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— Je suis disposé à vous verser dix mille couronnes d’or, général Narasan, déclara le duc de Bergalta. Votre réputation devrait suffire à régler le conflit.
— Une offre très généreuse, seigneur, répondit Narasan sans cesser de regarder le terrain de manœuvre, au centre du camp. Cette baronnie vaut-elle qu’on se donne tant de peine ?
— Pas vraiment… Mais c’est une occasion de secouer un peu les puces du duc de Tashan. Cet imbécile se croit tout permis. Quand Forlen est mort sans héritier, il a prétendu annexer la baronnie, pour en faire un « protectorat ». Croyez-le ou non, ça m’a tapé sur les nerfs. De plus, ce territoire est une sorte de tampon entre mon duché et celui de Tashan. Si je le laisse faire, il prendra pied sur ma frontière orientale.
Sans grand enthousiasme, Narasan pensa que la réputation croissante de son armée l’entraînait de plus en plus souvent dans ce genre d’escarmouches ridicules. Fataliste, il haussa les épaules. Cette histoire se solderait sûrement par une longue marche vers la région concernée, suivie d’une démonstration de force qui convaincrait le duc de Tashan de s’asseoir à la table de négociations. Une bonne paie et une mission quasiment sans risques… Que demander de plus ?
Le général accepta la proposition du duc de Bergalta.
Il avait également une raison personnelle. Son génie de neveu, Astal, venait de recevoir sa première affectation d’officier dans la neuvième cohorte. Une campagne facile serait la meilleure façon de lui mettre le pied à l’étrier.
Astal n’étant pas le seul officier récemment promu, cette affaire permettrait de former une fournée de futurs cadres de l’armée. Parmi eux, Narasan avait remarqué un certain Keselo, le meilleur ami de son neveu. Issu d’une grande famille, le garçon avait un potentiel au bas mot égal à celui d’Astal.
Un de ses officiers, bien plus âgé que les autres, inquiétait le général. Nommé Jalkan, c’était un ancien prêtre de l’Église amarite. Ce passé aurait dû le disqualifier, car le culte, dans un Empire déjà pourri, pratiquait la corruption à une échelle jusque-là inédite. Dès qu’il avait, à contrecœur, vendu un brevet à Jalkan, Narasan s’en était voulu de cette décision. Paresseux, stupide et arrogant, l’ancien religieux était inutilement cruel avec les hommes placés sous ses ordres.
Après que Jalkan eut commis plusieurs bourdes, le général avait entrepris de dresser la liste exhaustive de ses manquements. Dans un avenir proche, il l’aurait parié, ce document promettait de lui être très utile. Parce qu’il avait payé son grade, le bougre se croyait à l’abri de tout. Il verrait bientôt que ce n’était pas le cas.
Après une courte réunion en salle de guerre, l’armée partit pour le duché de Bergalta. Elle prit son temps, multipliant les étapes, car le temps, en cette fin d’été, était des plus agréables. Et traverser des champs où s’affairaient des multitudes d’esclaves avait quelque chose de quasiment bucolique…
Alors que la colonne approchait de la frontière nord du duché, Gunda revint vers midi d’une petite mission de repérage.
— Il y a une chaîne de montagnes, devant nous, à une demi-journée de marche. Il faudra emprunter un défilé très étroit, et il serait judicieux de s’arrêter pour la nuit avant de le traverser. Nous n’avons pas vu l’ombre d’un ennemi, mais pourquoi prendre des risques ? La route monte abruptement et nos hommes souffriront moins s’ils sont reposés.
— Nous suivrons tes conseils, Gunda, dit Narasan. Voudrais-tu aller dire un mot de ma part à Morgas, le chef de la neuvième cohorte ? J’aimerais que ses hommes passent en premier et qu’Astal conduise la marche. Ça ne ferait pas de mal à son ego. Parfois, ce garçon est trop réservé. Mettons-le en avant, et il se sentira important.
— Voilà qui me rappelle quelque chose, souffla Gunda en souriant. Ton oncle te faisait le même coup chaque fois qu’on se déplaçait.
— Ça a très bien marché, mon ami. Et on ne change pas une tactique qui gagne…
Comme toujours, l’armée de Narasan se réveilla au son des cornes, dès les premières lueurs de l’aube. Après un petit déjeuner rapide, les hommes démontèrent le camp et la colonne se mit en route vers le défilé.
En fait de chaînes de montagnes, il s’agissait plutôt d’une muraille de collines marquant la limite des plaines qui s’étendaient au sud de l’Empire. Le sol étant rocailleux, la noblesse locale avait renoncé à le cultiver, laissant une végétation sauvage se développer à sa guise.
