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Jalkan aurait juré que Veltan avait roulé Narasan dans la farine. Pourtant, quand l’avant-garde atteignit Castano, après une longue marche depuis Kaldacin, l’étranger entra dans le port à bord d’un chalutier qui transportait dix superbes lingots d’or.
Le jour du changement de main de cette fortune, Jalkan réussit à être présent sur le bateau loué par le général pour conduire au point de rendez-vous la majorité des officiers. Afin de savoir où serait conservé le trésor, il s’arrangea pour être dans la cabine de Narasan au moment crucial.
Le général rangea les lingots dans un grand coffre, au pied de son lit, puis il tendit une carte à Jalkan.
— Remets-la à Gunda, dit-il. Elle lui indiquera le chemin à suivre pour traverser la barrière de glace qui défend le Pays de Dhrall.
— A vos ordres, chef ! s’écria Jalkan, au garde-à-vous.
Un strict respect du protocole militaire était toujours une bonne idée dans ce genre de circonstances…
Des perspectives séduisantes s’offraient de nouveau à Jalkan – qui jugea plus prudent, ses expériences passées aidant, de garder secret son intérêt pour les lingots.
Après le départ de Veltan et de Narasan, dans le chalutier, Gunda prit le commandement de l'avant-garde qui se préparait à quitter Castano.
Jalkan se trouva alors devant un cruel dilemme. Informé de la cachette des lingots, il savait de plus que Narasan ne s’était pas donné la peine de verrouiller le coffre. En somme, un vol rapide et simple en perspective…
Cela dit, le Pays de Dhrall, selon Veltan, était hérissé de tas d’or qui attendaient sagement qu’on veuille bien les ramasser. De toute évidence, Jalkan était en mesure de dérober les dix lingots et de filer sans se faire remarquer. Mais comment renoncer à des montagnes de métal jaune ?
Comme tétanisé, il remâcha la question des jours durant, incapable de prendre une décision.
Quand la flotte eut appareillé, il s’avisa qu’il n’avait plus le choix.
Un coup de pouce du destin qui le laissa dubitatif lorsque les navires arrivèrent en vue de la barrière de glace. En fait de barrière, il s’agissait plutôt d’une chaîne de montagnes flottantes. Voguant dans un étroit canal, les vaisseaux se faufilèrent entre des parois gelées si hautes qu’on ne voyait plus le ciel.
Alors que la flotte avançait, des questions désagréables tourbillonnèrent dans l’esprit de l’ancien hiérarque.
« Et si le courant changeait de direction ? »
« Et si le vent soufflait d’ailleurs ? »
« Et si…»
Quelle qu’en fût la cause, si les parois se rapprochaient, les navires et les hommes seraient broyés par des mâchoires de glace. D’une puissante armée, il resterait du petit bois et de la bouillie rouge…
A ce point de sa réflexion, Jalkan gagna le pont inférieur et refusa de jeter un nouveau coup d’œil sur les murs de glace qui l’entouraient.
Le temps s’était un peu éclairci quand l’avant-garde entra dans la baie d’un village indigène nommé Lattash. Mais les pics, loin derrière les huttes, étaient encore couverts de neige.
Ayant observé la manœuvre de la plage, le général Narasan accueillit ses officiers dès que les chaloupes les déposèrent à terre.
Jalkan jugea le village si primitif qu’il n’aurait pas été étonné de voir ses habitants se déplacer à quatre pattes, comme des chiens. Et les pirates maags ne lui inspirèrent pas plus d’enthousiasme…
Sans verser une goutte de sueur, des soldats bien entraînés auraient pu détrousser les sauvages en un clin d’œil ! Avec du recul, l’ancien hiérarque se félicita de ne pas avoir choisi la solution de facilité, à Castano. Comparés à ce qui l’attendait, dix lingots n’étaient rien.
Il eut du mal à ne pas éclater de rire quand Narasan conduisit ses officiers dans une grotte où les attendait la sœur de Veltan. En matière de primitivité, les cavernes n’étaient-elles pas le nec plus ultra ?
Puis il vit Zelana, et son cœur manqua cesser de battre. De sa vie, jamais il n’avait posé les yeux sur une plus belle femme.
Sorgan, le chef des pirates, l’impressionna pour une tout autre raison. Le bougre était un géant, et ses adjoints, Bovin et Marteau-Pilon, le dépassaient d’une bonne tête.
Sans raison apparente, Narasan semblait juger que Lièvre, un Maag quasiment nain, était particulièrement intéressant…
Après de brefs débats, le général et le « capitaine » décidèrent de laisser leurs hommes à bord pour l’instant. Ce confinement ne dérangea pas Jalkan, ravi d’avoir le moins de contacts possible avec les sauvages et les pirates.
