4
Au sommet du mur de Gunda, tous les guerriers de Narasan contemplaient en silence le désert devenu jaune.
— Tu devrais secouer tes soldats, général, dit Arc-Long. Les monstres gravissent toujours la pente. Si nous ne faisons rien, il y aura bientôt foule sur cette muraille.
Non sans difficulté, le Trogite détourna les yeux de la « mer d’or ».
— Tous à vos postes ! beugla-t-il. On ne vous paie pas pour admirer le paysage. (Il fit la moue.) Je ne suis pas sûr qu’ils obéiront, mon ami. Devant ce spectacle, j’ai moi-même du mal à garder les idées claires.
— C’est le but recherché, général. Pour reprendre tes esprits, souviens-toi que ce n’est pas de l’or, mais une vulgaire imitation. (Le Dhrall marqua une courte pause.) Dans ma tête, tout est très clair, à présent. L’histoire des fermiers a poussé les cléricaux à venir ici, et la tempête de sable a transformé le désert pour mieux les abuser. Quelqu’un tire les ficelles de cette comédie. Et quoi qu’en dise Zelana, je suis sûr que ce n’est pas le Vlagh.
— J’espère que tu as raison, dit Narasan. S’il peut provoquer le genre de phénomène que nous venons de voir, mon armée finira par se faire botter les fesses.
— Général, cria un soldat posté sur une autre tour, des pirates arrivent derrière nous !
Narasan et Arc-Long se tournèrent vers le sud.
— Voilà l’avant-garde des renforts, dit le Trogite, et il me semble reconnaître ce bon vieux Bec-Crochu. Je me trompe ?
— C’est bien lui, et il n’a pas traîné en chemin. A mon avis, Zelana lui a encore donné un de ses « coups de pouce ».
— On dirait que tirer les ficelles est une activité très répandue, dans le coin, lâcha le général.
— C’est vrai, mais il vaut mieux faire comme si on ne s’apercevait de rien…
Sorgan Bec-Crochu monta au sommet de la tour et se pétrifia quand il découvrit la mer d’or.
— Par tous les dieux ! s’exclama-t-il lorsqu’il eut repris son souffle.
— Ne t’emballe pas, dit Arc-Long. C’est du fer sulfuré, comme Grock en a trouvé dans la montagne. Quelqu’un joue ici à des petits jeux très amusants.
— N’espère pas que je te croie sur parole, l’ami ! Je veux une preuve que ce n’est pas de l’or.
— Sorgan, Arc-Long est sûr de son fait, dit Narasan. Mais pour une fois, je suis de ton avis. Avant de m’en désintéresser, je veux aussi être certain que ce n’est pas de l’or !
— Lièvre ! appela le Dhrall. Nous avons besoin de toi !
Le petit Maag gravit l’escalier au pas de course.
— D’ici, demanda Sorgan, tu peux déterminer si ce sable est de l’or ou non ?
Le pirate miniature plissa les yeux.
— C’est dur à dire, Cap’tain. Pour être sûr, il me faut un échantillon.
— Ça risque d’être un peu difficile, dit Narasan. Au cas où tu n’aurais pas remarqué, le désert grouille de monstres.
— Je pourrais monter sur cette falaise, à l’ouest, et faire descendre un panier attaché au bout d’une corde. Mais j’ignore si je collecterai assez de grains pour… (Lièvre se tut et se tapa très fort sur le front.) Bon sang, j’ai dû oublier de me réveiller, ce matin ! Il y a dans ma bourse quelque chose qui nous permettra de savoir la vérité.
— De quoi s’agit-il ? demanda Sorgan.
— J’ai acheté cette pierre à un collègue forgeron, quand nous faisions escale à Kormo. On l’appelle une magnétite. Un aimant naturel, pour les non-initiés. En avoir une m’amusait, mais jusque-là, elle ne m’a pas servi à grand-chose. Ce caillou se colle comme par magie à tout ce qui contient du fer.
— Tu es sûr que ça fonctionne ? fit Sorgan, soupçonneux.
— J’en mettrais ma main au feu, chef ! A terre, quand je suis à court d’argent, je bois à l’œil en pariant que je possède une pierre « sauteuse ». (Il ouvrit sa bourse et en sortit un fragment de roche noire de la taille d’un pouce d’homme.) Regardez bien, messires !
Lièvre posa la pierre sur sa paume, dégaina son couteau et le passa quelques centimètres au-dessus de la magnétite. Aussitôt, elle sauta comme une puce pour venir se coller à la lame.
— Incroyable ! s’exclama Sorgan. Je comprends que tu aies gagné tant de paris, Lièvre !
— J’avais entendu parler de ces pierres, dit Narasan, mais c’est la première que je vois.