En tête de la neuvième colonne, Astal la dirigeait vers le défilé, qui s’ouvrait au bout d’une pente assez raide. Comme de coutume, le porte-étendard marchait juste derrière lui. La réputation de ses troupes tendant à rendre tout ennemi nerveux, Narasan se faisait un point d’honneur d’annoncer la couleur, histoire d’éviter les malentendus.
Gunda avançait près du général pour le faire profiter de sa connaissance du terrain.
— Quelle est la largeur exacte du défilé, mon ami ?
— Il est très étroit, Narasan. Au maximum, on fera passer quinze hommes de front. Si cette affaire était sérieuse, je recommanderais un détour. Mais là… Astal devra rompre la formation pour faire passer ses gars. Je déteste les endroits exigus. Pour traverser tous, nous en aurons jusqu’à minuit !
— Au sortir du défilé, la route s’élargit ?
— Très peu… Félicitons-nous que le duc de Tashan ait une armée minable. Face à des troupes expérimentées, ce défilé serait un piège mortel.
Narasan mit une main en visière et sonda le passage. Sous le ciel sans nuages, les buissons qui couvraient les pentes ressemblaient à un somptueux tapis vert. Une journée magnifique, parfaite pour un peu de marche…
Astal fit signe à sa cohorte de s’immobiliser devant le défilé. D’une voix ferme, il ordonna qu’on modifie la formation. Quand ses hommes se furent réorganisés par rangs de dix, il se plaça en tête et avança.
Narasan eut une bouffée de fierté familiale. Astal s’en tirait à merveille, et ses hommes marchaient en bon ordre derrière l’étendard pourpre et or de l’armée.
— Il nous faudra toute la journée et une bonne moitié de la nuit, annonça Gunda, révisant ses estimations à la hausse. Le terrain n’est pas très difficile, mais ce goulot d’étranglement nous ralentira.
— Personne ne nous attend, lui rappela Padan. Rien ne presse.
— Je sais, mais je n’aime pas que la colonne s’allonge autant. Si quelqu’un attaquait, nous serions dans une situation délicate. De plus, je hais les montagnes !
— Va leur ordonner de s’aplatir, si elles t’énervent tant que ça. Je doute qu’elles obéissent, mais ça t’occupera, et nous ne t’entendrons plus râler dès qu’une fourmilière se dresse sur notre chemin.
— Très drôle, Padan. Je suis mort de rire !
— Tu devrais t’entraîner un peu, mon vieux. Ton hilarité n’a rien de communicatif…
Alors que le soleil montait dans le ciel, l’ennuyeuse traversée continua. Vers dix heures, la douzième cohorte arriva à son tour devant le défilé.
Soudain, un vacarme infernal monta de l’autre côté du passage. Alarmé, Narasan se leva d’un bond.
— Va voir ce qui se passe ! cria-t-il à Gunda.
— Je file ! répliqua l’officier à la calvitie naissante.
A mi-chemin, il rencontra un messager couvert de sueur à force d’avoir couru. L’homme lui parla quelques instants, l’air affolé. Jurant comme un charretier, Gunda fit demi-tour et rejoignit le général.
— Ça tourne mal ! cria-t-il. Une armée nous attendait de l’autre côté du défilé, et elle attaque nos gars.
— En avant ! lança Narasan à ses hommes. Oubliez la route, et dépêchez-vous !
Les soldats entreprirent de gravir les collines. Mais une horde de guerriers très bien armés se matérialisa sur la crête, des deux côtés du défilé.
— Nous faisons face à trois armées, au minimum, annonça Padan. Je doute que nous puissions passer.
— Nous avons douze cohortes de l’autre côté de ce défilé !
— Nous avions douze cohortes, mon ami… Je n’entends plus de bruit, donc tous nos gars sont morts. (Il plissa les yeux et sonda la crête.) Ces étendards me semblent familiers… Le vert est celui de l’armée de Galdan, et le bleu doit appartenir à celle de Forgak. Je n’identifie pas le troisième…
— Tenkla, lâcha Narasan.
— Intéressant, non ? L’année derrière, nous avons flanqué des raclées à toutes ces armées. On dirait bien qu’elles entendent se venger. Les généraux ont sûrement accepté un paiement minable, pour le plaisir de nous tomber dessus. On continue la charge ?
Narasan serra furieusement les poings.
— Non…, répondit-il d’une voix tremblante. Ça ne sert plus à rien. Douze cohortes ont péri. C’est déjà trop pour une guerre idiote. Fais sonner la retraite, Padan. Sauvons nos hommes tant que c’est possible.
