4
S’adapter à la vie militaire ne fut pas un jeu d’enfant. Les membres du clergé dédaignant l’exercice physique, Jalkan était dans une forme déplorable. Cinq kilomètres de course à pied, avant le petit déjeuner, suffirent à régler ce problème en quelques semaines. Mais ce régime était loin de le combler de bonheur…
Quant à l’entraînement à l’escrime, il ne tarda pas à vomir Gunda, l’officier chauve chargé de son instruction.
Avoir payé si cher son grade, selon Jalkan, aurait dû lui valoir le respect de ses pairs. Mais Gunda semblait ignorer jusqu’au sens de ce mot. Chaque fois que son élève commettait une erreur, aussi infime fût-elle, il l’accablait d’injures et le couvrait de ridicule.
Avec le temps, Jalkan devint un peu plus adroit. Pourquoi fiche ? continua-t-il à se demander. Après tout, il était un officier, censé donner des ordres, pas se mêler aux atroces tueries tellement en vogue sur les champs de bataille. Etriper les autres et crever la gorge ouverte était le boulot des soldats, pas des chefs.
Un mois après le recrutement de l’ancien hiérarque, l’armée de Narasan fut grassement payée pour livrer une petite guerre, dans l’est de l’Empire. Selon Padan, un autre gradé, l’affaire serait « modérément déplaisante ».
Eh bien, Padan avait un drôle de sens de l’humour ! Aux yeux de Jalkan, le terme « déplaisant » passa vite pour un sacré euphémisme.
Après un an de service, l’ancien hiérarque, mieux adapté à la vie militaire, commença à l’apprécier. Le général Narasan étant le meilleur stratège de l’Empire, les divers conflits auxquels participaient ses hommes ne duraient pas longtemps, et leur issue ne faisait jamais de doute. A dire vrai, il arrivait souvent que l’ennemi capitule dès qu’il apprenait l’identité du commandant adverse.
Jalkan n’y trouvait rien à redire…
La solde valait le coup et les risques restaient limités. Avec du recul, il lui sembla avoir perdu son temps sous l’habit clérical. En réalité, il était né pour porter l’uniforme.
Alors qu’il finissait sa troisième année de service, le père de Keselo offrit un grade à son cher petit. Au début, Jalkan crut que le jeune aristocrate, assez collet monté, s’entendrait bien avec lui. Mais Keselo garda ses distances. A l’évidence, ses années d’études à l’université de Kaldacin lui avaient fait enfler la tête.
Dans l’Église amarite, Jalkan avait rencontré des prétentieux de ce genre.
Certains hommes, décidément, ne parvenaient pas à accepter que leur éducation ne les plaçât pas au-dessus des autres…
L’ancien hiérarque se désintéressa de Keselo. Après tout, il n’avait pas vraiment besoin d’amis.
Au printemps de la cinquième année de service de Jalkan, un duc du sud de l’Empire fit une proposition alléchante au général Narasan. D’après ce que comprit Jalkan, un vieux baron était mort sans héritier. Depuis, les maîtres des deux duchés adjacents se disputaient le droit d’annexer la baronnie – officiellement pour en faire un « protectorat ».
Las de la dispute, le duc, qui voulait engager Narasan, avait décidé de passer à des mesures plus radicales. Le paiement étant confortable, le général n’hésita pas longtemps.
Jalkan eut quelques doutes. L’hérésie qui avait coûté le trône de Naos à Estarg était née dans le sud de l’Empire. Depuis, le hiérarque déchu se méfiait de tout individu originaire de cette région.
Les événements prouvèrent que cette prudence était justifiée. Le duc ennemi ayant en secret recruté trois armées, le résultat fut un désastre pour Narasan.
Jalkan n’avait jamais vraiment compris la réaction du général. Si douze cohortes avaient été massacrées, on déplorait la perte de très peu d’officiers. Que valaient les vies d’une bande d’hommes du rang parfaitement interchangeables ?
Aussi curieux que ça semble, Narasan avait mal encaissé le coup. Brisant son épée, il avait abandonné l’armée pour embrasser la carrière douteuse de mendiant dans les bas quartiers de Kaldacin.
Jalkan mesura aussitôt le potentiel de cette situation. Beaucoup d’officiers passaient avant lui sur la liste des avancements, mais ce n’était pas un problème. Surtout pour un homme qui connaissait tous les tueurs professionnels régulièrement engagés par les hauts prélats. Quand Gunda, Padan et quelques autres auraient disparu, Jalkan serait le successeur logique de Narasan.
A tout hasard, pour réduire à zéro les risques, il éliminerait aussi Keselo…
Le cœur en fête, l’ancien hiérarque commença à planifier ses futures opérations. Puis il passa aux détails pratiques.
A l’évidence, les soldats de cette armée touchaient des soldes trop élevées. Une fois au commandement, Jalkan réduirait de moitié – au moins – ces émoluments ridicules. Après l’exécution des contestataires les plus actifs, les autres troufions se plieraient aux nouvelles règles. Si tout marchait bien, le général Jalkan gagnerait bientôt autant d’argent, sinon plus, que l’Adnari Estarg en personne.
Et ce ne serait que justice ! Enfin, son horizon s’illuminait pour de bon…
Quelques mois plus tard, Veltan débarqua à Kaldacin. En moins d’une semaine, le plan de l’ancien hiérarque s’écroula comme un château de cartes. De retour au camp, Narasan lui subtilisa sans coup férir son brillant avenir.
Jalkan fit de son mieux pour cacher sa déception. Une mascarade qui ne l’empêcha pas, dès qu’il était seul, de passer son temps à inventer une foule de nouveaux jurons.