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Au début de l’été, la flotte de Maags et de Trogites quitta le Domaine de Zelana pour rallier celui de Veltan. Skell s’inquiéta moins que d’habitude, puisque les tempêtes étaient plutôt rares en cette période de l’année.

Après qu’ils eurent franchi une frontière immatérielle, le Maag remarqua que le Domaine du Sud était essentiellement agricole. Des montagnes se dressaient au nord du territoire, mais très loin de la côte…

L’armada mit le cap sur l’est quand elle atteignit la côte sud du Pays de Dhrall. Puis elle bifurqua vers le nord et longea un rivage déchiqueté.

Le chalutier de Veltan faisait office de poisson-pilote. Son équipage – Arc-Long, Barbe-Rouge, Lièvre et Keselo – cherchait à l’évidence des points de repère. Dès qu’il les eut trouvés, le petit bateau vira de bord et accosta sans crier gare. Lâchant un chapelet de jurons, Skell souffrit dans sa chair quand le pauvre Requin, en grinçant de toutes ses planches, changea abruptement de cap sous la main experte de Grock.

Au-delà d’une plage de sable blanc étonnamment propre, des champs cultivés d’un vert éclatant montaient en pente douce vers les terres. Un paysage splendide, il fallait en convenir, même si rien, aux yeux de Skell, n’égalait la splendeur de la mer.

Prudent, il ordonna à ses marins de jeter l’ancre à bonne distance de la plage. Le tirant d’eau du Requin était supérieur à celui du chalutier, et son capitaine n’avait aucune envie de prendre des risques.

Le général Narasan et ses officiers gagnèrent la rive à bord d’une chaloupe. Sorgan fit de même, attentif à rester quelques longueurs en arrière. Intrigué, Skell comprit que son cousin s’efforçait de se montrer poli.

— Quelle mouche le pique ? marmonna-t-il.

A force de fréquenter les Trogs, leurs stupides coutumes avaient dû déteindre sur Bec-Crochu…

Skell confia le commandement à Grock. Puis il fit mettre un canot à l’eau, histoire de savoir ce qui se passait. Arrivé sur la plage, il se tint un peu à l’écart et tendit l’oreille.

Sorgan et les Trogs semblaient surpris qu’Omago, un fermier, ait levé une armée de paysans pour participer à la défense du Domaine. Skell n’apprécia pas vraiment cette initiative. Si les Dhralls pouvaient se défendre seuls, pourquoi Zelana et sa fratrie avaient-ils recruté des mercenaires dans d’autres pays ?

Veltan proposa de montrer sa « salle de la carte en relief » aux nouveaux venus. Skell se souvint que les Trogs avaient jugé très utile la maquette en argile fabriquée par Barbe-Rouge, à Lattash.

Sorgan laissa partir les autres et fit signe à son cousin.

— Tu devrais rester ici, dit-il. Empêche nos gars de se balader partout, tu veux bien ? Inutile d’avoir les mêmes ennuis qu’à Lattash…

— Je m’en passerais volontiers, soupira Skell. Je dirai aux autres capitaines d’interdire à leurs hommes de débarquer. Rien ne prouve que nous nous battrons dans le coin, de toute façon. S’il faut aller plus loin, éviter de rembarquer tout le monde nous fera gagner du temps.

— A l’évidence, convint Bec-Crochu.

 

De retour sur le Requin, Skell chargea Grock et Baldar de transmettre les ordres de Sorgan aux autres capitaines.

Approchant du Sequin, il monta à bord et prévint son frère qu’ils se mettraient en mouvement d’ici peu.

— Sorgan semble un peu moins stupide, dit Torl alors qu’ils admiraient un splendide coucher de soleil, campés à la proue du drakkar. Ce coup-ci, il sera peut-être inutile de fouetter la moitié de nos capitaines.

— Avec cette affaire, je me suis fait pas mal d’ennemis, concéda Skell. Mais si je n’avais pas sévi, les archers nous auraient tous massacrés.

— Que se passe-t-il sur la plage ? demanda soudain Torl en désignant le Trog vêtu de cuir noir qui traînait vers l’eau un de ses compatriotes couvert de chaînes.

Skell plissa les yeux.

— On dirait que c’est Padan…

— Pourquoi a-t-il un prisonnier avec lui ?

— Comment le saurais-je ? Un des Trogs a dû contrevenir au règlement.

— Tu as sans doute raison… Les Trogs ont des lois pour tout. Dans leur armée, c’est le chef qui décide du rythme cardiaque, du nombre de battements de cils et du cycle respiratoire des soldats. De vrais maniaques !

— Disons qu’ils sont pointilleux à l’extrême, modéra Skell. C’est sûrement une broutille, mais nous devrions peut-être aller interroger Padan…

Le Trogite sortait de la cale quand la chaloupe de Skell se colla contre la coque du navire amiral.

— Padan, tu as du nouveau pour nous ?

— Oui. Nous venons d’avoir un sacré coup de chance !

— Vous avez trouvé de l’or ? demanda Torl.

