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Skell et son frère cadet, Torl, avaient vu le jour dans la cité portuaire de Kormo, sur la côte ouest du Pays de Maag. Leur père, le célèbre capitaine Jodan, commandait un drakkar baptisé le Requin – un nom qui faisait frissonner de terreur les marins trogites susceptibles de croiser sa route.

Le destin des deux garçons étant tout tracé – devenir des pirates –, ils vécurent leur enfance avec une impatience mal contenue. Quand ils abordèrent l’adolescence, tous les capitaines, dans le port de Kormo, prirent l’habitude de faire fouiller de fond en comble leur vaisseau avant d’appareiller. Au cas où un des fils Jodan s’y serait introduit en douce.

A cette époque, Skell et Torl devinrent d’excellents nageurs. Une évolution normale quand on finissait à l’eau deux ou trois fois par semaine…

Les plaintes incessantes de ses collègues l’agaçant, Jodan décida qu’il était temps pour ses rejetons de prendre la mer. Les deux garnements, qui avaient milité pour ce dénouement, crurent qu’ils embarqueraient sur le Requin. Hélas, Jodan voyait les choses d’un autre œil. Dans sa jeunesse, il avait souvent eu pour camarades des fils de capitaines engagés sur le vaisseau paternel. Paresseux et incompétents, ces garçons étaient unanimement méprisés par l’équipage. Du coup, Jodan s’était juré que ses fils commenceraient au bas de l’échelle, sans protection, et gagneraient leurs promotions à la force du poignet.

Au début de sa carrière, Jodan avait servi avec Dalto Grand-Nez – longtemps avant qu’il devienne célèbre. Au fil de leurs aventures, les deux hommes avaient forgé une amitié indéfectible. Très naturellement, Jodan décida de lui confier ses héritiers, aussitôt engagés comme mousses à bord du fameux Espadon.

Quand Grand-Nez leur botta les fesses, Skell et Torl, campés à la proue du drakkar, s’émerveillaient de quitter enfin le port par une magnifique journée de printemps.

Ils retinrent vite, mais douloureusement, la première règle de la vie en mer : « Toujours avoir l’air de travailler lorsque le capitaine est dans le coin. »

Ils passèrent les trois jours suivants à genoux, très occupés à briquer le pont. Et ce fut seulement le début de leur calvaire…

Dès qu’une corvée se présentait, Dalto la leur collait sur le dos. Dégoûtés, les jeunes gens décidèrent de déserter à la première occasion. Hélas, ayant embarqué une énorme quantité de vivres et d’eau, l’Espadon resta des mois en mer – une croisière qui leur donna l’occasion de connaître intimement chaque planche du pont.

Lors de leurs moments de détente – rares et très espacés –, ils apprirent à aimer la mer. En perpétuel changement, elle était si splendide que les deux garçons restaient souvent bouche bée devant les jeux d’ombre et de lumière qui balayaient majestueusement ses vagues. En général, Grand-Nez choisissait ces instants-là pour se rappeler, sans douceur, à leur bon souvenir.

Plus tard – beaucoup plus tard, pour être honnête –, Skell repensa à ce premier voyage, et comprit la logique qui présidait au comportement du capitaine. Dès le début, Dalto s’était attaché à leur montrer que le nom de leur père ne serait pas un passe-droit. Ils avaient commencé en bas de l’échelle parce que c’était le destin de tous les marins. Et il leur revenait de se montrer dignes de tâches plus exaltantes que nettoyer le pont ou écoper l’eau croupie qui s’accumulait dans la cale.

Quand l’Espadon revint à Kormo, Skell et Torl, promus rameurs, commençaient à se prendre pour de vrais marins.

Avant que le drakkar reparte, un parent des deux garçons, Sorgan, fut engagé au poste de vigie. Plus vieux que ses cousins, il avait déjà pas mal bourlingué et manifesta une désagréable tendance à les regarder de haut.

