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Ara explora mentalement la côte sud pour savoir combien de Trogites s’y trouvaient. Tous les villages étaient occupés, et un enclos les jouxtait systématiquement.
Au fil des jours, la nouvelle de la « découverte » de Konag se répandit dans ces avant-postes. Bizarrement, beaucoup de soldats décidèrent soudain que la vie militaire ne leur convenait plus.
Au début, les désertions eurent surtout lieu la nuit. Histoire de leur donner un coup de pouce, Ara implanta dans le cerveau des hommes de troupe une angoisse sans équivoque.
« Si vous attendez trop longtemps, les autres prendront tout l’or, et il ne restera rien pour vous. »
A partir de là, les défections se produisirent à toutes les heures de la journée. Très vite, les prêtres chargés de diriger les villages firent porter à l’Adnari Estarg des messages implorant de leur envoyer des renforts.
Que le pauvre homme aurait été bien en peine de trouver, puisque l’armée rétrécissait comme une peau de chagrin.
Quelques jours plus tard, les messagers cessèrent d’arriver, et les prêtres se présentèrent eux-mêmes à leur chef.
L’Adnari leur ordonna de retourner à leur poste. Quelques-uns obéirent machinalement. Mais ils ne tardèrent pas à rejoindre leurs collègues, partis précipitamment pour le Nord.
Ara laissa ses pensées s’attarder dans le village où Jalkan et son complice se décomposaient minute après minute. Leur détresse mêlée de panique ne manqua pas de lui faire chaud au cœur…
Ara aimait bien Bolan, le paysan qui avait récité à Konag son amusant « mythe aurifère ». Désireuse de l’aider, elle le contacta mentalement pour l’inciter à s’évader du camp avec ses compagnons, maintenant que plus personne ne les gardait.
Bolan capta cinq sur cinq le message. La nuit même, alors que les rares prêtres encore présents ronflaient déjà, ses amis et lui démolirent une partie du mur d’enceinte et s’évaporèrent dans la nature.
Le lendemain, des vaisseaux trogites aux voiles noires entrèrent dans la baie. Ara n’eut aucun mal à deviner de qui il s’agissait. Et si elle ne se trompait pas, Bolan et les autres avaient fichu le camp au bon moment.
Des hommes au visage fermé prirent pied sur la plage, accueillis par un des rares prêtres qui n’avaient pas encore plié bagage.
— Je vais prévenir l’Adnari de votre arrivée, capitaine Brulda, dit le jeune religieux au chef des esclavagistes.
Le ruffian eut un rictus mauvais.
— A ta place, je ne ferais pas ça, mon garçon. Si tu tires Estarg du lit avant midi, il te le fera payer cher. Où sont les enclos à esclaves ? Nous voulons jeter un coup d’œil à la marchandise avant d’entendre le baratin de l’Adnari.
— Sa Seigneurie ne vous mentirait pas, capitaine, assura le jeune prêtre.
— Sans blague ? Et le soleil se lèvera à l’ouest, demain matin ? Estarg ne reconnaîtrait pas la vérité si elle lui sautait au visage. Nous voulons voir les esclaves, mon garçon. Montre-nous le chemin.
— Tu es sûr qu’ils sont en bonne santé ? demanda un autre esclavagiste alors qu’ils approchaient du camp. L’année dernière, nous avons acheté de quoi remplir cinq bateaux, sur la côte de Tanshall. Après six jours de mer, la moitié de ces chiens étaient morts de maladie…
— Ceux-là sont sains, croyez-moi. Comme il s’agit de fermiers, leurs propriétaires, dans l’Empire, ne perdront pas de temps à les former.
— Voilà qui nous permettra de les vendre plus cher, jubila le marchand de chair humaine.
Découvrir le camp vide déçut tant les esclavagistes qu’ils coururent jusqu’au village pour demander des comptes à Estarg.
— Abruti ! rugit Brulda. Crétin fini ! Pourquoi n’as-tu pas posté des gardes autour de cet enclos ?
— De quoi parles-tu, capitaine ? s’étonna l’Adnari, encore mal réveillé.
— Tes esclaves se sont enfuis, imbécile ! Il n’y a plus rien à acheter !
— C’est impossible !
— Va voir par toi-même, triple buse !
Jalkan partit au pas de course et revint quelques minutes plus tard, couvert de sueur.
— Les prisonniers sont partis, Adnari. Ils ont démoli une partie du mur pendant la nuit, et ils ont filé.
— Poursuis-les ! rugit Estarg.
— Tout seul ? Ne soyez pas ridicule !
— Mon argent part en fumée, gémit l’Adnari. Aide-le, Brulda.
— Pas question, Estarg ! Je suis venu acheter des esclaves, pas en capturer.
La dispute dura un long moment, pour le plus grand plaisir d’Ara.
Puis elle vit quelque chose qui améliora encore son humeur.
Des dizaines de drakkars, conduits par le Cormoran, venaient d’entrer dans la baie.
— Tous nos vaisseaux brûlent ! cria le jeune prêtre en entrant en trombe dans la hutte.
