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Le colonel Gunda avait fait voile vers le sud à bord de l'Ascencant, le vaisseau d’un lointain cousin à lui. Quand ils arrivèrent à Castano, le bras droit de Narasan découvrit, dépité, que son foyer ancestral n’était pas aussi séduisant que dans ses souvenirs. Des déchets flottaient dans les eaux déjà glauques du port et un limon verdâtre couvrait les piliers de pierre de la jetée. Comble de disgrâce, les bâtiments, jadis magnifiques, étaient devenus uniformément gris à cause de la fumée que crachaient les cheminées de la ville.

Gunda retira ses confortables vêtements de voyage. Il remit son uniforme de cuir noir, son plastron et son casque, et prit son épée. Pour une rencontre en quelque sorte officielle, un militaire devait soigner son apparence.

Le front de mer de Castano était semé de jetées et il y flottait l’odeur de poisson pourri caractéristique de tous les ports de l’univers. Dans les rues étroites et sales, presque tous les passants qu’il croisa le gratifièrent de l’expression hautaine que les Trogites semblaient adopter dès leur naissance. Si le Pays de Dhrall était primitif, il se révélait plus propre que l’Empire, le prétendu centre de la civilisation.

Gunda se hâta de gagner la porte sud de la cité.

A la belle saison, il était sûr que les collines moutonnantes, au sud de Castano, le réconcilieraient avec la tene de ses ancêtres. Une nouvelle fois, la réalité révisa ses souvenirs à la baisse. Comparé à l’ouest du Pays de Dhrall, avec ses superbes montagnes qui descendaient jusqu’à la mer et ses arbres géants tutoyant le ciel, ce paysage lui sembla comme frappé de rachitisme.

Le camp provisoire des renforts de Narasan se dressait au sud de la ville. Composé de tentes, il restituait l’impeccable alignement de la caserne de Kaldacin. En y entrant, Gunda eut l’impression de rentrer chez lui…

Il rendit rapidement leur salut aux gardes et se dirigea vers le seul édifice en dur du camp. Si les tentes étaient des dortoirs idéaux, la pierre restait préférable pour le quartier général.

Tous les secrétaires et les employés administratifs se levèrent quand le colonel entra dans la pièce principale du centre nerveux de l’année en campagne.

— Repos, messires, dit-il. (Sans trop savoir pourquoi, il détestait depuis toujours le formalisme militaire.) Où est le bureau d’Andar ?

— Au bout de ce couloir, colonel, répondit un jeune officier en désignant le fond de la salle.

Gunda le salua de la tête et gagna le bureau.

Le colonel Andar était nettement plus grand que la majorité des Trogites. Comme presque tous les officiers supérieurs de Narasan, il avait les tempes argentées. Le sachant solide et fiable, le général lui avait confié le gros de l’armée, encore cantonné dans l’Empire.

Quand Gunda entra, Andar était occupé à souffler dans les bronches d’un jeune officier. Doté d’une voix profonde et puissante, il en jouait en expert chaque fois que ça s’imposait.

Dès qu’il aperçut Gunda, il fit signe à sa victime de disposer.

— Ce garçon a commis une grave erreur ?

— Pas vraiment… Ces derniers temps, ses chevilles ont tendance à enfler, et j’ai décidé de le calmer un peu. Comment vont les choses, au Nord ? Nous n’avons plus de nouvelles depuis le départ de l’avant-garde.

— Nos forces ont gagné la guerre dans le Domaine de l’Ouest. Enfin, si on veut… (Gunda enleva son casque et passa une main sur son crâne lisse.) A vrai dire, beaucoup d’événements ont dépassé ma compréhension. (Il regarda autour de lui.) Les murs sont épais ? Ce que je vais dire n’est pas pour toutes les oreilles.

— Tu peux y aller sans crainte, aussi longtemps que tu ne cries pas.

— Parfait, fit Gunda en se laissant tomber sur un fauteuil.

— Vous avez eu quelques problèmes, je parie ?

— Une montagne de problèmes ! Tu ne me croiras pas, mais notre cher général s’est lié d’amitié avec un pirate maag nommé Sorgan Bec-Crochu. Une étrange affaire, non ?

— Tu plaisantes ?

— Hélas, non… Le plus incroyable, c’est que ça se passe bien. Les Maags ignorent la discipline, mais ils se battent comme des lions.

— Ce sont des monstres, Gunda !

