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Comme si la chance était du côté de Torl, un vent favorable poussa le Sequin le long de la côte est du Pays de Dhrall.
Le fils cadet de Jodan aurait parié que la bonne fortune n’était pour rien dans l’affaire. Ces derniers temps, quelqu’un avait beaucoup joué avec le climat de cette partie du monde. Une série d’événements, dans le Domaine de Zelana, prouvait que ce type d’intervention n’avait rien d’exceptionnel – en tout cas ici ! Mais qui tirait les ficelles de ce théâtre de marionnettes ? Un allié aurait tenté d’enrayer la seconde invasion. Là, le manipulateur invisible l’avait encouragée !
Rien de ce qui s’était produit sur la côte méridionale n’avait de sens…
Au cas où le maître du Sud serait chez lui, Torl fit mouiller le Sequin devant la petite plage désormais familière.
Quand il atteignit la résidence de Veltan, la femme d’Omago l’attendait, comme si elle avait été prévenue de son arrivée.
Pourquoi une beauté pareille s’était-elle unie à un rustre mal dégrossi tel qu’Omago ? A n’en pas douter, de bien meilleurs partis avaient dû se présenter à elle.
— Je suppose, ma dame, que Veltan n’est pas là ?
— Hélas, vous supposez bien…, répondit Ara de sa voix mélodieuse. Vous vouliez le voir ?
— J’ai des informations urgentes à lui communiquer. Contre toute logique, je l’avoue, j’espérais le trouver ici. Mais la chance, après m’avoir beaucoup souri, semble me tourner le dos. Enfin, ça valait le coup d’essayer. Vous avez des nouvelles de là-haut ?
— Rien de spécial… Les serviteurs du Vlagh ne doivent pas avoir lancé leur attaque.
— C’est déjà ça ! Les hommes de Narasan auront besoin de temps pour construire des fortifications d’un kilomètre et demi de long.
— Que vouliez-vous dire à Veltan ? S’il refait un saut ici, je lui transmettrai le message. Vos nouvelles ont un rapport avec la seconde invasion ?
— Un rapport direct, oui ! Bec-Crochu pensait régler la question, mais notre plan a échoué.
— Vraiment ?
— Tous les rafiots trogs sont partis en fumée, ma dame. Ça aurait dû arrêter l’invasion, en principe…
— Que s’est-il passé ?
— Un intervenant inconnu a ruiné nos efforts. Je sais que Veltan et sa famille ont des pouvoirs très spéciaux, mais ils semblent avoir de la concurrence. Mon « inconnu » a fait quelque chose qui dépasse peut-être les compétences du maître du Sud…
— Vous croyez ?
— Ce mauvais plaisant a implanté une histoire ridicule dans le crâne des indigènes. Dès qu’ils entendent le mot « or », ils débitent des sornettes sur un ton monocorde – et à la virgule près.
— Comment avez-vous découvert ça ? demanda Ara d’une voix inhabituellement dure.
— Je parlais à un villageois – un certain Bolan, je crois – et le mot « or » est venu par hasard dans la conversation. Dès cet instant, les yeux voilés, Bolan m’a récité sa fable. J’ai cru qu’il était cinglé, mais son discours terminé, il est redevenu normal, comme si de rien n’était.
— Etrange…, souffla Ara.
— Et je n’ai pas fini ! Au début, je n’ai pas compris, puis j’ai eu une illumination… Dans tous les villages que j’ai traversés, ma dame, les indigènes débitent la même histoire dès qu’ils entendent le mot « or ». Sur cette côte, quelqu’un ou quelque chose joue un jeu rudement subtil. Excités par les âneries des villageois, les Trogs sont partis vers le nord comme s’ils avaient le feu aux fesses…
— Que c’est joliment tourné ! fit Ara avec un sourire espiègle.
La majorité des vaisseaux de Narasan mouillant dans la baie, à l’embouchure de la rivière Vash, le cours d’eau n’était pas aussi encombré que lors du voyage de retour des pirates de Sorgan. Torl confia le Sequin à Poing-d’Acier, puis emprunta la piste de Nanton pour gagner le haut plateau.
Vers midi, le lendemain, il arriva à destination et constata que les Trogites n’avaient pas chômé, puisque leurs fortifications étaient déjà en cours de construction.
Le fils cadet de Jodan eut quelque difficulté à trouver Narasan et Gunda, occupés à explorer la pente qui conduisait aux Terres Ravagées.
— Déjà de retour, Torl ? lança le général. La mission a dû marcher encore mieux que prévu.
— Eh bien, pas vraiment, pour tout dire… Nous avons brûlé les bateaux, mais les soldats, les prêtres et les esclavagistes sont partis vers le nord…
— Dois-je comprendre qu’ils marchent sur nous ?
