanté toute ma vie. Et depuis d’innombrables millénaires, nous passons à côté de la vérité qui aurait pu nous sauver depuis le début. Ce ne sont pas les plus nobles qui doivent hériter du Manteau, ce sont les plus forts qui doivent s’en emparer.

La Bibliothécaire entre dans la pièce sans annonce et sans escorte. Il faut plusieurs minutes aux deux Didactes, pareils aux reflets que renverrait un miroir brisé, pour s’apercevoir de sa présence.

— Mon aimé ! dit-elle en s’avançant, les bras tendus.

L’espace d’un instant, l’espoir illumine son visage, mais cette joie rayonnante s’estompe rapidement. Les deux Didactes lui adressent des regards très différents. Ces retrouvailles, qui auraient dû voir s’exprimer leurs sentiments les plus tendres, se révèlent douloureuses et imparfaites.

— M’as-tu entendu blasphémer, mon épouse ? grommelle l’Urdidacte en détournant les yeux. Ai-je offensé ta foi en la grandeur du Manteau ?

— Ce n’est pas à nous de le recevoir, et pas à eux de le donner. Plus maintenant. Dis-moi, mon époux… (Elle regarde l’Urdidacte, longuement et intensément.) Est-ce cette fureur, cette haine envers tes ennemis, qui altère la joie de nos retrouvailles ?

L’Urdidacte s’avance vers son épouse d’une démarche étrange, à la fois fragile et dominatrice, les yeux rivés sur elle. Elle l’observe avec une fascination circonspecte.

— Les humains ont anéanti des civilisations entières par le biais des Floods, dit-il. Ils ont transmis cet atroce parasite à notre peuple. Si nous avions agi plus vite, si nous avions pris ce qui nous revenait de droit, nous aurions pu tuer cette infection dans l’œuf. Apprends ceci : les Floods vont transformer l’univers, étoile après étoile, monde après monde, organisme après être vivant, en une absurdité plus tourmentée encore qu’il ne l’est déjà. Regarde ce qu’ils m’ont fait !

Il étend ses bras puissants, tête baissée, comme pour se soumettre à ses doigts habiles, à son examen tendre et minutieux.

Instinctivement, elle tend une main vers lui, mais interrompt son geste au dernier moment. Il remarque sa réticence. C’est peut-être le coup de grâce qui vient briser un amour millénaire.

— Tout ce qu’ils touchent est marqué par la folie, crie-t-il. Ils m’ont touché. Je suis devenu fou !

La Bibliothécaire est stupéfaite. Elle fouille du regard le visage de son époux, mais il se détourne.

Son double ne parvient pas à formuler ses sentiments. Il se tient, muet, à leurs côtés.

 

 

DÉPART ET POURSUITE

 

Les retrouvailles ne se sont pas bien passées.

L’Urdidacte s’est rendu en sphinx de l’autre côté de la planète, où, dit-il, des veilleurs ont signalé la présence d’un intrus potentiel. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse de vaisseaux porteurs de spores. Il s’est donc déplacé en personne pour inspecter la zone.

L’Isodidacte est reparti en orbite afin de préparer le départ du vaisseau le plus rapide encore en leur possession : Audacity, cédé à la Bibliothécaire après son voyage historique.

Lorsque nous partirons, la planète entière sera refroidie, puis l’ensemble de ses machines sera désactivé. Observée d’une distance supérieure à quelques dizaines de kilomètres, elle ressemblera à un résidu rocheux, glacé et ravagé par les récentes batailles, abandonné là depuis des années, déchu de toutes ses ressources. Peut-être cet effort, en apparence dérisoire, parviendra-t-il à sauver Nomdagro.

Sur un parapet, les veilleurs s’alignent, comme des serviteurs de l’ancien temps attendant le départ de leur maîtresse.

Elle se tient près de la paroi extérieure du parapet, et contemple la grande vallée que traverse une rivière, cette vallée où ses enfants ont joué autrefois… et où ils ont reçu l’enseignement de l’Urdidacte. Ces souvenirs agréables lui procurent désormais une souffrance insoutenable. Ce monde a été son foyer pendant douze millénaires.

— Nous ne reviendrons peut-être jamais, dit-elle. Tout ceci…

Elle ne peut achever sa pensée. Elle s’enfuit du parapet, laissant les machines accomplir leurs ultimes travaux.

 

L’Isodidacte ne se contente pas de préparer Audacity au départ. Il ordonne au vaisseau de se diriger vers l’autre face de la planète. Catalogue l’accompagne. Les deux autres membres de la triade sont restés aux côtés de la Bibliothécaire.

L’Urdidacte est seul, sur un continent réservé aux formes de vie primitive, dont la sérénité, jusqu’ici, n’avait jamais été troublée. L’Isodidacte examine le continent depuis l’espace, puis interroge un veilleur local dédié à la surveillance tectonique. Le veilleur est apathique ; il se prépare à l’extinction et au long sommeil qui s’emparera bientôt de ce monde. Il assure néanmoins que le continent n’a pas connu le moindre impact, il en est certain.