— Beaucoup moins terribles que nos adversaires communs…

— Des barbares ?

— Si ça n’était que ça… Je doute que ces créatures méritent d’être qualifiées d’« animaux ».

— Tu voudrais être plus précis ? J’aime savoir ce qui m’attend.

— Ça ne te plaira pas beaucoup, mon vieux… Narasan aurait dû demander plus d’or.

— C’est si grave que ça ?

— Encore pire ! Si j’ai bien compris ce qu’on m’a dit, nos ennemis sont partiellement humains. Le reste est un mélange d’insecte et de serpent.

— Je crois que tu perds la boule, mon ami !

— Dans ce foutu pays, tout le monde devient cinglé ! Nous avons pataugé dans un cauchemar éveillé, Andar. Une seule égratignure de ces monstres, et on tombe raide mort !

— Ce n’est pas drôle, Gunda !

— Tu me vois plié en deux de rire ? Je ne te mène pas en bateau… Et tu devrais me prendre au sérieux, parce que ta vie peut en dépendre.

— Les indigènes sont aussi mollassons que l’affirmait notre employeur ?

— Ceux du Domaine de Veltan, peut-être… Mais dans celui de Zelana, j’ai rencontré un archer qui ne manque jamais sa cible. C’est lui qui nous a appris à utiliser le venin des monstres morts pour tuer leurs congénères.

— Et tu trouves ça éthique ?

— Nous combattons des insectes-serpents, mon vieux, pas des gens. Quand l’ennemi n’est pas humain, la morale n’a plus cours. (Gunda marqua une courte pause.) Avec tous ces hommes à transporter, il va te falloir du temps pour louer assez de vaisseaux…

— Un sacré moment, j’en ai peur. Les capitaines adorent marchander, et il faut parfois une demi-journée pour signer un contrat. As-tu prévu une tournée des tavernes pour célébrer ton retour au pays ?

— Non, répondit Gunda. Je crois savoir où le général et l’avant-garde combattront, mais j’ignore si c’est vraiment là que les renforts s’engageront. Tout à l’heure, je me promènerai sur les quais pour dénicher un chalutier comme celui de Veltan. Tu sais, le bateau où il a embarqué Narasan, avant le départ de l’avant-garde… Un secrétaire copiera ma carte, pour que tu traverses sans mal la barrière de glace qui défend le Pays de Dhrall. En partant avant vous, je pourrai demander à Narasan où il veut que les renforts accostent. Nous nous retrouverons quelque part dans le « canal » et je te guiderai.

— Voilà qui nous fera gagner du temps ! (Andar plissa le front.) Nous avons perdu beaucoup d’hommes, là-bas ?

— Plusieurs milliers…

— Je suppose que Jalkan n’est pas tombé au champ d’honneur ?

— Tu supposes bien… Le général l’a enguirlandé deux ou trois fois, mais ça n’est pas allé plus loin.

— Quel dommage…

— Ne perds pas espoir, mon ami ! Tôt ou tard, quelqu’un tuera ce salopard, et nous marquerons le jour de sa mort d’une pierre blanche.

— Pour quoi fiche ?

— En faire un jour de fête impériale, mon cher !

— Eh bien, je serais ravi de le célébrer, celui-là…

 

Alors qu’Andar continuait à marchander avec des capitaines peu coopératifs, Gunda se mit en quête d’un bateau proposé à un prix raisonnable. Même si son ami avait l’autorité de puiser dans les finances de l’armée, une embarcation de luxe le ferait voir rouge, car il était un peu radin.

Le colonel repéra enfin un chalutier qui semblait convenir. Conscient de ses lacunes, il chargea Andar de négocier la transaction. Alors que son ami marchandait avec un vieux pêcheur décati, il sortit de la taverne miteuse et gagna les quais pour demander à son cousin, le capitaine de l’Ascencant, un cours de navigation accéléré.

Le lendemain, un soleil radieux se leva dans un ciel sans nuages. Encouragé par ce climat, Gunda alla s’amuser un peu avec son nouveau jouet.

Au début, multipliant les bévues, il se fit copieusement injurier par les autres bateaux qu’il croisait dans le port.

Après quelques jours, devenu moins maladroit, il s’estima prêt à fendre les flots – à condition que le gros temps l’épargne.

Avant de lever l’ancre, il retourna au camp pour voir comment Andar s’en sortait.

— Je suis loin d’avoir fini, avoua le colonel. Trouver assez de navires ne sera pas facile.

