PROLOGUE

L’annonce du triomphe de nos guerriers-serviteurs se faisant toujours attendre, l’incertitude régnait dans le nid du Vlagh. Qu’était-il advenu des combattants partis vers le pays du soleil couchant, un territoire bordé par la plus vaste étendue d’eau qui fût ?

Au début, alors que nos frères avançaient dans les entrailles de la terre, le long de galeries obscures, tout se passa à merveille. Invincibles, ils déferlaient sur leur objectif et tuaient sans pitié les humains qui osaient se dresser sur leur chemin. En ces heures glorieuses, le cœur de notre Vlagh bien-aimé débordait de félicité.

Une fois le pays du soleil couchant annexé, la nourriture ne nous manquera plus, et celui à qui nous devons la vie engendrera une progéniture plus nombreuse que les grains de sable dans le désert. Alors, avec chaque couvée, la conscience collective qui nous unit tous deviendra plus forte et plus complexe.

A présent, l’impatience torture le Vlagh. Aucun de ses serviteurs n’étant revenu crier victoire, se reproduire, il le sait, serait prématuré. Pire encore, quand il a projeté ses sens pour interroger la conscience sur le déroulement de l’attaque, et sur le destin de ses guerriers aux formes si diverses, il n’a obtenu aucune réponse.

Cela, nous le savons tous, est dramatiquement inhabituel.

Au fil des jours, miné par l’incertitude qui lui interdit de céder à son besoin de donner la vie, le Vlagh est devenu de plus en plus irritable.

— Filez ! a-t-il ordonné aux guerriers qui protègent son nid secret. Allez voir ce qui est arrivé, et revenez me dire ce que je dois absolument savoir !

Les serviteurs aux crocs venimeux obéirent à la volonté de notre maître. Alors, ceux d’entre nous qui ont vraiment mission de protéger les nouvelles vies et le Vlagh tentèrent de le réconforter en affirmant que tout se passait comme prévu.

Un mensonge, hélas…

Quand les guerriers aux formes étranges revinrent, ils durent avouer qu’ils n’avaient pas vu un seul de nos frères partis en quête de gloire sous la surface de la terre. Plus inquiétant encore, ajoutèrent-ils, il ne restait pas de traces des terriers. Enfin, et rien ne saurait être plus horrible, ils n’avaient à aucun moment senti la présence de la conscience collective dans le pays du soleil couchant.

Chez le Vlagh, l’inquiétude céda la place au désespoir. Cruellement diminuée par ce coup du sort, la conscience collective resterait affaiblie tant qu’on n’aurait pas retrouvé les creuseurs de terriers et les guerriers – et uni de nouveau leurs esprits en son sein.

Un peu plus tard, un creuseur, plusieurs membres arrachés et la carapace atrocement brûlée, revint au nid et raconta une terrible histoire. Jaillissant des montagnes, une lumière brûlante et un liquide rouge plus chaud que le feu s’étaient déversés dans les terriers, carbonisant tout sur leur passage.

Puis ce miraculé prononça des paroles qui n’auraient jamais dû retentir aux oreilles du Vlagh.

— Il n’y a pas de survivants. Tous ceux qui avançaient dans les terriers, en chemin vers le pays du soleil couchant, sont morts brûlés par le liquide rouge. Et leur disparition nous rend plus faibles et vulnérables…

Sa mission accomplie, le creuseur de terrier mourut après avoir prononcé sa dernière phrase.

Notre Vlagh bien-aimé hurla de douleur, car ces nouvelles venaient de détruire dans ses entrailles l’impérieux besoin de donner la vie.

Etant tous devenus plus faibles et vulnérables, nous nous lamentâmes aussi, conscients d’être désormais beaucoup moins nombreux que les grains de sable dans le désert. Ainsi, fûmes-nous obligés d’admettre, le pays du soleil couchant redevenait et resterait à jamais hors de notre portée. Tout comme le chagrin du Vlagh, bien au-delà de notre compréhension, mais assez déchirant pour nous remplir de rage.

Puis les guerriers venimeux aux formes étranges de retour du pays des humains commencèrent à parler entre eux. Très différents des vrais serviteurs du Vlagh, parce que leur mission les a transformés, ceux qu’on nomme les chercheurs sont directement placés sous les ordres du maître. Amenés à réfléchir aux informations qu’ils collectent, il leur arrive parfois, revenus au nid, de formuler des propositions nées de leurs étranges méditations. Convenant que le pays du soleil couchant nous était à jamais inaccessible à cause du feu liquide qui se déversait des montagnes pour ravager les terriers, ils utilisèrent les connaissances acquises lors de leur voyage pour présenter au Vlagh un nouveau plan. En ces circonstances, dirent-ils, n’était-il pas préférable de choisir une autre cible ? Comme le pays des longs étés, par exemple ?

Les montagnes qui le dominaient, arguèrent-ils, ne crachaient pas de feu, et ne semblaient pas disposées à le faire dans un avenir immédiat. Quant à la nourriture, elle abondait encore plus, sur ces terres, qu’au pays du soleil couchant. L’abondance de chair fraîche stimulant le désir d’engendrer du Vlagh, ce nouvel objectif ne valait-il pas largement le précédent ?

En cas de victoire – une certitude, cette fois –, le ventre du Vlagh deviendra plus fécond que jamais. Ainsi, en peu de temps, nous serons plus nombreux qu’à l’époque où les creuseurs s’attaquèrent aux entrailles de la terre pour nous fournir des voies d’invasion. Plus puissante que jamais, la conscience collective atteindra des sommets dont elle n’osait pas rêver.

Notre Vlagh communia avec l’esprit qui nous unit. Ayant beaucoup appris lors de l’invasion ratée, il approuva sans réserve la suggestion des chercheurs. En chemin vers le pays du soleil couchant, ils avaient rencontré une multitude de créatures. Et les différentes formes de ces êtres, selon la conscience, se révéleront utiles quand nous devrons affronter les humains – immanquablement plus opiniâtres et difficiles à écarter de notre chemin dès que nous approchons du but.

La conscience avertit cependant le Vlagh que le pire danger pour nous – au pays des longs étés comme dans celui du soleil couchant – ne sera pas les humains, mais les enfants endormis et la pierre que chacun d’eux détient.

A partir de ce jour, détournant notre attention d’un objectif devenu sans valeur, nous nous concentrâmes sur le pays des longs étés, où les humains font jaillir de la nourriture du sol. Un territoire dont l’immensité et la richesse décupleront la fertilité du Vlagh, prélude à une fantastique expansion de la conscience collective. Et cela nous comblera de joie, puisque chacun, dans nos rangs, bénéficiera de cette croissance.

Un jour, c’est inéluctable, tous les pays des humains tomberont entre nos mains. Devenus mille fois plus nombreux que les grains de sable dans le désert, nous aiderons la conscience collective à engloutir toutes les connaissances de l’univers.

Alors, le monde nous appartiendra.

Le seul dénouement apte à nous satisfaire…