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Il leur fallut deux jours de plus pour remonter la rivière jusqu’à l’endroit où elle devenait un ruisseau jaillissant de la montagne. Skell fit jeter l’ancre un peu en aval des chutes, puis il prit un canot pour aller rejoindre son frère sur le Sequin.
— L’ami d’Omago n’a pas l’air de vouloir guider un régiment jusqu’au sommet des chutes. Alors, nous commencerons par un petit groupe. Nanton est l’expert reconnu de ces montagnes. Il serait maladroit de le contrarier.
— Je connais la chanson : « Surtout, ne pas se faire mal voir des indigènes ! »
— Tenons-nous-en à cette stratégie tant que c’est possible… Torl, tu devrais rester là et ordonner à tes hommes de construire des quais. Bientôt, des dizaines de drakkars accosteront pour y débarquer des milliers de combattants. Si nous leur facilitons la tâche, ça évitera que des bouchons se forment tout au long de la rivière…
— Qui amèneras-tu avec toi ?
— Nanton, bien sûr, et Omago… Plus Arc-Long et Barbe-Rouge. Et Padan, que Narasan a chargé du balisage de la piste.
— C’est tout ? Tu ne vois pas un peu juste, grand frère ?
— Il s’agit d’une mission de repérage, Torl. Je prendrai aussi Grock, au cas où il faudrait vous envoyer d’urgence un messager. Lièvre et Keselo viendront aussi, parce qu’ils s’entendent très bien avec Arc-Long. Pour aller vite, et rester discret, ce sera le nombre idéal.
— Ça me semble un peu juste, insista Torl.
— Pas pour le travail qui nous attend, trancha Skell. Inutile de ficher la pagaille quand on peut l’éviter !
A l’aube, le lendemain, Skell et son groupe s’engagèrent dans des gorges très étroites. Dès le début, il fut évident que ce ne serait pas une promenade de santé. Une épaisse végétation couvrait les parois du passage, et les branches entrelacées des grands arbres à feuilles persistantes bloquaient les rayons du soleil. Dans cette pénombre perpétuelle, chaque faux pas risquait d’être le dernier.
Toujours malin, Grock avait pensé à emporter une longueur de corde. Ses compagnons lui en furent reconnaissants, car l’excursion se transforma vite en exercice d’alpinisme. Tous les cinquante mètres, une muraille abrupte se dressait devant eux, apparemment infranchissable.
Agile comme un singe, Lièvre se jouait de ces difficultés. Dès qu’il atteignait le sommet de l’obstacle, il attachait la corde à un tronc d’arbre et la jetait à ses compagnons.
Vers midi, Skell eut le sentiment d’avoir plus escaladé que marché.
— Comment font tes moutons pour passer ? demanda-t-il au berger.
— Quand ils veulent vraiment quelque chose – brouter ou rejoindre une femelle en mal de compagnie –, ces animaux grimpent partout. Bien entendu, avoir quatre pattes et des sabots très pointus les aide bien…
— Tu aimes tes bêtes, on dirait…
— S’en occuper est plus facile que labourer ou planter. Et j’ai toujours été partisan du moindre effort. Tu n’es pas d’accord ?
— Oh que si ! Cela dit, escalader des rochers n’est pas ma définition du « moindre effort ».
— C’est toujours mieux qu’un travail honnête, non ?
Quand le soleil sombra à l’horizon, Skell ordonna que le petit groupe en reste là pour aujourd’hui.
— Pas question de crapahuter dans les buissons en pleine nuit, dit-il. Il n’y a peut-être pas de monstres dans le coin, mais ça n’est pas garanti…
— Excellent raisonnement, approuva Lièvre.
Les éclaireurs se levèrent aux premières lueurs de l’aube, avalèrent un rapide petit déjeuner et continuèrent péniblement leur route. De temps en temps, Padan nouait des morceaux de ruban jaune aux branches des arbres pour baliser le chemin.
