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— L’idée est excellente, colonel, dit le sergent Marpek. L’ennui, c’est que nous n’avons pas assez de haches et de scies. Sur les pentes, les arbres ne manquent pas, et nous disposons de la main-d’œuvre requise. Mais avec quoi travailleront nos soldats ?
— Une idée de génie ? demanda Padan à Lièvre.
— Sans ma forge et mon enclume, je ne peux rien faire. (Le petit pirate hésita un instant.) Cela dit, tes hommes pourraient couper les arbres avec leurs épées.
— Quel infâme blasphème ! s’écria Padan, feignant à merveille l’indignation.
— J’ai de très bonnes pierres à poncer, colonel, ajouta le Maag. Après le travail, tes soldats raffûteront leurs précieuses lames. Et si les utiliser ainsi les choque trop, ils n’ont qu’à essayer avec leurs dents.
— Pardon ?
— Les castors le font tout le temps, insista Lièvre avec un grand sourire. Et ça aurait un avantage non négligeable…
— Lequel ?
— S’ils mordent du bois toute la journée, tes hommes auront trop mal aux mâchoires pour manger, le soir venu. Imagine les économies que tu feras !
Les fiers Trogites s’indignèrent quand Padan leur ordonna de jouer aux bûcherons avec leurs épées. Magnanime, le colonel leur offrit un choix qui les calma aussitôt.
— Si ça ne vous plaît pas, allez rejoindre le général. Je suis sûr que débiter des carapaces de tortue est beaucoup plus amusant que d’élaguer une pente…
Les soldats trouvèrent très vite le meilleur moyen de livrer aux cléricaux leurs billots de bois. Les jetant dans la rivière, ils laissèrent aux chutes le soin de les faire parvenir à leurs destinataires.
Les imbéciles amarisés mirent un certain temps à penser à une passerelle sur pilotis. Et leur premier essai, très branlant, n’eut rien d’encourageant.
— Si ces amateurs continuent à empiler les troncs les uns sur les autres, prédit Marpek, leur pont s’écroulera, et il y aura beaucoup de morts.
— Ce serait un drame affreux ! lança Sorgan avec une belle hypocrisie.
Pourtant connu pour son imperméabilité à l’humour, le sergent éclata de rire.
A force de mépriser les règles fondamentales du génie civil – histoire d’aller plus vite –, les cléricaux connurent diverses avanies au cours des quelques jours suivants. D’abord amusé par leur stupidité, Padan trouva vite énervants les cris des soldats qui tombaient dans le vide puis s’écrasaient sur les rochers.
Abandonnant ses hommes, qui creusaient des tranchées et érigeaient des barricades en amont de la rivière, Sorgan Bec-Crochu vint constater de visu les « progrès » des glorieuses troupes d’Amar. Au moment où il arriva, un énième embryon de pont venait de s’écrouler.
— Combien de fois est-ce arrivé, Padan ? demanda le capitaine des pirates.
— J’ai peur d’avoir perdu le compte… Lièvre, c’est la sixième ou la septième catastrophe ?
— La septième…
— Ces abrutis perdent leur temps ! s’écria Sorgan. Nous devrions arrêter de leur envoyer des billots, et construire ce fichu truc à leur place. Quand vont-ils comprendre qu’il leur faut abaisser la partie inférieure du pont, pour qu’elle corresponde à l’extrémité supérieure de la rampe ? Bon sang, un enfant de six ans aurait cette idée !
— S’ils continuent aussi brillamment, nous devrons effectivement retrousser nos manches… Comment avancent tes tranchées et tes barricades ?
— Les trois premières lignes sont terminées. A part la décoration…
— Pardon ?
— C’est une idée de Bovin, et je la trouve excellente.
— Accouche, Sorgan !
— Nous reprenons le principe des pieux empoisonnés… Au fond, le but est de ralentir les cléricaux, non ? Quand quelques-uns seront tombés raides morts, les autres avanceront plus prudemment. Idem pour ceux qui débouleront plus tard du pont – s’ils y arrivent un jour ! Quand on voit les cadavres de ses frères d’armes joncher le sol, ça coupe l’envie de courir tête baissée. Grâce à ma petite stratégie, toute l’armée cléricale aura atteint le sommet avant que les premiers crétins n’aperçoivent la mer d’or. A ce moment-là, nous irons avertir Narasan, puis nous filerons vers l’ouest sans demander notre reste.