— Il t’en faut encore combien ?

— Une centaine… On ne déplace pas quatre-vingt mille hommes dans trois coquilles de noix.

— Je vais partir en éclaireur avec l’Albatros.

— L'Albatros ?

— Un joli nom, pas vrai ? En somme, c’est un cousin du cormoran…

— A ta place, je choisirais un autre nom. Les marins n’aiment pas beaucoup ces oiseaux-là. Selon eux, ils portent malheur.

— Une superstition ridicule !

Andar hésita un instant, mal à l’aise.

— Le général a enfin remonté la pente ? demanda-t-il. Après la mort de son neveu, il était au trente-sixième dessous…

— Il va beaucoup mieux, oui… Combattre ailleurs que dans l’Empire l’a aidé à oublier le triste sort d’Astal. Padan garde un œil sur lui, et il nous tiendra informés de l’état de notre glorieux chef. Bien, je vais aller jusqu’au Pays de Dhrall et demander à Narasan où il veut que nous accostions. Après, comme convenu, je te rejoindrai en chemin.

— En supposant que je trouve assez de navires, grommela Andar. Sinon, je devrai faire deux voyages. Je ne sais pas pourquoi, mais les bateaux deviennent de plus en plus rares dans le port de Castano.

— Agis au mieux, mon ami. Nous nous reverrons dans deux ou trois semaines.

— Inutile de te presser pour moi, Gunda. Ma solde tombera quoi que je fasse…

 

Le lendemain, Gunda partit dès les premières lueurs de l’aube. Quand l'Albatros eut quitté les eaux clapoteuses du port pour foncer vers le large, son « capitaine » découvrit un monde nouveau qui l’émerveilla. Une fois sa voilure correctement orientée, le chalutier filait comme une flèche. Accompagnant les craquements mélodieux du cordage, la proue effilée sifflait gaiement en fendant l’écume. Après quelques heures, Gunda eut l’impression de sentir les réactions de son bateau alors qu’il chevauchait les vagues.

Le soir venu, le colonel décida de jeter l’ancre de haute mer afin que l'Albatros ne change pas de position pendant la nuit. Ensuite, il écopa presque toute l’eau qui s’était accumulée à fond de cale pendant la journée. Aussi joli et rapide fût-il, le chalutier semblait avoir des fuites qu’il valait mieux ne pas négliger.

Gunda repartit dès l’aube. En fin d’après-midi, il aperçut la lisière sud de la barrière de glace. A l’évidence, l’Albatros avançait beaucoup plus vite que les navires marchands trogites engagés par l’avant-garde pour rallier le Pays de Dhrall.

— C’est un bon petit bateau, ça…, dit tendrement Gunda en tapotant le bastingage.

Au crépuscule, le colonel s’engagea dans le canal qui traversait la barrière. Prudent, il amarra le chalutier à un énorme bloc de glace. Prendre des risques, à ce stade du voyage, eût été irresponsable.

Bercé comme un nourrisson par le doux balancement de son navire, Gunda dormit à poings fermés. Réveillé dès l’aube, il remonta lentement le canal où flottaient une multitude d’icebergs.

Vers midi, le lendemain, l’Albatros sortit de la barrière de glace. Gunda ne fut pas fâché d’en avoir fini. Traverser ce canal n’était pas vraiment dangereux, mais les icebergs lui avaient plus d’une fois flanqué une sacrée frousse.

Une belle brise se levant, le chalutier recommença à fendre les flots avec enthousiasme.

Un peu gêné, bien qu’il fût seul, Gunda tenta de réfréner ses envolées poétiques face à des choses que les marins expérimentés ne devaient même plus remarquer. Mais il y renonça très vite.

— Tant qu’on s’amuse, qu’y a-t-il de mal à ça ? se demanda-t-il à voix haute.

Il lui fallut deux jours de plus pour atteindre la côte sud du Domaine de Veltan, et un troisième pour gagner la péninsule la plus orientale.

Sous un ciel piqueté de nuages blancs, il approcha du rivage, admirant les jolis villages et les champs cultivés qui s’étendaient à perte de vue.

Pendant qu’il cabotait, Gunda comprit pourquoi il avait été autant déçu par Castano. Comparé au Pays de Dhrall, le royaume des grands espaces, le glorieux Empire trogite était petit, sale et plus puant qu’un égout.