— Je la placerai dans un sac en tissu, annonça le petit Maag en caressant amoureusement son trésor. Comme elle est ronde et lisse, y attacher une corde serait risqué, et je ne veux surtout pas la perdre. Laissez-moi le temps de fabriquer le sachet, et nous saurons ce qu’il en est de ce sable.
— Le tissu ne risque pas de neutraliser son… pouvoir ?
— Rien ne l’empêche de sauter sur le fer, chef, ou de le faire voler vers elle. Ça marche même à travers du cuir. Je mettrai la pierre dans un sac, j’y attacherai une corde, et je ferai plusieurs passages au-dessus du sable, comme avec un pendule. Quand je remonterai le tout, il suffira de regarder le tissu. Si des grains y sont collés, vous pourrez dire adieu à votre or !
— Et s’il n’y a aucun grain ? demanda Sorgan.
— Nous saurons que ce sable ne contient pas de fer. Bien entendu, ça ne voudra pas dire qu’il s’agit d’une mer d’or…
— Allons sur ta falaise, à l’ouest, proposa Arc-Long. Comme elle est moyennement haute, ça nous facilitera la tâche.
— On se mettra en route dès que j’aurai mon sac… (Lièvre sourit.) Si la réponse est satisfaisante, il ne nous restera plus qu’à fêter une nouvelle victoire !
— La personne qui tire les ficelles est très intelligente, dit Torl à Lièvre et à Arc-Long tandis qu’ils montaient vers le sommet de la falaise. Ce sacré type avait prévu depuis le début le coup de la fausse mer d’or !
— Cette sacrée bonne femme, corrigea Arc-Long. La nuit, c’est une voix féminine qui m’ordonne de débarrasser le plancher.
— Tu crois que c’est la sœur de dame Zelana ? demanda Lièvre en rajustant la position du rouleau de corde qu’il portait sur l’épaule.
— J’aurais reconnu sa façon de parler, répondit le Dhrall. Ce n’est pas Aracia, j’en suis sûr. Mais je n’arrive pas à me rappeler où j’ai entendu cette voix.
— Mes amis, fit Torl, la mystérieuse inconnue a beaucoup plus de pouvoir que nos employeurs. Et c’est la plus grande arnaqueuse du monde !
— Arnaqueuse ? s’étrangla Lièvre.
— Appâter les gens avec de l’or factice n’est pas très honnête, mon vieux. Cela dit, ça ne m’empêchera pas de dormir. Cette brave femme va pousser cinq armées à combattre à notre place, et elle les paiera en monnaie de singe. Bien fait pour ces foutus trafiquants d’esclaves !
— Nous devrons quand même repousser les monstres jusqu’à ce que les cléricaux aient construit leur rampe, rappela Arc-Long.
— C’est vrai, dit Torl, mais les hommes de Sorgan arriveront bientôt pour nous prêter main-forte. De plus, nous n’aurons pas besoin d’exterminer les serviteurs du Vlagh. Dès que les cléricaux seront là, nous filerons, et ils se chargeront du sale boulot. (Le Maag regarda autour de lui.) C’est encore loin, Arc-Long ?
— Non, juste de l’autre côté de ce grand arbre, devant nous.
— Tu es sûr que nous avons emporté assez de corde ? Si nous ne lui ramenons pas la réponse, le Cap’tain nous en fera tout un plat.
— A cet endroit, la falaise mesure à peine vingt mètres de haut, mon ami.
— Dans ce cas, demanda Torl, pourquoi les monstres ne passent-ils pas par là ?
— Le chemin est trop étroit. Quand il lance ses hordes à l’attaque, le Vlagh choisit des terrains dégagés.
Ils contournèrent l’arbre géant et descendirent le long d’un lit de ruisseau asséché.
Lorsqu’ils furent au bord de la falaise, Torl sonda les environs.
— La mer d’or n’est pas si grande que ça, annonça-t-il. Au-delà de cette falaise, le sable redevient rouge. Après un ou deux kilomètres, il est banalement grisâtre.
— C’est toute la valeur de l’appât, expliqua Arc-Long. Notre alliée veut attirer les cléricaux à un endroit précis des Terres Ravagées.
— J’aurais dû y penser, soupira Torl, pas très fier de lui. Contempler tout cet or, même faux, me donne le tournis…
— Ça ira mieux quand nous aurons prouvé qu’il s’agit d’une mystification, dit Arc-Long, compatissant.
— On ne croirait pas que l’eau peut éroder ainsi la roche ! lança soudain Lièvre. D’autant plus que ce ruisseau coule quelques semaines par an…
— Tout dépend du temps qu’on lui laisse pour faire le travail, rappela Arc-Long.
— Et combien lui en a-t-il fallu pour forer le lit de ce cours d’eau ?
— Pas beaucoup… Cinquante mille ans, au maximum.
