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Dès les premières lueurs de l’aube, Arc-Long descendit une échelle de corde, se réceptionna au pied du mur de Gunda et dévala la pente en sautant sans peine au-dessus des barricades de fortune érigées par les hommes de Padan. Considérant l’agilité des petits serviteurs du Vlagh qu’ils avaient combattus à Lattash, l’archer regrettait que ces obstacles ne soient pas plus hauts. Mais il décida de garder cette réflexion pour lui.
Cette visite matinale aux avant-postes avait une raison principale : recueillir les sentiments des guerriers qui s’étaient frottés aux nouveaux monstres des Terres Ravagées.
Près du centre de la barricade, Danal et Andar, en uniforme de combat, conversaient déjà tranquillement.
— Tu te lèves bien tôt, Arc-Long ! lança Danal. Des ennuis en perspective ?
— Pas pour le moment… Je n’ai pas encore vu de près les dernières créatures du Vlagh. Vos impressions m’intéressent, messires. Avez-vous relevé des différences significatives ?
— Ces monstres sont plus maladroits que ceux du canyon, répondit Danal. Parfois, on dirait qu’ils se prennent les pieds dans leurs propres jambes.
— Ça n’a rien d’étrange, dit le Dhrall. Si mes souvenirs sont bons, il m’arrivait la même chose à chaque poussée de croissance. Lorsque le corps grandit trop vite pour que le cerveau s’adapte, on trébuche sur toutes les mottes de terre. Les « tortues » ont-elles participé à l’attaque d’hier ?
— Je n’en ai pas vu, répondit Andar. Et toi, Danal ?
— Pas l’ombre d’une, et j’espère que ça ne changera pas. Un adversaire venimeux est déjà dangereux. Alors, quand il porte une armure…
— Keselo vous a parlé de son idée de planter des pieux ? Et de faire semblant d’abandonner une ligne de défense ?
— C’est un bon plan, dit Andar, mais il ne fonctionnera pas tant que cette fichue boule nous éclairera comme en plein jour. Si nos adversaires nous voient, le truc ne marchera pas.
— Un écran de fumée nous aiderait, avança Danal.
— A condition de trouver assez de bois…
— Nous avons jusqu’au crépuscule pour imaginer une solution, rappela le Dhrall. Comment s’en sortent vos archers ?
— Ils sont meilleurs que jamais, répondit Danal. Pas aussi bons que les tiens, mais ils font mouche une fois sur deux.
— Dans ce cas, ils tirent trop tôt… Tracez une ligne imaginaire, à une vingtaine de mètres de leur position, et dites-leur de ne pas lâcher leurs flèches avant que les monstres ne l’aient franchie.
— Nous essaierons ce truc, promit Andar – visiblement à contrecœur.
Arc-Long s’éloigna des officiers et contacta mentalement Zelana.
— Tu veux quelque chose ? demanda-t-elle de la voix hautaine que le Dhrall ne supportait pas.
— Le soleil miniature de ton frère est très bien, mais pour mettre à exécution le plan de Keselo, nos hommes ont besoin d’un manteau de ténèbres.
— Sans la lumière de Dahlaine, rappela la maîtresse de l’Ouest, les chauves-abeilles reviendront nous espionner, et le résultat sera le même… Du brouillard ferait l’affaire ? La clarté continuerait à éloigner les monstres volants, et les autres ne verraient pas les hommes de Keselo.
— Je n’avais pas pensé à ça, admit Arc-Long. Sans doute parce que le brouillard, à cette période de l’année, est très rare en montagne. Tu pourras invoquer une nappe de brume, ce soir ?
— Bien sûr que oui ! Tu devrais le savoir, depuis le temps… Mais ça te coûtera un autre bisou-bisou.
Arc-Long était presque certain que Zelana reprenait l’expression favorite d’Eleria pour se moquer de lui.
Presque…
Quand le soleil apparut, un cri inhumain marqua le début du deuxième jour de la Guerre du Sud.
Arc-Long passa d’une barricade à l’autre pour conseiller aux archers trogites d’attendre que les monstres soient sur eux avant de tirer.
— N’est-il pas dangereux de les laisser approcher autant ? demanda un jeune soldat.
— C’est toujours mieux que de gaspiller vos flèches, répondit Arc-Long. De près, on ne rate pas sa cible. Et si des cadavres s’entassent devant votre barricade, ils ralentiront la vague suivante de créatures. Dis-toi que ton arc est un outil, mon jeune ami. Grâce à lui, tu construis un nouvel obstacle avec des monstres morts en guise de blocs de pierre.