 

Le lendemain, au milieu de l’après-midi, le colonel arriva en vue de la plage de sable blanc devant laquelle mouillaient des navires trogites et des drakkars maags. En se collant au Victoire, le navire de son cousin Pantal, il vit que Padan le regardait, accoudé au bastingage.

— Salut, mon ami ! cria-t-il.

— C’est bien toi, Gunda ? demanda l’officier trogite, très surpris. Où est le reste de l’armée ?

— Toujours à Castano, je suppose… Andar a du mal à trouver des bateaux. Ce n’est pas encore sûr, mais il risque de devoir faire deux voyages. (Gunda amarra l’Albatros à la chaîne de l’ancre du Victoire.) Je dois parler à Narasan. S’il sait où aura lieu la guerre, je guiderai les renforts vers le meilleur endroit où accoster.

— Bonne idée, fît Padan. Monte à bord. J’ai plusieurs choses à te dire.

Gunda gravit l’échelle de corde, sauta sur le pont et serra la main à son ami d’enfance.

— Tu nous as manqué, dit Padan. Cela dit, ta présence sur ce chalutier m’a étonné. Un instant, j’ai cru que c’était celui de Veltan. Et je ne m’attendais vraiment pas à le revoir.

— Notre employeur est parti à tout jamais ?

— Ce n’est pas lui qui a filé dans le chalutier, mon ami. Cette vermine de Jalkan a enfin commis l’erreur que nous guettions tous. Narasan l’a dégradé sur-le-champ, et je l’ai ramené jusqu’à la plage, couvert de chaînes…

— La meilleure nouvelle que j’entends depuis des années ! Qu’a-t-il fait pour s’attirer le courroux de notre chef ?

— Ce minable a insulté la femme d’un des meilleurs amis de Veltan.

— Il n’a pas dû y aller avec le dos de la cuiller !

— Narasan a frisé la crise d’apoplexie… Tu imagines, pour qu’il chasse Jalkan de l’armée, il a fallu que ça le remue !

— Au moins, cette guerre aura servi à quelque chose… Mais quel rapport avec le chalutier de Veltan ?

— J’y venais… Une fois aux fers sur le Victoire, Jalkan devait en principe avoir fini sa lamentable carrière. J’aurais juré qu’il ne pourrait pas s’évader. Tu sais quoi ? Je me trompais ! Un matin, quand je me suis réveillé, il n’y avait plus ni prisonnier ni chalutier. Envolée, la vermine que nous aurions dû écraser sous nos bottes !

— Mon vieux, Narasan te passera un sacré savon !

— Je sais, souffla Padan, accablé. Ce ne sera pas le premier, mais j’ai peur que celui-là reste dans les annales. J’ai commis une grave erreur, mon ami, et le général me la fera payer cher.

— Mon pauvre vieux…, railla Gunda. Où puis-je trouver notre glorieux chef ?

— Chez Veltan, sûrement dans la salle de la carte. Inutile de te demander de garder le silence sur cette affaire, je suppose ?

— Ce ne serait pas honnête, Padan, et tu sais à quel point je suis scrupuleux.

 

Narasan fit grise mine quand Gunda lui raconta l’évasion de Jalkan.

— Padan aurait dû lui affecter des gardes, grogna-t-il. Pourquoi n’y a-t-il pas pensé ?

— Ça, tu le lui demanderas… Pour le moment, je veux savoir où devront accoster les renforts. Andar a dû quitter Castano, et j’ai prévu de le retrouver quelque part dans la barrière de glace.

— Allons dans la salle de la carte, proposa Narasan. Je vais te montrer la source d’une grande rivière, à quelques jours de voile vers le nord. Il faut que nos hommes débarquent près de la falaise qui permet d’accéder aux chutes. (Il plissa le front.) Comment as-tu fait pour prendre autant d’avance sur l’armada ?

— J’ai acheté un chalutier à Castano. Mon Albatros est deux fois plus rapide que nos gros navires.

— Et combien t’a coûté cette merveille ?

— Je n’en sais rien, répondit Gunda, sur la défensive. C’est Andar qui tient les cordons de la bourse. Je l’ai laissé marchander pendant que je persuadais l’Albatros de fendre les flots, pas d’essayer de voler.

— Je suis mort de rire, Gunda !

— Tu m’en vois ravi, vieux frère…

 

— Tu as un gros problème, annonça Pantal à Gunda, le lendemain matin.

Le colonel était venu rendre visite à son cousin, sur le Victoire.

— Vraiment ?