— Et c’est ça que tu appelles « pas beaucoup » ?
— L’eau est très patiente, mon ami. Et son seul but était de dévaler un jour la pente.
— Il y a du sable jaune au pied de la falaise, annonça Torl, penché dans le vide.
— A quelle distance ?
— Une vingtaine de mètres, comme l’a dit Arc-Long.
— Voilà qui me rassure, fit Lièvre. S’il nous avait manqué un mètre de corde, nous aurions eu l’air fin !
Il sortit la magnétite, rangée dans un petit sac, et passa dessus la lame de son couteau.
La pierre vint s’y coller docilement.
— On va pouvoir y aller ! lança Maag.
Après l’avoir fixée au sac, il donna du mou à la corde et la fit descendre lentement. Quand la pierre fut à quelques centimètres du sable, il la fit osciller un moment, puis remonta la corde, détacha le sac et le brandit triomphalement.
Le tissu était couvert de grains.
— On dirait que ton caillou crevait de faim, Lièvre, dit Torl. Tu devrais le nourrir plus souvent.
— Aujourd’hui, il a bien mérité son festin ! Quand le général et le Cap’tain verront ça, ils n’auront plus de doute. Mes amis, l’inconnue d’Arc-Long vient de gagner la guerre à notre place !
L’après-midi était bien avancé quand les trois hommes revinrent près du geyser, où Zelana et Veltan les attendaient.
— Alors ? demanda la maîtresse de l’Ouest.
Lièvre brandit le petit sac couvert de grains jaunes.
— Faut-il en dire davantage ? Il n’y a pas plus d’or dans ce désert que d’intelligence dans le crâne d’un serviteur du Vlagh.
— Nous allons devoir réviser nos positions, chère sœur, dit Veltan. Je ne vois pas quels avantages le Vlagh tirerait de cette mystification. Si nous cessons de bombarder les cléricaux, ils finiront leur rampe. Quand ils verront la mer d’or, ils se précipiteront sur les monstres pour leur arracher un trésor imaginaire.
Zelana ne cacha pas sa déconvenue.
— Ces derniers temps, soupira-t-elle, je me trompe avec une régularité consternante. Le Vlagh n’est pas le seul illusionniste du monde. Et cet or factice a peut-être plus de valeur que le vrai. Veltan, tu devrais aller voir Narasan. Padan doit cesser de harceler les cléricaux. Nous voulons qu’ils arrivent ici le plus vite possible.
— Bien parlé, chef ! lança Veltan, facétieux.
Après le coucher du véritable soleil, l’astre miniature de Dahlaine inondait de lumière la pente et la lisière du désert. Comme de juste, Narasan avait organisé une petite conférence au sommet de la tour centrale.
— Tu es sûr que c’est du fer, Lièvre ? demanda Sorgan, la mine défaite.
— Ma magnétite est affirmative, Cap’tain. Elle adore le fer et l’or la laisse de marbre.
— J’ai commis une grave erreur, Veltan, avoua Narasan. Certains que les cléricaux venaient me châtier, je n’ai jamais imaginé qu’ils pouvaient nous rendre service.
— Pourquoi voudraient-ils te châtier, mon ami ? demanda Sorgan.
— Dans le sud de l’Empire, expliqua Gunda, quelques armées cléricales nous ont tendu un piège vicieux. Le général a perdu un parent dans l’affaire, et ça l’a bouleversé. Padan et moi avons trouvé un moyen de laver le sang de nos frères d’armes. Bien entendu, l’Église n’a pas apprécié…
— Qu’avez-vous fait pour penser que les cléricaux vous suivraient jusqu’au bout du monde ?
— Nous avons engagé des tueurs professionnels. Une foule de hauts prélats et de généraux ont fini au cimetière, cette année-là.
— Chez vous, on peut gagner sa vie en tuant sur commande ? s’étonna Sorgan. Les Maags se chargent d’étriper leurs ennemis.
— Recourir à des tueurs est plus efficace, dit Gunda. Ils ne se trompent jamais de cible, et on peut leur demander toutes sortes d’exécutions. Discrètes, spectaculaires, douloureuses, rapides… Un de ces artistes garantit par contrat que le « sujet » agonisera pendant deux jours. S’il rend l’âme plus tôt, le type refuse d’être payé…
— Voilà ce que j’appelle de la conscience professionnelle, cousin ! lança Torl, admiratif.
— Je doute de détester un jour quelqu’un au point de lui infliger ça, répondit Sorgan.
— Que les cléricaux nous haïssent ou pas, intervint Narasan, la vue de la mer d’or les excitera et ils attaqueront les monstres.
— D’accord, dit Sorgan, mais quand se mettront-ils à l’ouvrage ? Vos bombardements les ralentissent. A ce rythme, il leur faudra des mois pour achever la rampe. Et pendant ce temps, qui devra contenir les hordes du Vlagh ?