— Quasiment, mon ami… Avez-vous rencontré Jalkan, l’ancien prêtre, pendant la guerre de Lattash ?

— Assez souvent pour nous efforcer de l’éviter, oui, répondit Torl.

— Une réaction très répandue, à vrai dire… Le meilleur ami de Veltan, Omago, est marié à une beauté qui cuisine divinement bien. Alors que nous regardions la carte en relief, elle est venue annoncer que le repas était prêt. Jalkan l’a reluquée, puis il a lancé un « compliment » qui a manqué faire défaillir le général Narasan, Furieux, Omago a cassé quelques dents au malotru…

— Je regrette d’avoir raté ça, soupira Torl.

— Attends la suite ! Jalkan a braillé qu’on devait punir sur-le-champ le paysan, coupable d’avoir outragé un officier – bref, une sorte de demi-dieu. Le général lui a fauché la divinité sous les pieds en le dégradant sans tambour ni trompette. Puis il m’a ordonné d’enchaîner le salopard et de le propulser jusqu’à la plage à grands coups de botte dans les fesses.

— Si tu as du mal à lever la jambe, proposa Torl, je veux bien prendre le relais. A nous trois, nous lui ferions parcourir le chemin plusieurs fois avant la tombée de la nuit.

— Et si on pariait sur le nombre d’allers-retours ? proposa Skell, tout sourires.

— Je ne crache jamais sur un pari, répondit Padan. Mais il faudra définir des règles. Un enjeu spécial pour le coup de pied le plus long, et un bonus pour celui qui le fera décoller le plus haut.

— Ça sera plus amusant que de regarder la marée monter et descendre, admit Torl. Cela dit, ce truc risque de nous lasser vite. Quand il ne sera plus drôle, offrons des funérailles dignes de lui à ce chien, et laissons-le pourrir dans un trou puant.

— Il n’est pas encore mort, mon vieux, rappela Padan.

— Sans blague ?

 

Sorgan convoqua Skell dans la salle de la carte, où il l’informa que Nanton, un berger, lui montrerait un chemin qui contournait les Chutes de Vash.

— Narasan et moi t’avons choisi pour diriger la mission, cousin.

— Et une nouvelle corvée pour le brave Skell !

— N’en fais pas une affaire, veux-tu ? Tu devras étudier le terrain et repérer la voie d’invasion probable. Ensuite, tu détermineras le meilleur endroit où construire des fortifications…

— Tu veux aussi m’apprendre à enfiler ma chemise, cousin ? grogna Skell, excédé.

— Ferme-la un peu ! explosa Sorgan.

— Il fait ça souvent ? demanda Narasan, amusé.

— Tout le temps. Cet idiot se croit drôle, mais je ne me tiens plus les côtes depuis longtemps.

— Selon toi, quand Gunda arrivera-t-il avec le reste de l’armée ?

— C’est difficile à dire… Le gros de la troupe est sous les ordres d’Andar, un colonel très compétent. Il saura comment agir quand Gunda lui transmettra l’ordre du départ. Le problème, c’est de trouver assez de bateaux pour transporter quatre-vingt mille hommes. Les prévisions restent vagues, mais Gunda trouvera un moyen de nous avertir, dès qu’il en saura plus…

— En attendant, je suis sûr qu’on ne s’ennuiera pas. Le bébé-carte de Veltan ne m’inspire pas confiance. Je me sentirai mieux quand Skell aura exploré le vrai terrain.

— Le bébé-carte ? répéta Narasan.

— J’ai dû passer trop de temps avec Eleria, à Lattash, soupira Sorgan.

— Bien, lança Skell, inutile d’attendre Gunda pour se mettre en route ! Torl et moi allons jouer les éclaireurs. Laissez-nous quelques jours, et nous saurons où construire les fortifications. Alors, vos gars pourront nous rejoindre et commencer le boulot. Quand Gunda arrivera, les fondations seront terminées, et ses soldats achèveront l’ouvrage.

— Que penses-tu de ce programme, Narasan ?

— Il me convient…

— Skell, tu amèneras au moins cinq équipages, je suppose ?

— Arrête de délirer, Sorgan ! Les hommes de Torl et les miens suffiront amplement. Je ne vais pas envahir un empire, cousin. Pour du repérage, une force réduite est plus rapide et plus discrète. Je sais ce que j’ai à faire. Ne traîne pas dans mes pattes et laisse-moi travailler.

 

Skell et Torl levèrent l’ancre le lendemain à l’aube, essentiellement pour empêcher Sorgan de leur adjoindre de force quatre ou cinq drakkars supplémentaires. Etrangement, sa devise semblait être : « Plus on est de fous plus on rit. » Dans leur jeunesse, ils s’étaient souvent disputés à ce sujet.

Les deux frères estimaient qu’il leur faudrait deux jours pour atteindre l’embouchure de la rivière Vash.

Pendant le voyage, Skell tenta de faire plus ample connaissance avec Arc-Long. Les événements de Lattash démontraient que l’archer en savait plus long que quiconque sur leurs ennemis, et cela le rendait extrêmement précieux.