— Je n’avais pas vu les choses sous cet angle, fit le jeune Trogite avec un sourire un peu forcé. Au moins, je n’aurai pas à m’échiner à soulever des rochers pour construire cet obstacle-là !
— Il faut toujours laisser le travail pénible à l’ennemi. C’est un excellent principe.
— Je ne l’oublierai pas, messire, et j’en parlerai à mes compagnons.
— Très bonne idée !
— Le sergent Barbe-Rouge aurait dû nous présenter les choses de cette façon dès le début.
— Le sergent Barbe-Rouge ?
— Nous l’avons appelé comme ça quand il nous a pris en main. Vous croyez que ça l’a vexé ?
— J’en doute, répondit Arc-Long en luttant pour garder son sérieux. Barbe-Rouge n’est pas du genre collet monté… (Une idée traversa l’esprit du Dhrall.) Mais si vous voulez lui faire plaisir, donnez-lui son véritable titre : chef Barbe-Rouge.
— Je le dirai à mes camarades. Il est préférable de respecter le protocole, n’est-ce pas ?
— C’est souvent une bonne idée, mon jeune ami…
Arc-Long parvint de justesse à ne pas éclater de rire. Barbe-Rouge bombardait ses compagnons de plaisanteries que lui seul jugeait drôles. Mais il perdrait son sens de l’humour quand les archers trogites commenceraient à lui donner du « chef » à tout bout de champ. Un titre dont il avait hérité contre son gré, et qui lui pourrissait la vie !
Quand les monstres émergèrent en vacillant du cœur des Terres Ravagées, Arc-Long constata de visu que les dernières expériences du Vlagh avaient produit des guerriers lamentables. Pourtant, il ne se berça pas d’illusions. Ces monstres s’amélioreraient au fil des couvées, et ils deviendraient au minimum les égaux de ceux qui hantaient les forêts du Domaine de l’Ouest.
Celui-Qui-Guérit avait mis un moment à faire entrer ce concept dans le crâne de son jeune disciple : incapables d’apprendre individuellement, les serviteurs du Vlagh se bonifiaient néanmoins au fil des générations.
Avec le temps, ceux-là aussi seraient dangereux. Pour l’heure, ils représentaient une menace négligeable.
Ils attaquèrent toute la journée. Au crépuscule, la pile de cadavres qui s’élevait à une vingtaine de mètres des défenses trogites dépassait la hauteur de leurs barricades.
Un nouveau cri marqua la fin de cet assaut suicidaire. Presque aussitôt, la nappe de brouillard de Zelana tomba lentement sur la pente.
— Une excellente journée, commenta Andar. Nous avons tenu notre position et les monstres sont repartis la queue basse.
— Profitons au plus vite de la brume, proposa Danal. A mon avis, il nous faudra presque toute la nuit pour planter les pieux empoisonnés entre les deux barricades.
— Livrer une guerre avec du poison me fait froid dans le dos, dit Andar. Qui a eu cette idée bizarre ?
— Celui-Qui-Guérit, le chamane de ma tribu, répondit Arc-Long. Nos ennemis étant venimeux, le poison des monstres qu’on tue un jour permet d’éliminer ceux qu’on rencontre le lendemain.
Sans raison apparente, le Dhrall éclata de rire.
— Qu’est-ce qui t’amuse tant ? demanda Andar.
— Tu connais Barbe-Rouge ?
— Le rouquin qui entraîne nos archers ?
— Exactement… Il a un étrange sens de l’humour. S’il était là, il ajouterait un commentaire de son cru. Par exemple, que nous pourrions aussi bien aller à la pêche et laisser nos adversaires se débrouiller seuls…
— Il faut au minimum donner le change, Arc-Long, dit Danal, S’ils croient que nous nous tournons les pouces, nos employeurs risquent de renouer les cordons de leur bourse.
— Ne parle pas de malheur, ami ! grogna Andar.
Sous la protection du brouillard de Zelana – et de la lumière filtrée du soleil de Dahlaine –, les Trogites mirent beaucoup moins de temps que prévu à planter leurs pieux.
— A présent, il ne nous reste plus qu’à attendre, soupira Andar lorsqu’ils eurent fini.
— Profites-en pour récupérer ton sommeil en retard, lui conseilla Danal. Le foutu cri te réveillera assez tôt pour voir les monstres s’embrocher sur nos pièges.