Alors qu’ils attendaient la fonte des neiges, le temps parut passer avec une infinie lenteur. Une fois encore, l’ancien hiérarque n’en fut pas gêné, car rien ne le pressait.
Un jour, un vieillard bizarre, le chamane d’une des tribus locales, leur raconta une histoire ridicule au sujet d’hommes-serpents terriblement dangereux. Haussant les épaules, Jalkan refusa de gober ces fadaises.
Vraiment, rester loin de ces barbares superstitieux était un coup de chance !
Quand la guerre éclata, découvrir la sinistre réalité faillit avoir raison de la santé mentale de Jalkan. Terrorisé, il passa le plus clair de son temps à prier Amar de le protéger. Des monstres, bien sûr, mais surtout de la sorcière nommée Zelana. Connaissant bien les gestes rituels censés tenir le démon à l’écart, il les répéta inlassablement pendant toute la durée du conflit.
Après ce qui lui sembla une éternité, les troupes du général Narasan embarquèrent et mirent les voiles vers le sud du Pays de Dhrall. Car c’était pour livrer cette guerre-là qu’on les avait engagées…
Jalkan espéra que la flotte raterait la côte et continuerait son chemin. Dans ce maudit pays, rien n’était naturel…
Il trouva pourtant le Domaine de Veltan plus plaisant que celui de sa sœur. Les jungles de Zelana l’avaient terrorisé, et les chasseurs primitifs qui les peuplaient se fichaient des grades comme de leur premier pagne. Face à un authentique officier et gentilhomme, ces rustres n’éprouvaient pas une once de révérence. Les paysans de Veltan, au moins, savaient rester à leur place.
En questionnant subtilement un bouseux nommé Omago, Jalkan fut stupéfait de découvrir que les sauvages ignoraient tout de la notion d’« Église ». Pire encore, on leur permettait de parler avec leur dieu sans passer par l’entremise d’un clergé.
Jalkan avait dissimulé son indignation et demandé au cul-terreux où étaient situées les mines d’or.
Omago avait feint de ne pas le savoir.
Furieux, l’ancien hiérarque avait planté là son interlocuteur.
Tôt ou tard, il trouverait un paysan plus coopératif.
Le Pays de Dhrall avait un grand potentiel, mais il lui fallait plus d’informations pour en tirer profit.
Après une assez longue marche, ils étaient arrivés devant le château de Veltan. Là, leur hôte les avait conduits dans ce qu’il appelait sa « salle de la carte ».
Jalkan avait écouté d’une oreille distraite une interminable conversation stratégique entre Narasan et Bec-Crochu. La seule chose importante, pour lui, semblait acquise. La région des Chutes de Vash devait regorger d’or, puisqu’elle serait le point focal de la bataille. L’ennemi avait pris les mines pour cibles, une démarche d’une imparable logique.
L’éruption volcanique, chez Zelana, avait enseveli sous des tonnes de lave les pépites du canyon. A présent, les sauvages de Dhrall tentaient de préserver l’or de Veltan.
Maintenant qu’il avait tout compris, Jalkan devait trouver un moyen de tirer profit de son savoir.
Au bout d’un moment, une paysanne très jolie était venue annoncer que le repas attendait ces gentilshommes. Eduqué jusqu’au bout des ongles, Jalkan avait cru bon de lui lancer quelques compliments délicats.
Toutes les bouseuses de l’Empire auraient été flattées par sa déclaration. Et aucun mari, aussi primitif fût-il, ne s’en serait offusqué. Hélas, Omago avait le sang chaud et une audace sans bornes. Frappé en traître, Jalkan s’était retrouvé sur le sol, sonné par un seul coup de poing.
Il s’était relevé, la main sur la garde de sa dague. Mais Keselo, ce jeune coq arrogant, lui avait plaqué la pointe de son épée sur la gorge.
Jalkan s’en était remis à la justice du général. Dans ce genre de cas, la loi n’était pas équivoque. Un paysan qui frappait un noble devait être exécuté sans délai.
Narasan avait refusé d’appliquer le code en vigueur. Indigné, il s’était même permis de reprendre à Jalkan le grade qu’il avait si chèrement payé.
Ignorant les protestations de l’ancien hiérarque, le général – c’était à peine croyable – avait ordonné à Padan de le couvrir de chaînes et de le jeter à fond de cale en attendant le verdict définitif.
Tout ça pour quelques compliments sincères !