Agacé, Skell décida de lui rappeler quelques réalités familiales de base. Fils du célèbre Jodan, Torl et lui étaient les incontestables supérieurs de Sorgan, un banal rejeton de la sœur du capitaine.

Vexé à mort, Sorgan flanqua à l’insolent une correction qui fit le délice des autres membres de l’équipage. Entre deux coups, Skell réussit à placer un unique direct – assez efficace pour valoir à Sorgan son surnom de Bec-Crochu.

L’Espadon continua à délester de leur cargaison les gros navires trogites qui osaient s’approcher des côtes du Pays de Maag. Quand le gibier se faisait rare, le drakkar s’offrait une excursion jusqu’aux rivages du Pays de Shaan. L’équipage de Dalto attaquait alors les campements impériaux, où transitaient de grandes quantités d’or. Ainsi, Skell, Torl et Sorgan apprirent les rudiments du combat terrestre.

L’appât du gain était bien entendu la principale motivation des pirates. Pourtant, avec les années, Skell s’aperçut qu’il était tombé amoureux de la mer. L’or avait ses qualités, personne ne le niait, mais rien n’égalait la beauté de l’onde sous un fier lever de soleil, ou ses mélancoliques reflets lorsque la lune la caressait de sa pâle lumière.

La mer changeait sans cesse. Comme tous les Maags devenus marins, Skell finit par la chérir comme une épouse bien-aimée. Ravi quand l’Espadon faisait escale – une superbe occasion de s’amuser –, il gardait toujours à l’esprit que l’océan était son véritable foyer.

Alors qu’il naviguait depuis une dizaine d’années, l'Espadon mouilla dans le port de Weros. Avertis que le drakkar repartirait dans trois jours, sans attendre les retardataires, les marins se précipitèrent à terre, en quête de distractions.

Les deux frères revinrent à l’heure dite. Sorgan, lui, manqua à l’appel. Réconcilié avec son cousin, Skell souffrit beaucoup de son absence.

 

Peu après son vingt-septième anniversaire, l'Espadon fit escale dans le port de Kormo, où mouillait déjà le drakkar paternel.

Le capitaine Jodan monta à bord de l'Espadon, eut un bref entretien avec Grand-Nez, puis vint sur le pont annoncer à ses fils qu’ils allaient être transférés sur le Requin avec les grades d’officier en second et de quartier-maître. Quelques semaines plus tôt, à Gaiso, leurs prédécesseurs avaient péri dans une rixe de taverne…

Jodan n’était pas très heureux de sa décision, mais nécessité faisait loi. Alors que la chaloupe approchait du Requin, il cessa de ramer et gratifia ses fils d’un sermon sur le « comportement adéquat » qu’ils devraient adopter. Devenus des officiers, il ne serait plus question qu’ils fraternisent avec les marins du rang. Et ils devraient garder leur sérieux en toutes circonstances. Interdits de rire, voire de sourire, il leur faudrait aussi respecter une règle capitale :

— Ne vous avisez jamais de m’appeler « papa » ! Je suis votre capitaine, et il vaudrait mieux ne pas l’oublier…

Comme l’Espadon et la majorité des autres drakkars, le Requin s’était spécialisé dans l’abordage des bateaux poussifs de l’Empire. Bizarrement, Jodan n’utilisait jamais le nom « Trogite ». Quand il se référait à ses proies favorites, il les qualifiait de « Trogs ». A chaque fois, Skell devait se mettre une main devant la bouche, car ce nom, pour une raison inconnue, déclenchait son hilarité.

Quelques années après que Jodan eut enrôlé ses fils, le Requin fit escale à Weros pour renouveler ses réserves de haricots.

Car l’équipage, las des soupes au goût de pourri, commençait à rouspéter sérieusement…

Futé, Skell chargea Torl de se procurer des haricots frais. Puis il alla faire un tour sur le front de mer miteux, à la recherche d’une taverne où engloutir quelques chopes de bière.