— Quand je dors, une éruption volcanique ne me réveillerait pas.
— Ça ne m’étonne pas, avec le boucan que tu fais !
— Plaît-il ?
— Tu ronfles, Andar ! Parfois, le bruit est assez fort pour ébranler les murs d’une forteresse.
A cet instant, alors que l’aube pointait, le hurlement retentit et les monstres nouvelle version repassèrent à l’assaut.
— Tant pis pour ta sieste, Andar ! lança Danal.
Toujours aussi peu assurés sur leurs jambes, les serviteurs du Vlagh piétinèrent les cadavres de leurs semblables et semblèrent étonnés de ne pas rencontrer de résistance.
— Indiquons-leur où nous sommes, proposa Andar.
— Excellente initiative, dit Danal. Soldats, montrons-leur ce qu’est un vrai cri de guerre !
Un rugissement martial monta de derrière la deuxième ligne de barricades.
Les monstres se regardèrent, interloqués, jusqu’à ce qu’un autre cri retentisse dans les entrailles des Terres Ravagées.
— Ça a été vite…, souffla Arc-Long alors que les hordes du Vlagh entreprenaient d’escalader l’obstacle.
— De quoi parles-tu ? demanda Andar.
— D’après Veltan, ces monstres sont dirigés par une conscience collective. Pour résumer, toutes les créatures disposent des connaissances de chaque membre du groupe. Apparemment, elles partagent aussi ce que les autres voient…
— Tu veux dire qu’elles font circuler leurs yeux dans les rangs ? s’étonna Andar.
— Non, répondit le Dhrall. A mon avis, les informations passent par le contact physique. Quand les monstres attaquent en masse, comme en ce moment, ils sont assez près les uns des autres pour se transmettre des données qui arrivent ainsi jusqu’au Vlagh.
— Un peu comme le système que Lièvre a imaginé à Lattash, dit Danal.
— C’est tout à fait ça…
— Désolé, les amis, fit Andar, mais je ne vous suis pas.
— Là-bas, expliqua Danal, les montagnes sont couvertes de neige. Les indigènes nous ont parlé d’une bizarrerie climatique. Chaque année, au même moment de l’hiver, le vent chaud qui souffle de la mer fait fondre la neige en une seule nuit. La rivière se transforme alors en torrent. Des Maags s’étant engagés dans le canyon, nous devions les prévenir que la fonte était imminente. Lièvre a eu l’idée d’utiliser une chaîne de cornes de brume pour transmettre le message. En procédant ainsi, il a suffi de quelques minutes pour que l’avertissement monte de la baie jusqu’au bout du canyon. Les pirates se sont vite mis en sécurité. Mais nos ennemis n’y ont vu que du feu, et des milliers se sont noyés.
— Une très bonne comparaison, Danal, dit Arc-Long. N’était que les monstres se passent de cornes de brume, parce qu’un simple contact leur suffît. Le Vlagh sait ce qui se produit ici, et il a crié pour ordonner à ses sbires de continuer l’attaque.
— Me voilà forcé de réviser mon jugement sur l’ennemi, dit Andar. Avec un tel réseau de communication, les monstres ont un sacré atout dans leur manche.
— Ils ne l’ont pas utilisé dans le canyon, rappela Danal.
— C’est ce qui me tracasse, avoua Arc-Long. Le Vlagh a tiré des leçons de la première guerre…
— Un point important lui a quand même échappé, souligna Danal. Ses ennemis ne semblent pas conscients que nos pieux sont enduits de venin. Regardez, ils tombent comme des mouches !
Le Dhrall risqua un coup d’œil par-dessus la barricade. Les premiers rangs de serviteurs avaient effectivement succombé, et les suivants semblaient vouloir suivre le même chemin.
Un cri impérieux retentit. Aussi maladroits qu’ils fussent, les sbires du Vlagh s’immobilisèrent à la lisière du champ de pieux.
Arc-Long lâcha un abominable juron.
— Un problème ? demanda Andar.
— Les pieux ne nous serviront à rien, cette fois. Le Vlagh a mesuré le danger, et il vient d’arrêter la charge.
— Ce n’est pas une mauvaise nouvelle, dit Danal. Quand l’ennemi cesse d’avancer, la guerre est finie, et les défenseurs triomphent. Les pieux ont eu la peau des hordes du Vlagh !
— Seulement des premiers rangs, corrigea Andar. Derrière, les monstres sont toujours vivants.
— Ils fileront lorsqu’ils auront trop faim pour rester plantés là, conclut Danal.