L’Isodidacte retrouve son double sur une île, longue et sinueuse, composée d’un basalte ancestral. De grandes étendues d’herbe, de mousse et de champignons muqueux y ont élu domicile, baignées de brumes basses, près d’une mer peu profonde où les bactéries le disputent aux forêts de végétaux rampants. Là, les animaux les plus primitifs et les plus sommaires grouillent dans des eaux que réchauffent à présent les rayons du soleil, tandis que la nuit a recouvert, sur l’autre face, la vallée et sa rivière.

C’est ici que se trouve le seul artefact des Précurseurs que compte la planète : une structure circulaire à la fonction inconnue, vieille d’un demi-milliard d’années et ressemblant vaguement à un temple. Elle est si petite que seules les listes les plus exhaustives prennent la peine de la mentionner. Elle consiste en un anneau de tours rondes, s’élevant sur une base par ailleurs entièrement plate, le tout d’un gris moucheté de blanc. Par endroits, de la mousse s’y est déposée en tapis, bien qu’elle ne puisse retirer aucun nutriment de sa surface inanimée.

Immobile et éternelle, comme tous les artefacts des Précurseurs jusqu’à une époque récente, cette structure ne trahit aucune finalité évidente. Peut-être était-elle destinée à servir de marqueur, de témoignage d’une expédition lointaine, ou peut-être constituait-elle la fondation d’une autre structure aujourd’hui disparue ou détruite.

L’Isodidacte descend à bord d’une navette et atterrit non loin de là. L’Urdidacte, ignorant cette interruption, continue à sonder l’eau saumâtre tout en s’approchant de l’anneau, baigné par la brume éternelle et mouvante. C’est un intrus qui trouble le calme du marais. Enfin, il s’accroupit près de la structure en se tordant les mains, comme en prise à une profonde réflexion.

Son double s’approche, au travers d’une clairière tapissée de mousse.

L’Urdidacte semble s’apercevoir de sa présence.

— Les humains auraient voué un culte à cet endroit, dit-il. Partout, ils voyaient des forces et des puissances, dans les océans et les rivières, les arbres, les animaux… les rochers même. Les Forerunners adressent leurs seules prières au Manteau. Quelle espèce est la plus méritante ?

— Pourquoi êtes-vous venu ici ? demande l’Isodidacte.

— Lorsque nous nous sommes rencontrés, Novelastre, vous cherchiez des trésors. Peut-être ceci en est-il un, bien que nous ne l’ayons jamais reconnu comme tel.

— Rien n’a changé, ici. Nous devrions partir.

— Vous ne percevez donc rien ? (L’Urdidacte continue d’observer le cercle hérissé de tours.) C’est cette structure qui va nous avertir de leur arrivée.

Il se retourne. Ses yeux lancent des éclairs.

— Quelle sagesse avez-vous trouvée, enfouie dans mon âme, gravée dans ma chair ? Dois-je m’attendre à être écarté, tandis que vous, hurlant sous mon empreinte, espérez peut-être redevenir celui que vous étiez ? Ou bien trouvez-vous mon âme plus à votre goût que la vôtre, et espérez-vous me remplacer ?

— La Biocréatrice et moi avons une tâche à terminer. Et vous aussi. Nous ne prévoyons pas de vous écarter.

— Vous n’arrivez toujours pas à la décrypter comme je le fais. Elle est têtue, aussi rayonnante qu’une nova, aussi sombre qu’une singularité, et sa profondeur est infinie. Je n’ai jamais découvert le cœur de ses émotions, sa véritable identité. Je me demande comment serait son double à elle, quelles sensations cela pourrait-il bien procurer de porter son empreinte. Elle a manipulé tant d’espèces afin qu’elles la considèrent comme une divinité, afin qu’elles se souviennent d’elle, pour pouvoir par la suite les influencer. Elle vous l’a expliqué, n’est-ce pas ?

— Je m’en souviens.

— Un souvenir de seconde main !

L’Urdidacte se lève et étire son armure. La lumière compacte crépite sous l’effet de ses émotions.

— Vous n’êtes au mieux qu’une pâle copie, non ? assène-t-il.

Catalogue craint que ce conflit n’atteigne bientôt le stade de la violence.

L’Urdidacte s’approche de son double. Ils ne sont plus séparés que par une distance équivalente à leurs longs bras. Des volutes de brume, le murmure de la brise et le clapotis des vaguelettes les entourent.

— Il n’y a plus aucun espoir, pas si l’on s’accroche à votre stratégie. Pas aujourd’hui, pas dans cette galaxie, déclare l’Urdidacte. C’est un fait, simple et limpide.

— Je ne suis pas de cet avis.

— C’est votre droit… Manipuleur. (L’Urdidacte arbore une expression de profond dédain.) Les Halos ? Violer le Manteau une nouvelle fois, en déclenchant une destruction plus grave encore ! Supprimer toute vie intelligente à travers la galaxie ! À elle seule, cette opinion prouve combien vous m’êtes inférieur. Vous avez altéré votre vision stratégique.