En déambulant le long des quais, il eut la surprise d’apercevoir Sorgan, affairé à retaper un drakkar délabré.

— Cousin, appela-t-il, tu n’as pas peur de te cogner sur les doigts ?

— Très drôle, Skell, fit Bec-Crochu en lâchant son marteau. Ce navire, le Cormoran, sera bientôt la terreur des mers. Du moins, si Bovin, Marteau-Pilon et moi parvenons à boucher tous les trous de la coque… Je sais, il ne paie pas de mine, mais on en reparlera lorsque nous l’aurons remis à neuf.

— Tu t’es ruiné pour acheter ton propre drakkar ? lança Skell, étonné d’entendre de la fierté dans la voix de son cousin.

— Un placement en or, mon cher ! Très bientôt, quand nous détrousserons un navire trogite, j’empocherai la plus grosse part du butin.

Skell étudia le drakkar vermoulu.

— Tu as encore du pain sur la planche, Sorgan. Réparer cette épave te coûtera les yeux de la tête.

— A Weros, s’autofinancer n’est pas difficile, répondit Sorgan. Après six mois de mer, les marins ont la gorge très sèche. Vers minuit, ils l’ont si bien humectée qu’ils ne verraient plus un éclair dans le ciel, même si leur vie en dépendait. Quand l’argent manque, Bovin et Marteau-Pilon délestent quelques ivrognes de leur bourse.

— Tu es un voleur, Sorgan, lâcha Skell.

— Comme tous les Maags, mon vieux ! Tu crois que les Trogites nous donnent leur or par bonté d’âme ? Pour qu’ils s’en défassent, nous devons les menacer… Dis bonjour à Torl et à ton père de ma part, tu veux ?

— Je n’y manquerai pas, cousin, répondit Skell en saluant Sorgan.

En réponse, le futur capitaine se tapota le nez, et tous les deux éclatèrent de rire.

 

Les quelques années suivantes, les affaires du Requin furent florissantes. Intrigué, Skell remarqua que son père mettait désormais de côté un pourcentage important de sa part du butin.

Peu après le trente et unième anniversaire de Skell, Jodan convoqua ses fils dans sa cabine.

— J’en ai assez, annonça-t-il. Après des décennies en mer, je ne supporte plus l’eau. Je me retire sur le plancher des vaches, et le Requin te revient, Skell.

Le nouveau capitaine résista de justesse à l’envie de sauter sur la vieille table de son père pour y danser la gigue.

— Mais il y a une condition, précisa Jodan. Je veux un cinquième du butin, et n’essaie pas de m’arnaquer. Si tu t’y risques, je vendrai le Requin, et tu redeviendras un marin ordinaire.

La jubilation de Skell en prit un sacré coup sur le crâne.

Après le départ de Jodan, la discipline de l’équipage se relâcha nettement. Skell ne tarda pas à comprendre qu’il lui faudrait mettre des points sur pas mal de « i ».

Malgré sa jeunesse, il était le capitaine, et les hommes devaient lui obéir. Or, les marins ne le prenaient pas au sérieux, et ça l’agaçait beaucoup.

Un soir, Torl vint rendre visite au nouveau capitaine, qui broyait du noir dans sa cabine en désordre.

— Tu ne t’y prends pas bien, grand frère, dit-il en s’asseyant sur la table crasseuse. En fait, tu es trop détendu. Les gars ne te respecteront pas tant que tu afficheras ce sourire béat. Pour asseoir ton autorité, essaie de ressembler à papa. Bref, prends l’air sinistre, même quand tu es tout guilleret.

— Si je fais ça, je mourrai d’ennui !

— Ce n’est pas si pénible, voyons… Dis-toi que tu dissimules tes véritables sentiments à l’équipage. Ensuite, retourne dans ta cabine, et tiens-toi les côtes de rire, si ça te chante. (Torl regarda autour de lui.) Entraîne-toi pendant que tu nettoieras ce fouillis. Si papa voyait ce que tu as fait de sa cabine, il t’écorcherait vif.

