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Peu après que les cléricaux eurent achevé le pont dont tout le monde faisait si grand cas, Aracia, Zelana, Veltan, Dahlaine et les enfants se réunirent près du geyser. A la profonde surprise de la reine Trenicia, leur unique but était de regarder dormir la petite Lillabeth. La fillette, aurait juré l’amazone, n’avait pas besoin d’un public pour se reposer. Pourtant, Aracia et les autres semblaient fascinés.
Trenicia de l’île d’Akala ne parvenait pas à s’habituer à toutes ces cultures dominées par les mâles. Chez elle, les hommes, à peine mieux considérés que des animaux de compagnie, passaient l’essentiel de leur temps à se pomponner. Et il leur arrivait même de se maquiller.
D’anciennes histoires – plus probablement des légendes – prétendaient que les mâles, dans un lointain passé, tenaient le haut du pavé et traitaient leurs compagnes comme des objets. Selon ces absurdes affabulations, tout changea quand une centaine de femmes, parties chercher du petit bois non loin d’une plage, aperçurent l’épave d’un grand bateau venu d’un pays inconnu. En l’explorant, elles découvrirent une importante quantité d’armes qui n’étaient visiblement pas en pierre.
Si ces femmes avaient été douces et dociles, l’histoire d’Akala aurait évolué d’une autre façon. Comme elles n’avaient rien de tendres gazelles, elles retournèrent à la maison armées jusqu’aux dents, et entreprirent de démontrer à leurs seigneurs et maîtres que plusieurs millénaires de soumission finissaient par lasser les esprits les plus conciliants.
Les hommes en furent terrifiés. Du jour au lendemain, leurs épouses s’étaient transformées en sauvages rétives à tous les ordres et promptes à frapper dès qu’on les regardait de travers.
Les Akaliens décidèrent courageusement de fuir. Hélas, cela ne suffit pas, car leurs anciennes esclaves avaient soif de sang…
Certaine que ces récits étaient exagérés, Trenicia comprenait pourtant le comportement de ces révoltées. Car plier l’échine sous le joug des hommes n’avait rien de plaisant.
Alarmées par le massacre en cours, les anciennes de l’île, bardées de sagesse comme il convient, exhortèrent leurs jeunes sœurs à la raison. Si elles exterminaient les étalons, il n’y aurait plus d’enfants et l’île deviendrait vite un désert.
Leur enthousiasme douché, les premières amazones cessèrent d’étriper les mâles et les enfermèrent dans des enclos, comme du bétail. Puis elles les firent sortir un par un et les mirent en quelque sorte aux enchères. Tous ceux qui ne trouvèrent pas preneuse – parce qu’ils étaient vieux, laids ou mal vus de la gent féminine – furent abattus sur-le-champ.
Au fil du temps, la pratique de la sélection par la lame disparut de la culture akalienne. Mais les hommes continuèrent à croire qu’ils devaient être désirables pour survivre.
Occupés à se faire beaux, ils n’eurent plus le temps de travailler, et laissèrent aux femmes le soin de semer, de récolter, de cuisiner, de gouverner et de guerroyer.
Trenicia ne voyait aucun inconvénient à cette façon de vivre. En revanche, le fonctionnement des sociétés à domination masculine la dépassait…
Ne comprenant toujours pas pourquoi les dieux locaux et leurs gamins s’intéressaient au sommeil de Lillabcth, l’amazone décida d’interroger la petite Eleria, qui se tenait à l’écart des autres, une curieuse expression sur le visage.
— Pourquoi cette fascination pour Lillabeth ?
— Elle rêve, répondit Eleria. C’est notre fonction première. Nos songes provoquent des événements que nos protecteurs n’ont pas le droit de déclencher.
— Pourtant, ce sont vos aînés ?
— En un sens, oui… Mais on peut aussi affirmer le contraire.
— Quoi qu’il en soit, les dieux sont tout-puissants.
— Pas vraiment, puisqu’il leur est interdit de tuer.
— Même des ennemis acharnés à leur perte ? s’étonna Trenicia, outrée par ces stupides restrictions.
— Oui, et c’est pour ça que nous sommes là, sous l’apparence d’enfants. Avec nos songes, nous massacrons les monstres. Dans le Domaine de ma Vénérée, j’ai rêvé à une crue. Elle s’est produite et a noyé des milliers de serviteurs du Vlagh. Plus tard, Vash a réveillé deux volcans, et il y a eu encore plus de morts…
Sans cacher son étonnement, Trenicia regarda mieux Lillabeth et vit qu’un petit objet aux couleurs changeantes, un peu comme celles des flammes, lévitait au-dessus d’elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en tendant un index.
— Son coquillage… Une haliotide, je crois. Il est très joli, mais moins que ma perle. Ces talismans influencent nos rêves. Ils sont la voix de Celle Qui Nous Guide. Elle s’en sert pour les orienter…
— Qui est cette femme ?
— Je ne sais pas trop, avoua Eleria. Mais je la connais depuis l’aube des temps. (La fillette eut un sourire mélancolique.) L’ennui, c’est que je ne me rappelle plus à quand ça remonte ! J’étais là, bien sûr, mais trop de millénaires ont passé pour en tenir le compte. A l’époque, nous étions tous très occupés.
— A quoi ?
— A créer un tas de choses, évidemment… Nos aînés avaient commencé depuis longtemps. Comme ils étaient épuisés, nous leur avons conseillé de se reposer et de nous transmettre le flambeau. Aujourd’hui, il faudra bientôt répéter l’opération. Ma Vénérée se comporte de plus en plus bizarrement… Dans quelque temps, elle devra dormir. Je m’occupe déjà de beaucoup de problèmes dans son dos, et ce n’est pas difficile, parce que je l’ai déjà fait par le passé. (Eleria regarda la fillette endormie.) Enalla ne tardera pas à se réveiller. Son rêve doit être en cours de réalisation, et il nous permettra de gagner cette guerre. (L’enfant retroussa les lèvres.) Je crois que Dakas l’a un peu aidée… Comme Vash l’a fait pour moi à Lattash.
— Avez-vous tous plusieurs noms ? Je croyais que la Rêveuse d’Aracia s’appelait Lillabeth.
— C’est ce que croit sa protectrice. Mais son vrai nom est Enalla.
— Dans ce cas, quel est le tien ?
— Balacenia, bien sûr… Quand Dahlaine a eu sa fameuse idée, il nous a donné des pseudonymes. C’était une partie de sa manipulation. L’autre consistait à nous ramener en enfance, pour que nos protecteurs ne nous reconnaissent pas.
— Lorsque Aracia est venue sur mon île, fit la reine, vexée, elle ne m’a rien dit de tout ça.
— Elle adore les cachotteries ! Parfois, elle énerve beaucoup Dahlaine. Il sait qu’elle sera l’aînée de la famille, dans leur prochain cycle, et cette idée ne lui dit rien qui vaille.
— Pourquoi me confies-tu tout ça ? Si c’est la vérité, tu devrais tout faire pour me garder dans l’ignorance.
— Nous ne sommes pas comme Aracia, chère reine. Depuis toujours, je pense que la transparence est plus efficace que la dissimulation. Bientôt, il sera vital pour toi de connaître la vérité. Alors, pour te mettre sur la bonne voie, je t’ai un peu poussée dans le dos. Plus tard, quand tu auras réfléchi, nous irons un peu plus loin sur ce chemin. (Eleria se tut et gratifia la reine d’un magnifique sourire d’enfant.) Tu verras, on s’amusera beaucoup !
Avec un enthousiasme un peu forcé, la fillette tapa joyeusement dans ses mains.