Vers la fin d’après-midi, le premier jour, Skell rejoignit le Dhrall à la proue du Requin.

— A Lattash, je me suis surtout occupé des fortifications, dit-il. Du coup, j’ignore presque tout de nos adversaires. Il paraît que tu es un expert reconnu des monstres du Vlagh. Tu veux bien me renseigner un peu ?

— Avant tout, n’oublie jamais que ces créatures ne connaissent pas la peur.

— Tu veux dire qu’elles sont courageuses ?

— Cet adjectif ne convient pas, mon ami. « Stupides » semble plus proche de la réalité, mais un peu lapidaire. Individuellement, ces monstres sont dépourvus d’intelligence. Ils exécutent les ordres du Vlagh, même s’ils sont irréalisables.

— « Stupides » paraît très bien, dans ce cas…

— Leurs esprits ne fonctionnent pas comme les nôtres. Sans doute parce qu’ils n’en ont pas, en un certain sens… Le groupe sait tout ce que chacun de ses membres sait, et les décisions sont prises par la conscience collective. Ce-Qu’On-Nomme-Le-Vlagh est le centre de ce cerveau commun. Il donne des consignes et ses serviteurs tentent de les appliquer, quitte à crever jusqu’au dernier.

— C’est de l’imbécillité pure, non ?

— De notre point de vue, mais pas du leur… Bien sûr, ils n’ont pas conscience de leur mortalité. Ils se croient éternels et indestructibles.

— Comment as-tu appris tout ça ?

— Un chasseur cherche toujours à se mettre à la place de sa proie, Skell. S’il n’y parvient pas, il ne mange pas souvent. (Le Dhrall contempla un moment les eaux que la proue du Requin ourlait d’écume.) Tu as passé presque toute ta vie sur le beau visage de Notre Mère l’Eau, je crois ?

— C’est assez courant, pour un marin…

— Tu pêches souvent ?

— Ça m’arrive, oui…

— Au bout de ton hameçon, tu accroches un appât qui plaît au poisson pas vrai ?

— C’est préférable, si on veut que ça morde.

— Donc, un bon pêcheur sait réfléchir comme un poisson…

— Je n’avais jamais considéré ça sous cet angle, mais c’est bien vu… Quelle sorte d’appât marche avec les hommes-serpents ?

— J’ai toujours eu de bons résultats avec les gens…

— Les gens ? s’indigna Skell.

— Ne t’emballe pas, l’ami ! Quand on met des humains en face des monstres, ils chargent à l’aveuglette, et on peut tranquillement les cribler de flèches. Les serviteurs du Vlagh ne savent pas ce qu’est un arc. Du coup, ils ne comprennent pas pourquoi leurs camarades tombent comme des mouches. Il y a d’autres tactiques, mais les gens restent le meilleur appât. Les crues et les volcans marchent bien aussi. Hélas, on n’en a pas toujours sous la main. De toute façon, rien ne vaut la simplicité !

 

Ils atteignirent leur destination en fin d’après-midi, le lendemain. Nanton, l’ami barbu d’Omago, les attendait sur la rive, au nord de l’embouchure de la rivière.

Skell et Omago gagnèrent la terre ferme dans une chaloupe.

— Tous vos hommes nous accompagneront ? demanda le berger quand le mari d’Ara eut fait les présentations.

— Pendant le voyage, répondit Skell, j’ai réfléchi à tout ça… Une dizaine de gars suffiront pour aller jeter un premier coup d’œil. L’essentiel sera de bien baliser la piste, pour le gros de nos forces. Tu as aperçu des monstres, Nanton ?

— Pas cet été… Au printemps, certains sont venus fouiner dans le coin et poser des questions. Mais on ne les a plus revus.

— Ils savent parler ? s’étonna Skell.

— Ceux que j’ai rencontrés, en tout cas… Ils prétendaient être des colporteurs, mais je n’ai pas gobé leurs fadaises.

Skell sonda la rivière.

— Les Chutes de Vash sont loin d’ici ?

— Deux fois la distance que vous avez déjà parcourue… Mais la rivière deviendra impraticable avant, et il faudra continuer à pied.

— Compris… Nous ramerons tant que ce sera possible. Ensuite, je te suivrai avec une dizaine d’hommes. Dès que nous aurons repéré le terrain, j’enverrai quelqu’un chercher le reste des gars et les guider jusqu’au haut plateau.

— C’est un bon plan, admit Nanton.

— Tes moutons sont là-haut ? demanda Omago au berger.

— Pour le moment, oui… Mais s’il doit y avoir une guerre, je les conduirai en sécurité.

— On dirait que tu connais bien ces montagnes, l’ami, dit Skell.

— L’été, j’y passe tout mon temps. En automne, je fais redescendre le troupeau…

— Pourquoi te donner tout ce mal ? Il y a de l’herbe dans les plaines.

— Sans doute, mais elle est meilleure en altitude. Et ça m’évite de chasser mes pauvres moutons des champs cultivés. Les paysans voient rouge quand des ovins affamés fondent sur leurs cultures.

— Je me demande bien pourquoi, fit Skell sans l’ombre d’un sourire.