— J’ai été pas mal occupé, ces derniers temps…

— A chercher une chemise propre, peut-être ? Bon, passons à autre chose. Ne serait-il pas temps que tu me fournisses un bateau ?

— Pour quoi faire ?

— Reformulons la question : tu veux vraiment que je reste à bord du Requin ? Regarde la réalité en face, grand frère. Je suis au moins aussi ambitieux et cupide que toi. Si tu me gardes, je risque d’avoir des idées qui ne te plairont pas. Tu vois ce que je veux dire ?

— C’est de la mutinerie, Torl !

— Les gens emploient parfois ce mot, oui…

— Comment veux-tu que je t’achète un drakkar ? Papa nous prend un cinquième des bénéfices.

— Dans ce cas, nous me volerons un bateau. Papa ne s’intéresse qu’à l’or. Même si nous trouvions une scie assez grosse, il se ficherait d’avoir un cinquième de drakkar.

Skell se gratta le menton et jeta un coup d’œil dehors par un hublot.

— Gaiso…, murmura-t-il.

— Plaît-il ?

— Les équipages des navires qui mouillent à Gaiso se ruent dans les tavernes. Sans doute parce que les aubergistes ne coupent pas le rhum, comme dans d’autres ports. Les malheureux qui restent à bord pour monter la garde se font livrer des tonnelets de ce rhum, histoire d’être aussi ivres que leurs copains. Vers minuit, à Gaiso, tu choisiras le drakkar qui te plaît, et le voler sera un jeu d’enfant. Pour passer inaperçu, il suffira de repeindre la coque et de changer les voiles.

— Une idée de génie !

— Comme d’habitude, fit Skell sans fausse modestie. Je te donnerai quelques hommes, mais tu devras en engager pour compléter ton équipage. Cela dit, ne dépense pas sans compter, parce que tu devras me remettre un cinquième de ton butin.

— Tant que ça ? s’indigna Torl.

— Pour m’aider à entretenir papa… Tu ne voudrais pas le voir dans la misère ?

— Ce n’est pas juste, Skell !

— La justice n’a rien à voir dans cette affaire. Si tu refuses, tu n’auras pas de drakkar. Et ne me menace plus de mutinerie, tant que tu n’auras pas renoncé au rhum et à la bière. Si tu ne m’aides pas à nourrir papa, la prochaine fois que tu seras soûl, j’appareillerai sans toi. Et que feras-tu, seul à terre ?

— Tu es un homme dur et cruel, Skell.

— Evidemment ! Le capitaine du Requin se doit d’être sans cœur. Alors, marché conclu ?

— Ai-je le choix, grand frère ?

— Bien sûr que non ! Je ne laisse jamais d’option aux autres…

Une semaine plus tard, par une nuit sans lune, le Requin se faufila dans le port de Gaiso. Quand Torl eut sélectionné un drakkar, il y monta avec quelques hommes et fit jeter par-dessus bord les marins de quart.

Une fois qu’ils eurent remorqué le navire dans une crique isolée, les deux frères chargèrent l’équipage de le maquiller.

A la grande surprise de son frère, Torl baptisa son drakkar le « Sequin ». Même sous la torture, Skell n’aurait su dire pourquoi. En général, les vaisseaux maags portaient des noms terrifiants. Celui-là n’aurait fait frissonner personne, mais Torl avait parfois l’esprit un peu tordu.

Après une pénible réflexion, Skell décida que Grock, un vieux marin bourru, ferait un officier en second idéal. Non content de ne jamais sourire, il servait sur le Requin depuis plus de dix ans et le connaissait comme sa poche.

Se révélant un excellent juge en matière d’hommes, il proposa Baldar Pied-de-Bois pour le poste de quartier-maître.

— C’est un bon marin, Cap’tain, déclara Grock. Avec son pied factice, il a tendance à claudiquer, mais sa lucidité ne vacille jamais. Les jeunes marins sont souvent idiots. Il saura leur secouer les puces, en cas de besoin.