— Capitaine Skell, dit Keselo après deux ou trois heures de marche, puis-je me permettre une suggestion ? Les hommes du général avanceront plus vite si nous laissons des cordes accrochées aux endroits vraiment raides. L’idée de Grock nous a bien aidés…
— Mon second est un malin, confirma le Maag. (Il regarda autour de lui.) Où est-il passé ?
— Il est allé voir s’il n’y a pas un chemin plus dégagé. Je crois qu’il déteste les buissons.
— Pas autant que moi, je parie…
— A part fournir des cachettes à l’ennemi, concéda Keselo, ils ne servent pas à grand-chose.
— Par où est parti Grock ?
— Il a enjambé le cours d’eau pour explorer l’autre côté de la gorge. Je doute qu’il trouve une meilleure piste, avec tous les rochers éboulés qu’il y a au pied de cette falaise-là…
— Espérons qu’il ait un coup de chance, dit Skell. A force de monter à la corde, j’ai les mains en sang.
— Je le vois revenir ! s’exclama soudain Keselo. Il court trop vite ! Bon sang, s’il trébuche, il roulera jusqu’au fond de la gorge !
Skell leva les yeux pour sonder la pente abrupte.
— Quel crétin ! Grock, ralentis, espèce d’abruti ! Tu vas te casser le cou !
— Capitaine, j’ai trouvé de l’or ! La montagne en est truffée, de ce côté !
— Ne bouge plus, j’arrive ! (Skell se tourna vers Keselo.) Allons voir ça, mon gars !
— A vos ordres, Cap’tain, répondit le Trogite, imitant à la perfection le ton d’un pirate maag lambda.
Ils se frayèrent un chemin dans la végétation, sautèrent le ruisseau et rejoignirent Grock.
Tremblant comme une feuille, le marin donnait de grands coups de langue à une pierre noire.
— Laisse-moi regarder, dit Skell.
— Oui, Cap’tain, répondit Grock en tendant sa trouvaille au cousin de Sorgan. Il est là, chef ! (Il désigna un point jaune brillant, sur le caillou.) D’abord je n’ai pas vu la pierre, mais un souffle de vent a écarté les branches des arbres, et un rayon de soleil lui est tombé dessus. Vous l’auriez vu briller, chef ! Un miracle… Après avoir reculé un peu, j’ai étudié la falaise. Elle est farcie de points brillants ! Il faudra du temps pour les extraire, mais ça vaudra le coup.
Skell relâcha bruyamment l’air qu’il n’avait pas conscience d’avoir retenu dans ses poumons.
— Capitaine, dit Keselo, Lièvre devrait venir jeter un coup d’œil. Avec sa connaissance des métaux, il nous dira si c’est vraiment de l’or.
— Ce serait quoi d’autre ? demanda Grock. C’est jaune et ça brille…
— Lièvre ! cria Skell. Viens par ici !
Le petit forgeron accourut.
— Un problème, Cap’tain ?
— Peut-être que oui… et peut-être que non… (Il tendit la pierre à Lièvre.) Etudie-la, et donne-nous ton avis. C’est de l’or, ou autre chose ?
— Vérifier est un jeu d’enfant, chef… (Le petit Maag sortit son couteau, passa la lame sur le point jaune, et fit la grimace en voyant le caillou s’effriter.) Désolé, Cap’tain, ça n’est pas de l’or. Le métal précieux ne se désagrège pas quand on le gratte avec un couteau. J’ai entendu parler de ce minerai, mais c’est la première fois que j’en vois…
— Tu es sûr de ce que tu dis ? demanda Grock, cruellement déçu.
— C’est facile à démontrer… Quelqu’un a une pièce d’or ?
Keselo confia une couronne au forgeron…
… qui la gratta avec son couteau.
— Pas d’éclats, Cap’tain Skell ! lança-t-il. D’après ce que je sais, le minerai qu’a trouvé Grock est du fer contaminé par un autre élément qui lui donne sa couleur jaune. A Weros, on raconte l’histoire d’un type qui a découvert un gisement de ce truc. Le pauvre a passé dix ans à l’extraire de la roche, certain de s’enrichir à chaque seconde. Quand il a appris la vérité, il est retourné dans la baie et il s’est flanqué à l’eau…
— Tu savais que ce n’était pas de l’or, pas vrai ? demanda Skell à Keselo – en le foudroyant du regard.