— En m’adaptant aux circonstances, comme tout commandant est tenu de le faire.

— Ne saisissez-vous pas la vérité de tout cela ? Nous avons offert aux Précurseurs une raison de se réfugier dans la folie. Nous leur avons donné la passion de la vengeance. Et le Fossoyeur me les a restituées à son tour. Je suis plein de cette folie, de ce poison ! Si nous déclenchons le tir des Halos, nous allons tout perdre.

Les deux Didactes se tiennent face à face, dans une immobilité quasi parfaite, respirant à peine, comme pour se jauger l’un l’autre. Leurs armures sont analogues. Leurs armes sont identiques, leurs défenses aussi.

Mais les Didactes eux-mêmes ne le sont plus.

— Je vous laisse la Biocréatrice, Novelastre, déclare l’Urdidacte. Elle a manifestement choisi votre stratégie, et non la mienne. Je vais embarquer sur mon propre vaisseau, et vous allez me montrer où l’Arche est dissimulée.

Catalogue a choisi son camp, ce qu’il ne devrait pas faire, mais la règle suprême, chez les Juristes, veut que jamais tout espoir ne soit abandonné, pas plus que les notions de justice et d’équilibre. Le Manteau, après tout, promeut la diversité et l’éternité du changement, dans un univers débordant de vie ! N’est-ce plus le cas ? Est-ce ce que Catalogue a ressenti, face au Fossoyeur, cette… vague absolue de raison pervertie, de désespoir ancestral et dément ?

C’est alors que tout bascule.

Un son mou et liquide retentit au centre de l’île. Les deux Didactes se retournent dans la direction du bruit. L’artefact, le cercle de tours, est en train de bouger. Les tours s’élèvent, se lient, s’entrelacent, forment une cage. La base s’étend.

— Les Floods ! s’écrie l’Urdidacte. Nous devons partir immédiatement !

Derrière les nuages gris et bas, dans le ciel surplombant la planète, nous remarquons soudain un autre changement. Arc après arc, courbe après courbe, des voies spatiales apparaissent là où elles n’avaient jamais existé auparavant, entourées d’une lueur violette indiquant un flux supraluminique de Précurseurs. Ce mode de déplacement n’avait pas été vu depuis dix millions d’années, mais il est réapparu aujourd’hui dans tout l’écoumène – dans toute la galaxie peut-être.

Puis quelque chose tombe du ciel en sifflant. Un objet ovoïde, d’un gris moucheté de blanc et de dix mètres de long. Il plonge à la verticale dans l’eau peu profonde du marais, faisant gicler de l’eau autour de lui. L’une de ses extrémités s’enfonce dans la boue, tandis que l’autre commence aussitôt à se dissoudre.

— Une capsule de spores ! s’exclame l’Isodidacte. Pas de temps à perdre.

Les deux Didactes s’accordent au moins sur ce point.

Pour la dernière fois, ils se tiennent côte à côte, puis lentement, reculent. Ils parcourent ainsi plusieurs mètres avant d’oser se retourner… pour rejoindre leurs véhicules respectifs et regagner en orbite leurs vaisseaux respectifs.

Catalogue se voit refuser l’entrée du sphinx de l’Urdidacte. Quelque chose ne va pas.

 

Tandis que nous récupérons la Bibliothécaire, nous décollons en direction d’Audacity et apercevons derrière nous le Mantle’s Approach, qui s’aligne sur notre trajectoire… L’air est saturé d’une brume sifflante constituée de millions de capsules de spores. Certaines se plantent dans la mer ou dans la terre, mais la plupart explosent alors qu’elles se trouvent encore haut dans l’atmosphère. Les nuées de spores forment des panaches d’un gris brunâtre, puis s’étirent pour tout dominer, tout recouvrir, tout obscurcir.

La triade de Catalogue ne peut qu’observer ce spectacle. En contemplant la planète, je vois les nuages brunâtres s’étioler sur sa surface, révélant des pics-spores en formation. Tous les organismes restés sur place seront bientôt absorbés par les Floods.

D’après les calculs d’Audacity, nous devrions pouvoir atteindre rapidement les marges du thème 34 afin d’y effectuer le saut qui nous conduira à la grande Arche. Les vaisseaux-clé, spécifiquement conçus pour activer les portails menant à l’installation, seront bientôt les seuls autorisés à s’en approcher.

Sur le pont, l’Isodidacte et la Bibliothécaire se donnent le bras.

— Il va nous accompagner sur l’Arche, lui révèle-t-il.

Elle semble surprise, hésitante, perdue.

— Que compte-t-il faire, à présent ? Se tapir dans sa forteresse pendant des millénaires, à la manière d’une araignée qui attend son heure pour bondir, pour détruire ?

— Tu n’en sais rien, voyons.

— En es-tu sûr ? Cette vision m’apparaît pourtant si clairement ! Oh, que cette créature a-t-elle donc fait de lui ? Nous tous, qu’avons-nous fait de lui ?

L’Isodidacte reste muet.

Tandis que nous quittons le système ravagé, il règne à bord d’Audacity un terrible silence.