— L’affaire est réglée, conclut Skell. A présent, mettons le cap sur Kormo. Mon frère doit engager un équipage. Avant de partir à la chasse aux Trogs, je veux avoir récupéré mes gars. Pour le moment, les deux drakkars manquent de bras, et même les foutus chalands que les Trogs osent appeler des navires nous sèmeraient…

— A vos ordres, Cap’tain !

 

Dès que les deux équipages furent au complet, Skell et Torl se remirent au travail, au grand dam des navires trogs qu’ils croisaient. Tout ça pour faire plaisir à leur père, bien entendu…

Au fil des saisons, Jodan agrandit sa résidence, qui ressembla vite à un superbe château.

Les affaires continuèrent à prospérer jusqu’à ce qu’un Trog absurdement intelligent ait l’idée de l'« éperon », un gros poteau revêtu de fer qui équipa bientôt la proue de tous les navires impériaux susceptibles d’approcher du Pays de Maag. Après une rencontre avec un vaisseau muni de ce dispositif, le pauvre Skell réussit de justesse à ramener le Requin à Kormo, où il fallut boucher l’énorme trou qui béait dans la coque.

Suite à cette déconvenue, il n’eut plus besoin, quelques mois durant, de feindre la morosité.

Alors que son drakkar était en cale sèche, le capitaine entendit de très intéressantes rumeurs dans les tavernes de la ville. Dès qu’il put repartir, il descendit le long de la côte avec l’idée de rejoindre le Cormoran. S’il y avait une part de vérité dans les racontars, Sorgan avait mis la main sur une montagne d’or. L’aider à compter sa fortune semblait la moindre des politesses.

L’armada mouillait à Kweta et Sorgan fut ravi de voir arriver son cousin. Après avoir vu les lingots d’or stockés dans le Cormoran, Skell ne cacha plus son enthousiasme.

Pourtant, tout n’était pas rose. Devoir travailler sous les ordres d’une femme perturbait Skell, et rencontrer dame Zelana ne fit rien pour dissiper son trouble. Belle à se damner, la maîtresse de l’Ouest, sous sa superbe enveloppe, était plus dure que la pierre…

Il y avait aussi l’indigène nommé Arc-Long – à l’évidence son garde du corps. Froid comme la mort, c’était le genre de type qu’on évitait de bousculer, même au prix d’un grand détour. Rien qu’à le voir, Skell en avait des frissons dans le dos.

Un autre indigène, Barbe-Rouge, menaçait de lézarder la façade que le capitaine avait mis si longtemps à se construire. Dès qu’il ouvrait la bouche, Skell devait s’accrocher aux branches pour ne pas éclater de rire.

Après un débat serré, les deux cousins décidèrent que Skell conduirait une avant-garde jusqu’à un village appelé Lattash, à l’ouest du Pays de Dhrall. Ces guerriers défendraient le Domaine de Zelana jusqu’à l’arrivée du gros de la flotte, commandé par Sorgan. Torl, lui, resterait au Pays de Maag pour recruter d’autres drakkars.

L’idée de se battre sur la terre ferme n’enthousiasma pas Skell. Mais la paie, très bonne, valait quelques sacrifices.

Le voyage jusqu’au Pays de Dhrall prit plus de temps que le capitaine ne l’aurait cru. A l’évidence, la mer qui baignait la côte est du Pays de Maag était beaucoup plus large qu’il ne le pensait.

Barbe-Rouge lui assura que le Pays de Dhrall « était là où il était » et qu’il « y resterait jusqu’à ce que les dieux s’en lassent et décident de le faire disparaître ». Pour une raison inconnue, le sauvage semblait trouver cette remarque très drôle. Après deux semaines en mer, Skell n’était pas d’humeur à rire, et il ne le cacha pas.