— Je l’aurais parié, avoua le jeune Trogite. Mais Lièvre est plus qualifié que moi. Je crois qu’on appelle ce minerai du « fer sulfuré ». A la base, c’est du fer normal, mais contaminé par du soufre. Certains peuples l’utilisent comme du silex, pour allumer des feux.
— Bref, ce truc ne vaut rien…, grogna Skell.
— Pas tout à fait, corrigea Keselo. Le fer a un prix, et en plus, on peut faire de jolies flammes…
— Laisse tomber, soupira le capitaine. Les gars, revenons à nos moutons, si j’ose dire. Navré, Grock, mais nous ne deviendrons pas riches aujourd’hui.
Alors qu’ils rebroussaient chemin, Skell sentit sa nuque picoter bizarrement. Se retournant vivement, il aurait juré que quelqu’un les épiait. Mais il ne vit rien et n’insista pas…
— Les moutons ne sont pas bien malins, dit Nanton à Arc-Long alors que les deux hommes s’engageaient dans les gorges, Skell sur leurs talons. Mais ils sont affectueux, et leur laine se vend à prix d’or.
— Passer tes journées à les regarder brouter ne t’ennuie pas ?
— L’ennui est la partie agréable de la vie d’un berger, mon ami. Quand il cesse, il m’arrive de regretter mon choix de carrière. Affronter une meute de loups affamés n’est pas très amusant…
— Viser avec une fronde doit être difficile.
— Pas si on s’entraîne tous les jours. Avec le temps, la fronde devient une extension de ta main.
— Intéressant… Tu ne manques jamais ta cible, je parie ?
— Eh bien, je n’ai pas souvenir d’avoir raté mon coup… Comment as-tu deviné ?
— J’ai la même relation avec mon arc. C’est un phénomène difficile à expliquer aux profanes…
— Je n’essaie plus depuis des années… Cela dit, je n’en ai pas souvent l’occasion. Les bergers sont des solitaires et je ne combats pas les loups devant un public…
— Tu les tues, je suppose…
— Rarement, mon ami ! En général, je vise l’arrière-train du chef de meute. Il détale en couinant de douleur, et ça dissuade ses compagnons d’insister. Il y a cinq ou six meutes dans le coin. Peu à peu, elles ont appris à rester loin de mes moutons. Les loups sont intelligents et ils reconnaissent vite le danger.
— Il y a d’autres animaux dans ces montagnes ?
— La faune habituelle… Des daims, des oiseaux, des lapins et des écureuils. Plus les chauves-souris qui sortent la nuit pour se goinfrer d’insectes.
— Tu me donnes une idée, Nanton. Nos ennemis étant en partie insectes, on pourrait prévenir les chauves-souris qu’un festin va arriver des Terres Ravagées.
— Je n’ai jamais vu une chauve-souris assez grande pour ça… En plus, je ne maîtrise pas leur langue.
— On devrait en parler à Veltan. S’il vole quelque temps avec les chauves-souris, il apprendra à communiquer avec elles, et nous conclurons une alliance.
— Une piste à suivre, concéda le berger. Toute aide sera la bienvenue.
Suite à ce dialogue, Skell révisa sa position initiale. Arc-Long, tout compte fait, n’était pas froid comme la mort. Sa conversation avec le berger, qu’il avait entendue, le montrait sous un jour plus agréable.
Le Maag savait que l’archer et Barbe-Rouge étaient amis. Lièvre et Keselo avaient également fraternisé avec Arc-Long. A présent, le Dhrall ouvrait la porte à Nanton, l’invitant à rejoindre ce petit cercle de frères d’armes.
Pour une raison qui lui échappait, Arc-Long jugeait que le berger aurait un grand rôle à jouer dans la guerre.
Un sujet de méditation à ne pas négliger…