— Que racontes-tu ? grogna Brulda.
— Des drakkars ont mis le feu à nos navires !
Ara se délecta de la réaction atterrée des bandits. Quand six hommes tentèrent de franchir en même temps une porte étroite, ils ne tardèrent pas à en venir aux mains. Plus radical, Brulda réussit à se frayer un chemin avec le gourdin qu’il décrocha de sa ceinture.
— Mes bateaux ! cria-t-il, fou d’angoisse. Ils brûlent ! Que quelqu’un les sauve !
Mais personne n’y pouvait rien. Impuissants, les Trogites debout sur la plage durent regarder les hommes d’équipage se jeter à l’eau pour sauver leur peau.
Les Maags avaient parfaitement calculé leur coup. A part des pluies torrentielles, plus rien n’éteindrait les incendies. Et aucun nuage ne se profilait à l’horizon…
Venus en conquérants, les Trogites étaient piégés dans le Pays de Dhrall, sans moyens de retourner chez eux.
— Les pauvres, murmura cyniquement Ara. Les voir comme ça me brise le cœur.
Sur ces mots, elle éclata de rire.
Devait-elle utiliser un de ses nombreux « trucs » pour que les Impériaux l’entendent se moquer d’eux ? Après mûre réflexion, elle décida de s’en abstenir. Il lui restait pas mal de tours pendables à jouer aux Trogites, et ce serait plus drôle s’ils ne se doutaient de rien.
— Tu dramatises, Jalkan, dit l’Adnari Estarg. Ces indigènes sont doux comme des agneaux. Ils n’ourdiraient pas des plans aussi violents.
— Je ne parierais pas ma vie là-dessus, répliqua l’ancien hiérarque. Depuis notre arrivée, nous ne les avons pas très bien traités. S’ils ont une once de courage, ils doivent se préparer à revenir en force pour nous massacrer.
— Amar ne le permettrait pas ! s’écria le jeune prêtre.
— Arrête de rêver, mon garçon, lâcha Brulda. Amar est un mythe et nous vivons dans la réalité. (Il se tourna vers Jalkan.) Ces indigènes ont des armes ?
— Pendant la guerre, dans l’Ouest, j’ai vu un archer faire mouche à quatre cents mètres de distance. Les Dhralls savent tuer leurs ennemis, et pour l’heure, nous jouons ce rôle. Si les soldats n’avaient pas déserté pour aller chercher de l’or, nous ne risquerions rien. Sans protection, en restant ici, nous ne survivrons pas une semaine.
— Un brillant résumé, dit Brulda. Bien, nous n’avons pas le choix. Pour continuer à vivre, nous devons filer vers le nord et tenter de rattraper les déserteurs.
Ara sourit. Elle n’avait pas laissé beaucoup d’options à ces ignobles individus. Et Brulda avait choisi la « bonne » du premier coup.
— J’ai besoin d’une vingtaine de tes hommes, Brulda ! lança soudain Estarg.
— Pour quoi faire ?
— Me construire une chaise à porteurs… C’est indispensable si tu veux rattraper les déserteurs.
L’esclavagiste éclata de rire.
— Qu’est-ce qui t’amuse tant ? demanda l’Adnari.
— Tu crois vraiment que mes gars te porteront, Estarg ?
— Je suis un Adnari de l’Église d’Amar, déclara l’obèse. Notre religion impose à tes hommes de me servir en toutes circonstances. Marcher serait indigne de mon rang.
— Dans ce cas, reste ici, si tu préfères. Moi, je pars pour le nord, et à la course, encore !
— Je te l’interdis ! cria Estarg.
— Braille autant que tu voudras, gros lard ! riposta Brulda. Depuis que mes vaisseaux ont brûlé, je n’ai plus d’ordres à recevoir de toi. « Chacun pour soi ! », voilà la nouvelle règle ! Si tu veux nous accompagner, tu marcheras, un point c’est tout !
— C’est un outrage ! s’étrangla Estarg.
— Tu sais encore mettre un pied devant l’autre, je suppose ?
— Mais…, gémit l’Adnari, les deux mains glissées sous son gros ventre.
— C’est marcher ou crever, Estarg. A toi de choisir !
Bien qu’elle méprisât l’esclavagiste, Ara dut reconnaître qu’il avait le sens de la formule qui tue.
Avec un peu de recul, l’épouse d’Omago se félicita de son initiative. A présent, deux armées menaçaient le Domaine de Veltan. Mais on aurait pu rêver mieux en matière de forces d’invasion…
Poussés par le besoin de manger et de conquérir de nouveaux territoires, les serviteurs du Vlagh se rueraient vers le sud sans se soucier des obstacles qui se dresseraient sur leur chemin. Abrutis par la fièvre de l’or, ceux de Jalkan – ou plutôt d’Estarg – fonçaient vers le nord, prêts à massacrer quiconque leur barrerait le chemin.
Dans un lointain passé, Ara avait entendu parler d’une « guerre d’extinction réciproque ». Si l’appellation était un peu pompeuse, elle décrivait très bien ce qui se produirait bientôt.