— « Marcher » n’est pas le bon verbe, général. « Foncer » est hélas plus précis.
— J’ai peur de ne pas te suivre, jeune homme…
— Nous devrions aller voir Veltan. Il se passe des choses étranges sur la côte sud, et notre employeur est un expert en bizarreries. Pour résumer, les envahisseurs se précipitent vers ces montagnes comme si leur vie en dépendait. Quelqu’un a joué un jeu pervers, là-bas. Du genre que seuls Veltan et sa famille peuvent comprendre…
— Il doit être près du geyser, dit Narasan, l’air sombre. Allons le rejoindre.
— Chaque fois que je disais le mot « or », raconta Torl à Zelana et à Veltan, j’obtenais la même histoire stupide, au mot près. Au début, j’écoutais poliment, puis j’ai laissé les villageois déblatérer tout seuls.
— La fable a-t-elle éveillé en toi des sentiments bizarres ? demanda Veltan.
— De l’ennui, au bout d’un moment… Après cinq ou six fois, les meilleurs récits perdent de leur intérêt.
— Nous avons affaire à une infection sélective, petit frère, déclara Zelana. La fable excite les Trogites, mais elle laisse de marbre les Maags.
— C’est peut-être encore plus compliqué que ça, ma sœur. (Veltan dévisagea Torl.) Tu te souviens assez bien du texte pour nous le répéter ?
— En commençant par la fin, si ça vous amuse !
— Alors, déclame, mon ami !
— En prenant l’air hagard ?
— Inutile. Contente-toi des mots…
Torl s’éclaircit la gorge et commença :
— Il y a très longtemps, un homme de notre village se fatigua de cultiver son champ. Avide d’aventure, il partit dans les montagnes pour trouver de nouveaux territoires.
En parlant, le capitaine remarqua que Veltan ne quittait pas Narasan des yeux.
— … Le fermier revint chez lui et n’en repartit jamais plus, car sa curiosité était satisfaite, conclut Torl.
— Cette histoire t’a fait un effet particulier ? demanda Veltan au général.
— Elle est amusante, mais je ne passerais pas mes soirées à l’écouter.
— Sans doute parce que tu n’es pas un prêtre, dit Torl. Si j’ai bien saisi, le clergé amarite ne supporte pas qu’un gramme d’or lui échappe.
— Cet humain comprend vite, pas vrai, Veltan ? lança Zelana. Cette « infection » est plus sélective encore que je ne le croyais. Elle agit exclusivement sur les hommes de robe trogites et sur leurs séides.
— Pourquoi les avoir dirigés vers le nord, dans ce cas ? demanda Veltan. Il aurait été plus simple de les pousser à se jeter tête la première dans les bras de Notre Mère l’Eau.
— Possible, répondit Zelana, mais celui qui a eu cette idée de génie avait un autre plan…
Veltan, Zelana et Narasan se lancèrent dans des spéculations ésotériques qui glacèrent vite les sangs du pauvre Torl. A ses yeux, ces élucubrations ne les feraient pas avancer d’un pouce.
Conclusion, il ne s’était pas adressé aux bons interlocuteurs ! Il avait besoin d’un esprit plus pragmatique et savait où le trouver. Mais Veltan et Zelana, s’il les plantait là, lui battraient sans doute froid jusqu’à la fin de ses jours.
Au crépuscule, les « experts » eurent épuisé toutes les hypothèses – y compris les plus folles – et durent s’avouer vaincus.
Torl les remercia de leurs efforts, puis il s’éloigna en sifflotant, comme s’il n’avait rien de spécial en tête.
Dès qu’il fut hors de vue, il fila vers le camp d’Arc-Long, installé dans la forêt, au-delà du geyser.
Irrité par les incessants bavardages des Trogites – et même des Maags – l’archer s’en éloignait dès qu’il le pouvait. Ce soir, pourtant, il était en compagnie de Keselo et de Lièvre…
— Nous avons un problème, annonça abruptement Torl.
— Nous le savons, capitaine, dit Keselo. Je pensais que Sorgan s’en était occupé.
— Son plan n’a pas vraiment marché… Tous les rafiots des Trogs ont brûlé, mais je ne suis même pas sûr qu’ils s’en soient aperçus. Quelqu’un joue à un jeu subtil, sur la côte sud…
— Un jeu ? répéta Lièvre.
— Une « manipulation », si tu préfères. Quand les Trogs ont débarqué, ils ont parqué tous les villageois dans des enclos. Ensuite, des types en uniforme noir sont venus les menacer de mille horreurs s’ils ne leur disaient pas où trouver les montagnes d’or du Pays de Dhrall.
