2
Barbe-Rouge était ravi de la façon dont les choses se déroulaient dans le Domaine de Veltan. Il aurait préféré qu’elles traînent davantage en longueur, mais il ne fallait pas trop en demander. Au fond, l’essentiel était de vaincre, et ils semblaient bien partis pour ça.
De plus, cette guerre finie, une autre éclaterait sûrement, et il se ferait un point d’honneur d’y participer. Lassés de l’attendre, les membres de sa tribu se choisiraient un nouveau chef. Son souhait le plus cher !
Quand Padan s’était replié, une fois le pont des cléricaux terminé, le Dhrall avait décidé de ne pas le suivre. Dans la vallée, les événements promettaient d’être passionnants, et son ami Arc-Long aurait peut-être besoin d’aide…
Les deux Dhralls se joignirent aux hommes de Bec-Crochu, qui abandonnaient leurs tranchées et reculaient sur la berge ouest de la rivière Vash.
— Veltan semble très content du déroulement des opérations, annonça Sorgan alors qu’ils remontaient vers le geyser.
— Nous n’avons pas fait trop d’âneries…, concéda Arc-Long.
— Tu es toujours aussi rabat-joie, l’archer ?
— Une question d’habitude… Quand on s’attend au pire, le moindre événement positif est une agréable surprise.
— Une question me brûle les lèvres depuis un moment, dit Sorgan. A l’évidence, tu n’as pas eu le temps d’entraîner Lièvre au tir à l’arc. Et le voilà presque aussi bon que toi. Comment as-tu réussi ça ?
— Je n’y suis pour rien. Lièvre s’est débrouillé tout seul.
— Il est assez malin pour faire un coup pareil, concéda Bec-Crochu, toujours sceptique. Mais ne faut-il pas des années d’entraînement pour être aussi bon ?
— Pendant qu’il fabriquait des pointes de flèche, je lui ai parlé de l’art de mettre dans le mille à tous les coups. Il a peut-être retenu la leçon.
— Ta fameuse histoire d’« unité » ? demanda Barbe-Rouge. Je n’ai jamais saisi un traître mot de ce discours.
— C’est pourtant simple, mon ami. Si tu réfléchis un peu, tu comprendras qu’un archer, dès qu’il tire sa première flèche, doit avoir en tête l’idée de s’unir à sa cible. S’il y parvient, tout sera facile pour lui. Sinon, il ne fera jamais d’exploits.
— Merci du compliment, Arc-Long, grogna Barbe-Rouge.
— Je ne voulais pas t’offenser… J’ai sans doute eu de la chance le jour où j’ai débuté. Lorsque je m’entraînais avec les autres enfants, Celui-Qui-Guérît nous parlait sans arrêt de l’unité entre l’arme, le tireur et la cible. Certains d’entre nous ont essayé sa méthode. Constatant qu’elle fonctionnait, les gamins qui l’avaient dédaignée ont fait grise mine, parce qu’ils n’y sont jamais arrivés après leur premier tir. Si Lièvre a pensé à ce conseil quand il a inauguré son arc, il a acquis un talent qui ne le quittera plus.
— Je trouve ton histoire tirée par les cheveux, dit Sorgan. Mais une autre chose m’a encore plus étonné. Lièvre était fou de rage contre Konag. Pourtant, il est du genre placide, pour ne pas dire plus…
— Je ne sais pas trop, avoua Arc-Long. Notre mystérieuse alliée l’a sans doute influencé. Si Konag la gênait, elle a pu se servir de Lièvre pour en être débarrassée…
Alors qu’ils approchaient du geyser, Barbe-Rouge entendit un grondement sourd monter des entrailles de la terre. Se souvenant des volcans qui avaient fini par détruire Lattash, il regarda autour de lui, très inquiet. La dernière catastrophe en date lui avait valu d’être bombardé chef. Que lui réservait la prochaine ?
Barbe-Rouge et Arc-Long se laissèrent distancer par les Maags de Sorgan. Derrière eux, les cléricaux avaient d’abord avancé prudemment. Ayant découvert que les pieux n’étaient plus empoisonnés, ils étaient passés à la vitesse supérieure.
— Les pirates sont encore loin du geyser ? demanda Barbe-Rouge.
— Environ trois kilomètres…
— On devrait aller leur dire de se dépêcher. Sinon, les cléricaux leur tomberont sur le paletot.
— Sorgan bifurquera vers l’est dès qu’il aura atteint le geyser. Il a assez d’avance pour que les Trogites ne le rattrapent pas.
Un nouveau grondement fit trembler le sol.
— Je n’aime pas ça, dit Barbe-Rouge Quand la terre vibre, ça n’annonce jamais rien de bon.
— Demande-lui d’arrêter, proposa Arc-Long. Je doute qu’elle t’écoute, mais essayer ne coûte rien.
— Très drôle…, marmonna Barbe-Rouge.
Sur ces mots, un éclair zébra le ciel, un roulement de tonnerre perça les tympans des deux amis, et l’altier Dahlaine à la barbe grise se matérialisa devant eux.
— Allez dire aux Maags de ma sœur de quitter cette vallée aussi vite que possible. Ashad a eu un nouveau rêve, et je parie qu’il se passera bientôt du vilain dans le coin.
— Encore des montagnes de feu ? demanda Barbe-Rouge, l’estomac noué.
— Je ne peux rien dire, car Ashad est resté très vague… Mais quelque chose se prépare au plus profond de la terre. Rejoignez Sorgan, je me charge de prévenir Narasan.
Debout près de l’endroit où le geyser jaillissait depuis des milliers d’années, Sorgan, Torl et Lièvre écarquillaient les yeux, stupéfaits de ne plus voir l’ombre d’une goutte d’eau en sortir.
— Que se passe-t-il ? demanda Sorgan en désignant la fissure, dans la roche.
— A ta place, lança Arc-Long, qui arrivait au pas de course, je ne traînerais pas dans le coin pour le découvrir. Dahlaine vient de nous avertir qu’une catastrophe se préparait.
— Qu’entends-tu par « catastrophe » ? demanda Lièvre alors que le sol recommençait à trembler.
— Cette secousse répond à ta question ? lança Barbe-Rouge au petit forgeron. Au Pays de Dhrall, quand la terre vibre, nous oublions les interrogations philosophiques, et nous filons à toute vitesse.
— Dans quelle direction devons-nous aller ? demanda Bec-Crochu à Arc-Long.
— Vers la falaise orientale, qui se dresse non loin d’ici, répondit le Dhrall. Dans ce genre de situation, la proximité est toujours un atout. Et il vaut mieux courir que flâner.
— Ton étrange amie nous joue encore un de ses tours ? avança Torl.
— Si on fichait le camp ? proposa Arc-Long. Une fois à l’abri, nous aurons tout le temps de gloser…
— Quant à ficher le camp, ajouta Barbe-Rouge, autant le ficher vite, si vous voyez ce que je veux dire !
— Fais circuler la consigne, cousin, dit Sorgan à Torl. Que les hommes foncent vers l’est. Il en va de leur vie ! Je veux qu’ils le sachent, histoire de les stimuler.