1

L’odeur de l’agneau qui rôtissait dans un des fours en brique attira l’attention d’Ara. Un rien d’ail en plus, pensa-t-elle, s’imposerait pour parfaire la préparation.

Les épices étant le nerf de la cuisine, Ara se fiait à son nez depuis ses débuts de cordon-bleu – bien plus lointains que ses proches ne pouvaient l’imaginer.

Elle retira le plat du four – strictement réservé à la cuisson des viandes – ajouta un peu d’ail émincé et remit le gigot à cuire.

Cet après-midi, le murmure mental perpétuel de l’entourage d’Ara semblait moins tumultueux que d’habitude. Elle entendait les pensées d’Omago, bien sûr, mais cela n’avait rien d’étonnant. A un demi-monde de distance, elle aurait continué à les capter. Les méditations de son époux étaient toujours empreintes de la beauté quasi poétique qui l’avait poussée vers lui, des années plus tôt…

Le songe du Rêveur de Dahlaine l’inquiétait beaucoup.

Au début, la prémonition d’Ashad était allée dans le sens qui convenait à Ara. Puis le jeune Rêveur avait dérivé librement, et voilà qu’ils se retrouvaient avec une seconde invasion sur les bras – venue du sud, celle-là !

Les motivations du Vlagh n’étaient pas difficiles à imaginer. Mais pourquoi les nouveaux Extérieurs s’étaient-ils piqués d’envahir le Pays de Dhrall ?

Le plan de Dahlaine n’était pas si mauvais que ça. Mais pas parfait…

Contourner le mur érigé entre les deux générations de dieux – celui-là même qui interdisait de prendre n'importe quelle vie – pouvait avoir des avantages. Mais le maître du Nord avait commis une énorme erreur : lâcher les Rêveurs sur le monde sans aucun contrôle des forces que leurs songes pouvaient déchaîner.

Ara frissonna en pensant aux désastres qui auraient pu s’ensuivre. Face à ce danger, elle avait dû agir. La forçant à sortir de son rôle d’éternelle observatrice, la décision idiote de Dahlaine l’avait conduite à prendre les choses en main. Pour résumer, si Dahlaine avait fourni les Rêveurs, c’était Ara qui les alimentait en rêves.

Parfois, les quatre enfants échappaient à sa surveillance, et cela l’irritait beaucoup.

Soudain, elle se souvint d’un événement, au Pays de Maag. Dans le port de Kweta, le songe d’Eleria avait été un avertissement plus qu’une prophétie. Grâce à lui, l’archer de Zelana avait déjoué les machinations du pirate nommé Kajak.

Le rêve d’Ashad au sujet de la seconde invasion était-il aussi un cri d’alarme ? Dans ce cas, la catastrophe pouvait ne jamais se produire…

Pour le moment, Ara avait besoin de plus de renseignements sur les Trogites. Si elle les comprenait mieux, elle aurait une chance d’étouffer dans l’œuf la seconde invasion.

 

Au début de l’été, par une superbe matinée, Veltan informa Omago et Ara que les mercenaires arriveraient le jour même. Il ajouta que Yaltar était toujours perturbé par les terribles conséquences de son rêve sur les « montagnes de feu ».

Certaine qu’elle saurait apaiser la conscience du petit garçon, Ara avait accompagné son mari et le dieu sur la plage.

Avant même que les navires n’accostent, les pensées de milliers d’hommes qu’ils transportaient explosèrent dans le crâne d’Ara. La curiosité dominait. Les Extérieurs ayant très récemment appris l’existence du Pays de Dhrall, cela n’avait rien d’étonnant.

Ara capta aussi de l’angoisse. Les monstres du Vlagh, tellement altérés qu’ils ne ressemblaient à rien de connu, inquiétaient les Extérieurs.

Le nom d’Arc-Long, l’archer de Zelana, était gravé en lettres de feu dans presque toutes les consciences. A quelques exceptions près, les mercenaires admiraient ce guerrier taciturne. Sondant discrètement l’esprit du Dhrall, Ara découvrit que les Extérieurs se trompaient : Arc-Long n’était pas inhumain. Froidement pragmatique quand la situation l’exigeait, il éprouvait des émotions normales le reste du temps.

Soudain, Ara effleura une conscience si répugnante qu’elle se retira en frémissant d’horreur et de dégoût. Un des Trogites était plus corrompu que le mal en personne. Pour lui, le combat contre les hordes du Vlagh n’avait aucune importance. Son seul souci était de s’approprier jusqu’à la dernière pépite d’or présente sur ou dans le sol du Pays de Dhrall.

Alors, les pièces du puzzle se mirent en place. Ara venait de découvrir la source de la seconde invasion !

— Fascinant, murmura-t-elle.

— De quoi parles-tu ? lui demanda Omago.

— Rien de spécial, mon chéri. Je réfléchissais tout haut…

 

Ara mobilisa tout son courage et sonda de nouveau l’esprit nauséabond de l’Extérieur nommé Jalkan. Comme elle s’en doutait, elle n’y trouva rien qui méritât d’être sauvé. Cet homme était arrogant, envieux, cruel, lâche et invraisemblablement cupide.

— Je tiens peut-être la solution, souffla-t-elle. Si ce porc disparaît, la seconde invasion n’aura jamais lieu.

Une multitude de possibilités séduisantes vinrent à l’esprit d’Ara. Elle en retint finalement une, brillante de simplicité.