Vers dix heures, les tortues à huit pattes commencèrent à trottiner sur la première barricade. Aussi bizarre que fût cette description, Arc-Long n’en trouva pas de meilleure. En règle générale, ces reptiles à carapace se déplaçaient avec une légendaire lenteur. Munis de pattes couvertes de chitine, ceux-là bougeaient à une vitesse affolante.
Les tortues passèrent devant les hommes-insectes et les reptiloïdes. Puis elles s’engagèrent dans le champ de pieux, les brisant les uns après les autres.
— C’est de la triche ! s’indigna Danal.
— Non, du mimétisme, dit Andar. Les carapaces remplissent la même fonction que nos plastrons. La conscience collective, comme l’appelle Arc-Long, a compris qu’une armure pouvait être très utile. L’ennui, pour nous, c’est que ces tortues, avec leurs huit pattes, sont fichtrement rapides !
— Je parie qu’elles se moqueront de nos flèches, ajouta Arc-Long, sinistre. Et si elles savent tisser des toiles, comme les araignées normales, nous ne tarderons pas à être englués dedans.
— Il leur a fallu moins d’une demi-joumée pour briser tous nos pieux, annonça Andar le soir même.
Comme de coutume, Narasan avait organisé une réunion au sommet de la tour centrale.
— Par bonheur, continua le Trogite, les tortues détestent la nuit. Elles ont rebroussé chemin un peu avant le crépuscule.
— Avons-nous réussi à en tuer une ? demanda Gunda.
— Non. Les flèches rebondissent sur leur carapace, et elles n’ont pas approché assez pour tâter de nos lances. Mais j’ai peur que ces armes-là ne soient tout aussi inefficaces.
— Les choses tournent mal, Narasan, dit Gunda. Le Vlagh a tiré les leçons de sa déroute de Lattash. Il commande des soldats plus grands et des guerriers en armure. Si nous ne trouvons pas une riposte, nos positions ne tiendront pas longtemps.
— Je pars à la recherche de Dahlaine, déclara Veltan. Ses connaissances sur les insectes nous seront précieuses…
Arc-Long jeta un rapide coup d’œil au petit soleil du maître du Nord. Quelque chose lui échappait dans cette affaire. Si la lueur de la boule de feu faisait fuir les chauves-abeilles, pourquoi les autres serviteurs du Vlagh battaient-ils en retraite dès le coucher du véritable astre du jour ? Cette guerre était plus compliquée que prévue, sans doute à cause des connaissances glanées par le Vlagh lors du premier conflit. Mais la notion d’« apprentissage » ne collait pas avec la nature insectoïde de leur ennemi…
Quand Veltan eut ramené Dahlaine et Zelana, Narasan leur décrivit rapidement les guerriers géants et les tortues caparaçonnées.
— Ce sont les adversaires à éviter coûte que coûte, dit Dahlaine. Les arachnoïdes feront beaucoup plus de dégâts que les autres.
— Ils me semblaient déjà assez dangereux comme ça…, soupira Lièvre.
— Le venin des serpents tue sur le coup. Celui des araignées paralyse leurs proies. Elles les engluent d’abord dans une toile, puis les mordent pour les empêcher de fuir. Ensuite, elles attendent que leur appétit revienne. Il n’est pas rare qu’une araignée engrange ainsi quatre ou cinq repas.
— C’est affreux ! gémit Lièvre.
— Attends la suite ! lui conseilla Dahlaine. Les araignées n’ayant ni dents ni mâchoire, leur venin est aussi un fluide digestif qui liquéfie la chair et les organes de leurs victimes. Quand le processus est achevé, l’araignée aspire ce suc jusqu’à ce qu’il ne reste rien de la proie, à part la peau et les os.
— Dans ce cas, nous avons intérêt à trouver un moyen de les tuer, déclara Arc-Long.
— Le feu ? avança Keselo.
— C’est une solution envisageable, approuva Dahlaine.
— N’oubliez pas que ces araignées-là ont des carapaces, rappela Arc-Long. Ont-elles un point faible ?
— Les yeux, répondit Dahlaine après une courte réflexion. (Il eut un sourire désabusé.) Ça te fera beaucoup de cibles, mon ami…
— Pourquoi ?
— Parce que ies araignées en ont huit… Mais je suppose que tu le savais.
— Non, avoua Arc-Long. Cela dit, ça m’ouvre des horizons. La situation est peut-être moins désespérée que nous ne le pensions…