Eleria n’avait pas très bien dormi, la nuit précédente. Si sa Vénérée semblait aller mieux, quelques indices laissaient penser que les tourments qui l’avaient poussée à fuir, après l’éruption volcanique provoquée par Yaltar, la torturaient encore.
Le cycle de la Vénérée était proche de son terme. Comme toujours, le besoin de dormir lui obscurcissait l’esprit.
Dans des circonstances normales, ça n’aurait pas été gênant. Hélas, rien n’était normal au Pays de Dhrall, ces derniers temps, et l’heure d’agir avait sonné.
A regret, Eleria comprit que la « récréation » était terminée. Il allait falloir passer aux choses sérieuses.
Les barrières mises en place par Dahlaine – juste avant le réveil des Rêveurs – n’étant pas très solides, Balacenia les abattit sans mal, et la réalité déferla dans sa conscience. Le sentiment de dualité – être deux individus bien distincts – fut d’abord perturbant.
Mais Balacenia, qui n’avait jamais eu d’enfance, se régala des souvenirs d’Eleria, et son amour pour Zelana lui fit monter des larmes aux yeux.
Un temps, elle flotta dans d’agréables limbes. Puis elle s’en arracha et contacta ses frères et sa sœur.
Vash fut le premier à répondre. Rien d’étonnant à cela, puisque Balacenia et lui étaient très liés depuis la création du monde.
— Tu m’as appelé, Eleria ? demanda-t-il d’une voix endormie.
— N’entre pas dans les jeux stupides de Dahlaine ! Contourne ses minables barrières, et la mémoire te reviendra. Alors, tu connaîtras ta véritable identité. Nous devons parler d’un sujet important, et ça n’est possible qu’en rêve. Tu ne voudrais pas que nos « aînés » nous entendent ?
Balacenia entendit Vash crier quand la réalité fit irruption dans son esprit.
— Tu as fait vite, constata-t-elle.
— C’était irréel ! s’exclama son frère.
— Ne te sépare pas de Yaltar, lui conseilla Balacenia. Ses souvenirs t’appartiennent, et c’est tout ce que tu auras jamais en guise d’enfance. A présent, va dans le lieu imaginaire où nous aimions nous rencontrer, et attends-moi. J’y conduirai Dakas et Enalla dès que je leur aurai « ouvert les yeux ».
— Je serai là, chère sœur, promit Vash.
Balacenia contacta Dakas et fut stupéfaite de constater qu’il avait déjà rappelé à lui la réalité. Plus proche de Dahlaine que les trois autres Rêveurs, il avait très vite mesuré à quel point l’aîné de leurs prédécesseurs était manipulateur.
— Où aura lieu la rencontre ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas un lieu, mais un pur produit de l’imagination. Vash et moi l’avons créé pour nous voir tranquillement. Cet « endroit » est bien plus beau que le monde réel. Connecte-toi à Vash, et il te guidera.
— Compte sur moi, grande sœur.
Enalla posa plus de problèmes, car elle s’accrocha obstinément aux souvenirs d’enfance de Lillabeth.
Aracia ayant outrageusement gâté sa Rêveuse, Enalla détestait l’idée de grandir et d’accepter sa véritable identité.
Il fallut du temps, mais Balacenia, grâce à son statut d’aînée des quatre dieux, put exercer la pression requise. Pourtant, sa jeune sœur faisait franchement la tête quand elles rejoignirent leurs frères.
L’endroit où Balacenia et Vash se retrouvaient souvent, durant leur cycle précédent, existait dans leur seule imagination. Et il était rudement plus beau que le reste de l’univers.
Alors qu’une aurore boréale se levait dans un ciel constellé d’étoiles, au-dessus d’une sombre forêt, les quatre Rêveurs qui flottaient dans les airs se gorgèrent de cette splendeur.
— Comment avez-vous fait ça ? demanda Dakas sans cacher sa surprise.
— En combinant nos imaginations, mon frère, expliqua Balacenia. C’était long, mais je crois que ça valait la peine. (Elle regarda autour d’elle et soupira.) Passons aux choses sérieuses… Nous pensons tous que le plan génial de Dahlaine est très dangereux, mais nous ne pouvons rien y faire.
— Tu as raison, ma sœur, dit Vash, son beau visage illuminé par les scintillements de l’aurore. Puisque tu seras l’aînée pendant notre prochain cycle, j’estime que c’est à toi de déterminer la marche à suivre. Dakas, Enalla, vous avez des objections ?
— Je serai ravi de laisser ce fardeau sur les épaules de notre divine sœur. Au cours de notre dernier cycle, il a failli me briser l’échine.
— Je n’ai rien à redire…, fit Enalla en contemplant le merveilleux ciel nocturne. Vous savez, c’est ce que j’ai vu de plus beau dans ma vie…
— Attends de contempler un lever de soleil, dit fièrement Vash.