— Un plan brillant, fit Padan, sincèrement admiratif. Mais ne voulais-tu pas dire filer vers l'« est » ? Le passage de Nanton est dans cette direction…
— Je sais, mais la rivière coule sur le flanc oriental des tranchées. Même un bon nageur comme moi ne se frotterait pas à un courant aussi rapide. Surtout avec le risque d’être entraîné vers les chutes.
— Je vois très bien ce que tu veux dire…
Peu après l’aube, le lendemain, Narasan vint à son tour rendre visite à Padan. A peine réveillé, le colonel, agenouillé près de la rivière, s’aspergeait le visage d’eau glacée pour s’éclaircir les idées.
— Je croyais que tu avais renoncé à la bouteille depuis longtemps, mon ami ? dit le général.
— Tu crois que j’ai la gueule de bois ? Erreur… Je tiens simplement à avoir l’esprit vif.
— Une gageure pour un militaire, mon ami, badina Narasan. Comment s’en sortent les cléricaux ?
— Un peu mieux… Au début, trop pressés d’envahir le pays où l’or se ramasse à la pelle, ils s’en sont pris quelques-unes, de pelles, justement… Leurs dix premiers essais auraient fait mourir de rire un bébé de six mois. Après quelques chutes spectaculaires de soldats, de prêtres et de Régulateurs, ces gentilshommes sont revenus à la raison. Depuis qu’ils ont renoncé à solidariser l’ouvrage avec des bouts de ficelle, il y a beaucoup moins de bouillie de Trogites au pied de la falaise. Evidemment, ça leur a remonté le moral…
« Leur dernier pont – encore inachevé – semble assez solide pour supporter le poids de mille hommes. Celui-là doit avoir des entretoises tous les vingt centimètres, je parie !
— Et quand pourront-ils l’inaugurer ?
— Dans deux jours, au maximum. Je les vois déjà se ruer vers le nord en criant : « De l’or, de l’or, de l’or ! » Jusqu’à ce qu’ils tombent sur les tranchées garnies de pieux de Sorgan !
— Il m’a exposé cette brillante idée lorsque je suis passé par son camp. Quand il s’y met, ce type est d’un machiavélisme époustouflant.
— Et d’une efficacité rare ! Avec les pieux empoisonnés plantés au fond des tranchées, nous sommes quasiment sûrs que tous les cléricaux atteindront le mur de Gunda en même temps. Que demander de plus ?
— Rien, mais je vais devoir modifier mon plan original. Reculer d’une ligne de barricades chaque nuit ne laissera pas le temps aux crétins d’Amar d’atteindre le champ de bataille. Ralentis par Sorgan, ils seront plus nombreux face aux monstres, mais le trajet jusqu’au mur aura été plus long. Nos hommes devront tenir chaque ligne deux jours au lieu d’un.
— C’est toi le chef, mon vieux, fit Padan.
— Je ne sais pas si ça suffira, dit Narasan en regardant vers le nord. Et ça m’inquiète un peu…
— Désolé, mais je ne te suis pas…
— A l’endroit où les cléricaux arriveront, des murailles rocheuses empêchent de voir la mer d’or. Il y a un peu de sable jaune sur ces rochers, mais je crains que ça ne soit limite, comme incitation…
— Si l’histoire de Torl est vraie, les glorieux déserteurs d’Amar n’auront pas besoin d’en voir plus. L’important, c’est ce qu’ils découvriront de l’autre côté du mur de Gunda. Là, il faut qu’ils oublient tout sens commun et se précipitent vers les Terres Ravagées sans se soucier des monstres qui les y attendent. La guerre se jouera à ce moment-là, mon ami.
— Alors, espérons que la cupidité prendra le pas sur la logique. Sinon, nous aurons fait tout ça pour rien.