— Des Régulateurs, dit Keselo. Des maîtres dans l’art raffiné de la torture.
— Cette fois, ils n’ont pas eu besoin d’y recourir. Chaque fois qu’on prononce le mot « or » devant les indigènes, ils tombent en transe et racontent l’histoire d’un fennier qui a découvert, au-delà des montagnes, un désert dont les grains de sable sont des pépites. Du coup, tous les Trogs ont détalé vers le nord comme des lièvres… (Torl s’interrompit et regarda le petit forgeron.) Je ne voulais pas t'offenser, mon ami…
— Ça ne me dérange plus, Cap’tain, répondit Lièvre. J’ai dû entendre ça un millier de fois…
— Au bout d’un moment, continua Torl, les prêtres d’Amar se sont avisés qu’ils n’avaient plus d’armée, parce que les soldats censés les protéger étaient tous partis. En l’absence de gardes, les indigènes ont abattu les murs d’enceinte de leurs camps et ils ont filé dans la nature.
Keselo ne put s’empêcher d’éclater de rire.
— Attends le clou de l’histoire ! lui conseilla Torl. Juste avant notre arrivée, les esclavagistes ont débarqué pour acheter les futurs esclaves aux prêtres. Mais il n’y avait plus personne à vendre ! Sur ce, nous avons incendié leurs bateaux ! Les Trogs ont tiré une drôle de tête, conscients que les indigènes devaient être en train d’affûter leurs couteaux et leurs lances, histoire de manifester leur mécontentement. A ce stade, les prêtres et les esclavagistes n’avaient plus le choix. Comme les soldats, ils ont filé vers le nord, espérant survivre un peu plus longtemps s’ils rattrapaient leurs « protecteurs ».
— Ses histoires sont encore plus drôles que celles de Barbe-Rouge, dit Keselo.
— Quand tu auras fini de te tenir les côtes, nous passerons aux détails déprimants, lâcha Torl. D’après le nombre de bateaux que nous avons incendiés, un demi-million de Trogs à moitié cinglés se précipitent sur nous. Si nous ne les arrêtons pas, nous serons pris en tenaille entre des dingues et des hommes-serpents.
Sombre, le capitaine maag regarda crépiter les flammes du petit feu de camp.
— Au début, j’ai cru que celui qui tirait íes ficelles était dans notre camp. A présent, j’en doute… Les soldats trogs ne réfléchissent plus logiquement, depuis qu’ils ont la fièvre de l’or. Je parie que personne n’est en mesure de les contrôler.
— Tu as raison, confirma Keselo. La discipline a fichu le camp, c’est certain…
— Cette histoire pue, lâcha Arc-Long. En ce moment, ces Trogites-là sont aussi décérébrés que les serviteurs du Vlagh, Bref, ça promet ! (L’archer réfléchit un instant.) Je suis sûr que le Vlagh est très mécontent du sort qu’ont connu ses créatures, dans le canyon. La conscience collective doit également broyer du noir, parce que la perte de milliers de membres limite son aptitude à résoudre des problèmes. Pour le moment, protéger les survivants lui semble sûrement plus important que conquérir un nouveau territoire.
— C’est assez probable, approuva Lièvre. Où veux-tu en venir, Arc-Long ?
— Je ne sais pas trop… (L’archer claqua soudain des doigts.) Les moutons ! J’avais la réponse devant les yeux, et je regardais ailleurs !
— Tu pourrais être plus explicite ? souffla Lièvre.
— Il fut un temps où les moutons étaient sauvages, comme les cerfs et les daims. Puis l’homme les a apprivoisés…
— Je nage toujours…
— Les humains ne sont pas les seuls à domestiquer différentes créatures. Les fourmis exploitent les coccinelles, et d’autres insectes font ce genre de choses. Le Vlagh a besoin de soldats qui combattent et meurent pour protéger la conscience collective. Si nous tuons trop de ses rejetons, elle s’écroulera. Grâce à la fièvre de l’or, notre ennemi a réduit les Trogites cléricaux en esclavage.
— Cette bestiole est si futée que ça ? demanda Torl, dubitatif.
— Ce n’est pas une simple « bestiole », mon ami. Ce qu’un monstre voit, tous les autres le voient, et la conscience collective sait utiliser ces informations. Je déteste le dire, mais ça semble fonctionner très bien.
— C’est terrible ! s’exclama Torl. Dans ces conditions, comment pouvons-nous gagner ?
— Ne me bouscule pas, répondit Arc-Long, imitant à la perfection le ton bourru de Sorgan. J’y réfléchis…