— J’accepte de prendre les choses en main, déclara Balacenia. Tant que nos prédécesseurs resteront réveillés, il ne faudra pas bouleverser l’équilibre du monde. Bien entendu, en rêve, nous pouvons influencer les forces naturelles sans faire exploser la planète. Mais il serait dangereux d’essayer en état de veille.
— Je continue à penser que Dahlaine a pris des risques insensés, dit Enalla. Le poids supplémentaire aurait pu faire tomber le monde vers le soleil…
— L’autre possibilité n’était pas plus séduisante, ma sœur, rappela Dakas. Le Vlagh, ou la force inconnue qui guide les créatures des Terres Ravagées, viole l’ordre naturel des choses depuis longtemps. Il fallait bien réagir…
— Nous bavardons, intervint Balacenia, et il nous reste peu de temps avant que l’un de nous se réveille. Si nous influençons ouvertement les événements, j’ai peur que le résultat ne soit désastreux. Quand nous rêvons, presque tout nous est possible, mais ça cesse dès notre réveil. A ce moment-là, quoi qu’il arrive, nous devons subir la tempête jusqu’à ce que l’un d’entre nous se rendorme.
— La solution est simple, grande sœur, fit Vash avec un sourire éblouissant. Il faut que l’un de nous dorme, quel que soit le moment de la journée. Les Extérieurs appellent ça « s’assoupir pendant la garde », et on croirait que c’est un péché mortel. Inversons le processus. Nous baptiserons ça : « monter la garde pendant qu’on dort ». Si chacun de nous sommeille six heures sur vingt-quatre, nous serons protégés en permanence.
— C’est une bonne idée, Balacenia, dit Enalla. De temps en temps, Vash est un vrai génie. Pas souvent, mais bon…
— Si tu étais un peu gentille, ma sœur ? suggéra Balacenia.
— Je le suis toujours, même si c’est terriblement ennuyeux. La gentillesse n’est pas très amusante…
— A ta place, je ne dirais pas ça devant Aracia, conseilla Dakas. Une horde de gros prêtres assommants comme la pluie lui tournent en permanence autour. Si tu l’orientes vers la « méchanceté », son culte risque de partir en quenouille.
— Il lui arrivera pire que ça dès qu’Aracia s’endormira, déclara Enalla. Ces prêtres obèses et paresseux me donnent la nausée. Dès le début de mon cycle, j’écrabouillerai ces absurdes temples. Puis je dirai à ces crétins de disparaître à jamais de ma vue. Voilà qui les obligera à se chercher un travail honnête, pour changer un peu…
— Je crois que Vash a trouvé la solution à nos problèmes, dit Balacenia. Celui des quatre qui dormira pourra riposter instantanément aux attaques du Vlagh. A l’évidence, notre ennemi a attendu la fin du cycle de nos prédécesseurs pour passer à l’offensive. Des adversaires un peu gâteux, quoi de plus agréable ? Par moments, je dois secouer Zelana pour obtenir une réaction – souvent insatisfaisante. Avez-vous remarqué des comportements similaires chez vos « tuteurs » ?
— Dahlaine est parfois bizarre, ces derniers temps, confirma Dakas. Il lui arrive d’oublier que Longue-Griffe et moi sommes en quelque sorte des frères, et il confond le nom de certains chefs, dans les villages.
— Veltan semble en pleine forme, fit Vash, un rien dubitatif. Cela dit, il a tendance à radoter. Je ne supporte plus de l’entendre raconter son séjour sur la lune. Mais Ara m’a conseillé de prendre mon mal en patience…
— Tu aimes beaucoup Ara, n’est-ce pas ? demanda Enalla.
— Tout le monde l’adore. Omago est l’homme le plus heureux du monde, c’est sûr…
— Elle cuisine merveilleusement bien, approuva Dakas. Nos tuteurs sont ignares en gastronomie…
— Comme nous l’étions jusque-là, rappela Enalla. Dire que nous avons méconnu un des plus grands plaisirs de la vie !
— Aracia n’a pas de troubles du comportement ? demanda Balacenia à sa sœur.
— Elle est plus irritable que d’habitude, répondit Enalla. Pour l’amadouer, les prêtres multiplient les cérémonies pompeuses.
— Apparemment, ils déclinent tous un peu, conclut Balacenia. En temps normal, ce ne serait pas grave. Mais une guerre fait rage. Il va falloir nous en mêler – subtilement, bien sûr – et couvrir leurs arrières. En quelques occasions, j’ai dû m’adresser directement à Arc-Long pour que les choses soient faites.
— Le convaincre d’agir doit être encore plus difficile que de ramener Zelana à la raison, dit Vash.