Narasan étouffa son chagrin pendant qu’il dirigeait la manœuvre de repli. A l’évidence, ses hommes n’approuvaient pas sa décision. Tous avaient des camarades dans les douze cohortes massacrées, et ils bouillaient d’envie de se venger, pas de retourner à Kaldacin.
Narasan avait déjà perdu des amis et des parents lors de conflits précédents. Avec le temps, il le savait, on finissait par oublier et la vie reprenait ses droits. Mais cette fois, c’était différent. Astal avait péri par sa faute. S’il ne l’avait pas exposé, il s’en serait sans doute sorti. En temps normal, la neuvième cohorte ne serait jamais passée la première.
Comme il avait été égoïste, au fond ! Astal était comme un fils pour lui, et il lui avait fait prendre des risques insensés pour que sa gloire rejaillisse sur lui.
Le remords devint comme un couteau enfoncé entre ses omoplates…
— Pas question ! dit Narasan à un Gunda blanc comme un linge. Choisis une boîte convenable et enterre cette… chose… dans notre cimetière. Je ne veux pas la voir !
— Je me doutais que tu réagirais comme ça, lâcha Gunda, les dents serrées. Mais je devais te le demander. Sais-tu que la vérité commence à sortir du puits ? Par exemple, nous avons appris que le duc de Bergalta est un parent de l’Adnari Estarg…
— Je l’ignorais… Comment avez-vous découvert ça ?
— Keselo a mené sa petite enquête. L’Adnari Estarg et le duc sont cousins, et c’est un serviteur de Bergalta qui a apporté la tête d’Astal au camp. Si je me souviens bien, Estarg t’en a beaucoup voulu d’avoir refusé de combattre les armées venues installer Udar sur le trône du Naos. Je pense que l’Église est impliquée dans notre défaite. Je ne serais pas étonné que son argent ait servi à payer tous ces traîtres. Bref, nous sommes tombés dans un piège.
— Rectification, mon ami : je m’y suis précipité tête baissée.
— Ne te frappe pas la poitrine de contrition, conseilla Gunda. Nos ennemis doivent se congratuler, mais ils déchanteront bientôt.
— Nous n’avons pas les moyens de nous venger, Gunda. Ces chiens ont tué beaucoup trop de nos hommes…
— Ça ne te plaira peut-être pas, mais Padan et moi avons récemment contacté des quidams dont tu as sûrement entendu parler. Lors des funérailles, ces excellents professionnels se chargent de fournir les invités d’honneur. Dans très peu de temps, trois armées auront perdu leurs généraux, et deux trônes ducaux seront vacants.
— Ce n’est pas très honorable, Gunda…
— Tu m’en vois navré, général. Leur plan n’avait rien de digne, et s’ils veulent jouer à ce jeu-là, nous saurons leur répondre. (Gunda eut un rictus mauvais.) Mais si tu y tiens, nous enverrons des fleurs pour l’enterrement de ces salauds. Sur la côte, près de Castano, je connais une variété qui pue l’enfer. Ça donnera à nos « amis » une idée assez exacte de ce que nous pensons d’eux.
— Tu es un sale type, Gunda.
— Je sais. Mais à chacun ses défauts…
Le plan subtil de ses amis ne suffit pas à tirer Narasan de sa mélancolie. Vengeance ou non, la guerre dans le Sud avait été un désastre. Et le général avait accepté de s’en mêler parce qu’il y avait vu une occasion de faire briller son neveu.
Afin qu’il ait plus confiance en lui ? C’était là que le bât blessait… En réalité, cette décision absurde visait à flatter l’orgueil de Narasan. Pour satisfaire sa vanité, il avait mis Astal en danger…
Le chagrin du général redoubla. Et pour la première fois de sa vie, il se sentit honteux. Par bêtise, il avait provoqué la mort d’Astal et de douze cohortes de braves guerriers. Toutes les contorsions possibles ne l’empêcheraient pas de contempler en face cette terrible réalité. A l’évidence, il n’était plus apte au commandement.
Par une journée d’hiver grisâtre, il brisa sa fidèle épée sur son genou, enfila ses vêtements les plus élimés et se reconvertit dans la mendicité.
Tendre la main n’ayant rien de compliqué, il eut beaucoup de temps pour réfléchir. Son comportement idiot, dans le Sud, reflétait la déliquescence générale de la société trogite. La vanité et la cupidité régnaient partout, et l’honneur n’existait plus.
Narasan y vit un signe évident de la décadence du monde, qui approchait à coup sûr de sa destruction.
Cette idée le réconforta. Si la fin des temps était imminente, sa douleur et sa honte ne dureraient plus beaucoup.
Avec quelle joie il accueillerait le repos éternel !