Si elle stimulait assez la libido glauque de Jalkan, Omago serait prompt à lui faire ravaler ses obscénités. Cette tactique, bien sûr, exigerait de recourir à des méthodes vraiment primaires, et cette perspective heurtait la délicatesse d’Ara. Mais la fin, cette fois, justifierait les moyens.

Après une brève conversation, sur la plage, Veltan conduisit quelques Extérieurs – plus les deux chasseurs de Zelana – jusqu’à sa maison, où il entendait leur montrer sa « salle de la carte ».

Sous les yeux émerveillés de Zelana, d’Eleria et de Yaltar, Ara entreprit de préparer un fabuleux repas. Pour une fois, cependant, elle eut du mal à se concentrer sur ses fourneaux.

Surmontant sa répulsion, elle se plongea dans l’état où elle éveillerait chez n’importe quel mâle un désir irrépressible de s’accoupler. Comme pour toutes les créatures à sang chaud, cela passait par la diffusion d’une odeur très spéciale.

Cette senteur déchaînerait les bas instincts de Jalkan – et plongerait Omago dans une rage meurtrière qui réglerait l’affaire de la seconde invasion.

Quand elle entra dans la salle de la carte pour annoncer que le repas était prêt, Ara exsudait littéralement cet effluve primal. Comme prévu, Jalkan lança quelques remarques obscènes, indiquant clairement qu’il entendait tenter sa chance. Omago réagit comme il le fallait, mais avec une retenue regrettable. Au dernier moment, sa dignité innée prit le dessus.

Refusant de céder à l’instinct, il n’égorgea pas leur futur ennemi.

A ce stade, Ara dut se retenir de crier – et elle y parvint de justesse. Les instincts, découvrit-elle, étaient quasiment impossibles à contrôler. Quand ils restaient insatisfaits, hurler devenait un réflexe…

Outré par la muflerie de Jalkan, le général Narasan aurait pu pallier la défaillance d’Omago. Hélas, il ne dégaina pas son épée.

Quelle mouche piquait ces hommes ? Au prix d’efforts très désagréables, Ara leur avait fourni tous les prétextes possibles pour étriper cette vermine de Jalkan. Et voilà qu’ils faisaient la fine bouche. Pourquoi ne réagissaient-ils pas comme prévu ?

Les méfaits de la civilisation, sans doute…

Narasan ordonna à un certain Padan d’enchaîner Jalkan puis de le mettre aux fers dans le vaisseau amiral.

C’était déjà pas mal… Mais personne, dans la salle, ne semblait voir qu’une solution beaucoup plus simple s’imposait.

Ara eut besoin de toute la soirée, et d’une bonne partie de la nuit, pour se débarrasser de ses phéromones. Le jour suivant, elle se sentit toute chamboulée.

Si les instincts marchaient bien, faute d’une meilleure méthode, ils avaient tendance à épuiser, surtout quand on manquait son coup.

 

Une semaine plus tard, Ara ne fut pas étonnée d’apprendre que Jalkan s’était évadé. Partout où elle se tournait, le stupide rêve d’Ashad obstruait son horizon. Quoi qu’elle fasse pour empêcher la seconde évasion, le songe déjouait ses manœuvres. Pour une raison qui lui échappait, la deuxième attaque semblait nécessaire.

— J’abandonne, soupira-t-elle, les bras levés au ciel.

 

Omago ayant à l’évidence son rôle à jouer dans la guerre à venir, Ara ne perdit pas une miette des conversations qui se tenaient dans la salle de la carte.

Evidemment, son mari se porta volontaire pour accompagner l’équipe d’éclaireurs formée par les cousins de Sorgan, Skell et Torl.

Comme cela lui arrivait parfois, Ara eut la prémonition que quelque chose de capital se produirait pendant que son époux et un petit groupe d’hommes exploreraient la piste de Nanton. Ayant appris depuis des lustres que ses intuitions étaient fiables, elle décida d’accompagner les éclaireurs – sans se faire remarquer, bien sûr.

Alors que les deux drakkars voguaient vers l’embouchure de la rivière, ses pensées les suivirent avec une sincère curiosité. Quand Skell et quelques-uns de ses amis accostèrent puis s’engagèrent sur la piste du berger, la prémonition devint plus forte de mètre en mètre…

Vers dix heures, le deuxième jour, un Maag appelé Grock fit une fantastique découverte.

— Capitaine, cria-t-il, j’ai trouvé de l’or ! La montagne en est truffée, de ce côté !

Keselo, un jeune officier trogite, proposa que le petit forgeron du Cormoran examine la pépite.

Ara sentit la déception de Skell – et de tous les autres – quand Lièvre leur annonça que ce n’était pas de l’or.

A l’évidence, Keselo s’en doutait depuis le début. Sondant l’esprit du jeune homme, Ara apprit qu’il s’agissait d’un mélange de fer et de soufre.

La prémonition devint soudain claire comme de l’eau de roche. Si la cupidité de Jalkan provoquait la seconde invasion, l’or factice se révélerait très utile.

Ara cessa de suivre par l’esprit l’équipe de Skell. Se retirant dans sa cuisine, elle se plongea dans une profonde méditation.

Puis elle passa à l’action.

 

Après quelques tâtonnements, pour reconstituer les proportions, Ara parvint à produire une importante quantité de fer sulfuré.

Le cœur en fête, elle contempla longuement le fruit de ses expériences. Puis elle vit le sable répandu partout dans sa cuisine et alla chercher son balai en grommelant.