— C’est une affaire plutôt délicate, admit Balacenia. (Elle plissa le front.) Nous allons devoir rester en contact davantage que d’habitude, je crois… Le Vlagh aime les surprises, et il faudra répliquer immédiatement. Dahlaine nous a fait un rapport sur ton rêve, Dakas… Tu penses qu’il avait tout compris ?
— A peu près… Cela dit, je ne saisissais pas tout moi-même, quand je me suis réveillé. Cette affaire de seconde invasion me dépasse… (Il regarda Vash.) Je croyais que les Trogites travaillaient pour Veltan.
— Et c’est le cas. Du moins pour l’armée de Narasan. Veltan ne m’a pas raconté en détail comment il a réussi à recruter des mercenaires dans l’Empire trogite. J’ignore de quelle façon les choses se passent là-bas.
Se tournant vers l’est, Balacenia vit une faible lueur apparaître à l’horizon.
— Ce sera bientôt le matin, annonça-t-elle, et la plupart d’entre nous se réveilleront. Moi, je resterai ici au moins jusqu’à midi. Il faut que je réfléchisse. Je doute qu’il y ait si vite une urgence, mais vous saurez où me trouver, en cas de besoin.
— Quand tu voudras qu’on te relaie, appelle-moi, proposa Dakas. Je peux m’endormir à n’importe quel moment de la journée. Un des avantages d’avoir grandi avec des ours…
— A ton réveil, préviens-moi, dit Enalla. Je dormirai quelques heures, puis je passerai le flambeau à Vash. Ensuite, ce sera de nouveau le tour de notre sœur.
— Encore une chose, avant de nous séparer, fît Balacenia. Quand vous parlez avec nos « aînés », soyez très prudents. Vash et moi avons gaffé en nous appelant par nos vrais noms. Si ces incidents se multiplient, nos « oncles » et nos « tantes » auront des soupçons. Laissons-les s’assoupir paisiblement. Aucun de nous ne veut qu’ils sachent que nous sommes réveillés.
Tous acquiescèrent. Puis ils disparurent du monde imaginaire.
Alors que l’horizon, à l’est, continuait à s’éclairer, Balacenia se laissa dériver dans la superbe aurore boréale. Quand le soleil apparut enfin, colorant le ciel de pourpre, elle sentit son cœur se serrer. La Vénérée allait très mal, et sa détresse pesait lourdement sur la partie « Eleria » de sa conscience…
Alors, un événement qui aurait dû être impossible se produisit. Une silhouette de femme se découpa dans la lueur de plus en plus vive de l’aube et avança lentement vers Balacenia.
Dans un lieu qui n’existait pas, sinon au sein de son imagination et de celle de Vash !
— Tu as pris une excellente initiative, ma chérie, dit-elle d’une voix mélodieuse.
Balacenia reconnut sans peine sa visiteuse. Etrangement, elle ne fut pas surprise qu’Ara ait ainsi jailli de nulle part.
Inclinant la tête, elle salua poliment la superbe épouse d’Omago.
— Je veux te demander quelque chose depuis longtemps et le moment me semble parfait. L’endroit aussi, d’ailleurs… J’ai toujours eu le sentiment de t’avoir déjà rencontrée. C’est la vérité, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Ara avec un doux sourire. Mais c’était il y a très longtemps, même pour toi.
Elle tendit les bras, et Balacenia, comme par réflexe, vint s’y blottir.
— Tu fais ce qu’il faut, mon enfant, dit Ara en l’étreignant tendrement. Je n’étais pas persuadée que l’idée de Dahlaine marcherait. Mais tu gères si bien la transition que rien n’a trahi ce qui se passait, au moment où tu as soudain eu conscience de ta véritable identité.
— Je me suis dit que le plan de Dahlaine n’allait pas assez loin… Cette idée est d’abord née dans l’esprit de la Rêveuse. En fait, mes actes m’ont été soufflés par ma composante « Eleria ». Elle savait que les quatre Rêveurs auraient besoin d’aide, alors elle m’a appelée. Jusque-là, personne ne m’avait jamais réveillée, et ses souvenirs d’enfance m’ont émue jusqu’aux larmes.
— Reste sur tes gardes quand Eleria te fait du charme, conseilla Ara. Sur bien des points, elle est toi, si tu vois ce que je veux dire, mais elle a ses… idiosyncrasies. Peut-être à force de vivre et de jouer avec des dauphins. Tu t’y feras, mais il faudra du temps. En attendant, veille sur Zelana. Elle ne va pas bien, en ce moment…
— Mais elle se rétablira, j’espère ?
— Pas dans ce cycle, chère Balacenia. Le moment où elle s’endormira approche bien plus vite que Dahlaine ne l’avait prévu. Heureusement, je peux me charger de ce problème. Cajole ta Vénérée et garde-la en sécurité. Le reste est de mon ressort. A présent, retourne dans tes limbes, ma chérie. Demain est un autre jour.
Balacenia s’éveilla et se retrouva dans le lit d’Eleria.