Dès qu’il eut accosté, il fut accablé de problèmes. Avant le départ, tous les capitaines avaient solennellement promis à Sorgan qu’ils se comporteraient en gentilshommes une fois à destination. En dignes pirates maags, ils avaient éhontément menti…

Hélas, les sauvages de Lattash se révélèrent moins faibles que prévu. Loin d’être des proies faciles pour les pirates, ils entreprirent de cribler de flèches ceux qui tentèrent de leur subtiliser leur or… ou leurs femmes. Craignant un désastre, Skell fut obligé de frapper durement les marins qui se croyaient tout permis. Quelques séances de flagellation soulignèrent son point de vue. Mais elles ne suffirent pas à régler la question.

— Cap’tain, dit un jour Grock, je me fiche du prétexte que nous trouverons, mais il faut éloigner ces trublions du village. Sinon, les sauvages finiront par nous tuer tous…

— Nous sommes bien là pour livrer une guerre ? demanda soudain Baldar Pied-de-Bois.

— C’est ce que m’a dit Sorgan…

— Sur terre, les soldats passent une grande partie de leur temps à construire des fortifications, continua le vieux quartier-maître. Puisque l’ennemi viendra de l’est, par le canyon, il suffit de dire que Sorgan nous a ordonné de construire une sorte de fortin au milieu de la rivière.

— Mon cousin n’a rien spécifié de tel, Baldar.

— Vous ne savez plus mentir, Cap’tain ? Au fond, nous cherchons seulement à sauver la peau de ces idiots.

— En gros, oui…

— Le mensonge est un gros péché, mais quand c’est pour la bonne cause…

— Dites aux autres capitaines qu’ils ne seront pas payés si les fortifications ne valent rien, intervint Grock, et vous pouvez être sûr qu’ils mettront du cœur à l’ouvrage !

— Ça vaut le coup d’essayer, concéda Skell, à moitié convaincu.

 

Lorsque Sorgan arriva enfin, dame Zelana décida d’en finir avec les cachotteries. Pour commencer, un des chefs tribaux parla de la crue printanière qui transformait la rivière en torrent. Skell en eut des frissons, car la plupart de ses hommes travaillaient dans le canyon, où ils risquaient d’être piégés puis noyés.

Ensuite, on passa au venin. Informé de l’existence des serpents venimeux, Skell n’en avait jamais vu, et il n’était pas pressé de combler cette lacune.

Arc-Long le rassura en révélant qu’il prélevait le poison des monstres morts pour tuer leurs congénères. En somme, une certaine justice présidait à l’opération.

Skell ne voyait aucune honte à avouer qu’il n’avait jamais rencontré l’ombre d’un homme-serpent pendant le conflit. Chargé de construire une barricade pour empêcher toute invasion, il avait aperçu quelques monstres, mais de trop loin pour se sentir menacé.

Son véritable souci, pendant la guerre de l’Ouest, avait été l’alliance des Maags et des Trogs. Indéniablement, les hommes du général Narasan, des soldats d’élite, avaient largement contribué à la victoire. Mais combattre à leurs côtés semblait si… contre-nature.

Averti par les Dhralls que la crue était un phénomène annuel, Skell avait consenti à la tenir pour une catastrophe naturelle. L’intervention des volcans jumeaux, au moment où ils en avaient cruellement besoin, le laissa franchement sceptique.

Malgré les explications des Dhralls – très invraisemblables, pour être franc –, le Maag restait persuadé que Zelana n’était pas étrangère au miracle qui leur avait sauvé la mise. Mais si elle pouvait commander aux volcans, pourquoi diantre avait-elle engagé une armée ?

Au fil du conflit, Sorgan et le général trog avaient développé une étrange amitié. A présent, les Maags allaient partir vers le sud, où ils donneraient un coup de main aux Trogs.

Au début, Skell avait désapprouvé la proposition inutilement chevaleresque de son cousin. Apprenant que Zelana et Veltan leur donneraient plus d’or que prévu, il avait changé d’avis.

Et de bon cœur, par surcroît !