— J’espère que tu ne prévoyais pas de partir aujourd’hui ?

— J’y comptais bien, en fait…

— Pour le moment, tout ce qui empêche l’Albatros de reposer par le fond, c’est la corde que tu as nouée à la chaîne de mon bateau.

— De quoi parles-tu ?

— Viens voir par toi-même, fit Pantal.

Il guida son cousin jusqu’à l’autre flanc du Victoire, où était amarré le chalutier.

Se penchant au bastingage, Gunda n’en crut pas ses yeux. La corde d’amarrage tendue au maximum, il distingua vaguement les contours de son destrier des mers – sous l’eau !

— Qu’est-il arrivé ?

— Dans un cas pareil, la plupart des gens utilisent le verbe « couler »…

— Un salopard est venu percer un trou dans la coque de mon Albatros ?

— Négatif, mon vieux. Cette nuit, les hommes de quart n’ont vu personne approcher du Victoire. Qui t’a vendu ce rafiot ?

— Un vieux marin…

— Laisse-moi deviner… Il était à moitié infirme et ivre mort ?

— Tu le connais ?

— Pas personnellement, mais il y a beaucoup d’escrocs de son genre à Castano. Accablé par l’âge, il t’a fait le coup du pêcheur que les misères de la vieillesse empêchent de prendre la mer. As-tu jamais entendu le verbe « calfater », cousin ?

— Pas à ma connaissance… Et il signifie ?

— Un travail très désagréable… Tu as remarqué que les coques de tous les bateaux sont composées de planches de bois ?

— Ne me prends pas pour un demeuré !

— Même si le constructeur joint très bien les planches, avec le temps, l’eau réussit à s’infiltrer. Pour résoudre ce problème, les marins utilisent un marteau, un ciseau à froid et une grande quantité d’étoupe. On bourre les joints d’étoupe, puis on l’enfonce jusqu’à ce qu’elle tienne en place. L’eau continuera à s’infiltrer, mais ça n’est plus gênant, bien au contraire. L’étoupe mouillée gonfle, et c’est ça qui assurera l’étanchéité de la coque. Après un bon calfatage, ton Albatros flottera comme une jarre hermétiquement scellée.

— Et il faut faire ça souvent ?

— Tous les ans, en principe. Si tu essuies une série de tempêtes, il vaudra mieux passer à deux interventions annuelles. A présent, tu comprends pourquoi le vieux type tenait à te vendre son chalutier ? L’idée de le calfater lui donnait des cauchemars.

— Cousin, je serais incapable de me charger d’un boulot pareil, même si ma vie en dépendait.

— Je m’en doutais un peu… Mes hommes s’en occuperont. Pas gratuitement, bien entendu !

— Je sentais que ça allait venir…, grogna Gunda.

— Tout travail mérite salaire ! Si nous allions discuter du prix dans ma cabine ?

 

Les marins de Pantai renflouèrent l’Albatros, le vidèrent de l’eau qui l’alourdissait et le remorquèrent jusqu’au rivage où ils le mirent en cale sèche. Puis ils s’attaquèrent au calfatage, une tâche longue et difficile.

— Tu es un sacré veinard, Gunda, dit Pantal. Tu as dû écoper souvent, en venant ?

— Deux ou trois fois, si ma mémoire est bonne. Le vieux filou m’avait parlé de fuites sans gravité, mais quand même à surveiller. Pourquoi l’Albatros a-t-il fini par couler comme une pierre ?

— L’action conjuguée de plusieurs facteurs… L’eau froide, l’impact d’une déferlante, la perte d’une longue bande de calfatage… C’est difficile à déterminer. Mais tu aurais pu sombrer en chemin…

— A Castano, j’aurai deux mots à dire à ce vieil escroc ! Tes hommes en auront pour longtemps ?

— Plusieurs jours…

— Et si tu mettais plus de gars au travail ? Il est capital que mon bateau soit opérationnel très vite.

— Ils se gêneraient les uns les autres, cousin. Il n’y a pas assez de place dans la cale pour renforcer l’équipe.

Pendant que les marins s’affairaient sur le chalutier, les jours semblèrent s’écouler au ralenti. Gunda passa le plus clair de son temps dans la salle de la carte, où il étudia le futur champ de bataille.

Il en conclut que Narasan aurait besoin des renforts le plus vite possible.

Si le chalutier lui avait paru une solution idéale pour accélérer les choses, le colonel commençait à avoir des doutes.