— Nous, grogna Narasan. Je suis conscient du problème. Toutes les suggestions sont bienvenues.
— Et si nous les aidions ? proposa Omago.
— Comment ? demanda Veltan.
— Pour finir leur ouvrage, les cléricaux ont besoin de gros rochers. On n’en trouve pas tant que ça au pied des chutes, à cause de l’érosion de l’eau. Si nous continuons à déclencher des avalanches – en ratant notre cible –, nos ennemis croiront que nous tentons toujours de les arrêter. En réalité, nous leur fournirons de quoi travailler plus vite.
— Génial ! s’exclama Sorgan. Ces types l’ignorent, mais ils sont nos alliés. J’adore aider mes amis, surtout quand ils ont l’intention de mourir à ma place.
— Dans cet ordre d’idée, dit Arc-Long, je crois qu’il faudrait un peu modifier le mur de Gunda.
— Il est très bien comme ça ! s’indigna le Trogite.
— Il est même trop bien, mon ami. Quand les cléricaux l’atteindront, il les empêchera de courir se jeter sur les serviteurs du Vlagh. Une brèche d’une trentaine de mètres leur permettrait de lancer plus vite le massacre.
— Messires, si vous me laissiez cette partie du travail ? proposa Veltan. Ne touchons pas au mur jusqu’à l’arrivée de nos alliés involontaires. A ce moment-là, je leur ménagerai une ouverture, histoire qu’ils crèvent allègrement pour notre plus grande gloire.
— Comment t’y prendras-tu ? demanda Gunda.
— Tu es certain d’avoir envie de le savoir ?
— Eh bien… en un sens… si on réfléchit… Hum, ça n’est peut-être pas indispensable.
— Vous pensez que les monstres continueront à rentrer chez eux au crépuscule ? demanda Narasan à Zelana et à Veltan. C’est tellement idiot !
— Ces créatures sont attachées à leurs habitudes, répondit la maîtresse de l’Ouest. Je doute qu’elles en changent du jour au lendemain.
— Nous en avons eu la preuve dans le canyon, rappela Bec-Crochu.
— Ces serviteurs du Vlagh sont un peu moins stupides que leurs prédécesseurs, dit Veltan. Mais ils continuent à obéir aveuglément à leur chef. Tant qu’il leur ordonnera de battre en retraite le soir, ils s’exécuteront sans se poser de questions.
— Une très bonne nouvelle, fit Narasan. Jusque-là, nous les avons tenus assez loin du mur pour qu’ils ne l’endommagent pas, et le « soleil » de Dahlaine nous a débarrassés des chauves-abeilles. Les pieux ont éclairci les rangs des guerriers géants, et nos catapultes ont presque anéanti les tortues-araignées. Devant le mur, nous avons treize lignes de barricades, et notre mission ne consiste plus à exterminer les monstres. Histoire de les ralentir, dès qu’ils partiront, ce soir, nos hommes réinvestiront la première ligne de défense les jours suivants, nous répéterons la manœuvre qui a si bien marché la première fois – mais en laissant l’ennemi avancer jusqu’à l’ultime barricade. D’ici deux semaines, avec notre aimable assistance, les cléricaux devraient avoir achevé leur rampe. Alors, nous tirerons notre révérence, et à eux les ennuis !
— Tu tireras ce que tu voudras, général, dit Sorgan. Moi, je serai trop occupé à courir pour saluer quiconque !
Arc-Long appréciait le pragmatisme du général. S’il continuait à croire que ses hordes gagnaient chaque jour du terrain, le Vlagh ne se casserait pas la tête à imaginer de nouvelles tactiques. Et quand ses troupes atteindraient le mur, les cléricaux seraient là pour les accueillir.
Le Dhrall se félicitait d’avoir convaincu Sorgan et Narasan que la voix qui hantait ses nuits ne mentait pas. Pour être franc, l’apparition de la fausse mer d’or lui avait donné un fameux coup de main.
— Avec un peu de chance, je dormirai en paix, ce soir, marmonna l’archer en s’enfonçant dans la forêt.
Bien qu’il eût de plus en plus d’amis parmi les Extérieurs, il continuait à dormir seul au fond des bois.
Même si les arbres, si loin au sud, ne ressemblaient pas à ceux de son pays natal, ils lui fournissaient un abri… contre des intempéries qui ne le menaçaient pas, en été.
Ah, les bizarreries de l’âme humaine !
Arc-Long s’étendit sur son lit de feuilles et s’endormit aussitôt.
— Tu as bien agi, brave guerrier ! lança la voix familière. Désormais, je ne troublerai plus ton repos. Prends soin de toi, Arc-Long du Domaine de Zelana. En temps voulu, nous nous retrouverons…