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Devant tant d’injustice, Jalkan se sentait mortellement outragé. Ses droits et ses privilèges d’officier avaient été foulés au pied, et aucun de ses pairs n’avait osé protester !
A présent, tout était limpide. Narasan lui avait vendu un grade afin de mettre la main sur son or. Dans la demeure de Veltan, il avait saisi l’occasion de le chasser de l’armée – un stratagème idéal pour s’approprier tous les lingots.
Rongé par le ressentiment, l’ancien hiérarque n’avait plus qu’une idée en tête : la vengeance.
En réfléchissant, il trouva vite une solution désarmante de simplicité. Très lié à certains membres du haut clergé amarite, il savait que le mot « or » leur ferait aussitôt tendre l’oreille. Mais pour obtenir leur aide, il devrait montrer le métal précieux…
Par bonheur, l’obstacle n’avait rien d’infranchissable. En un rien de temps, il mettrait la main sur plus d’or qu’aucun prêtre, aussi puissant fût-il, n’en avait jamais vu en une seule fois.
Pour l’heure, il était toujours à fond de cale, sur le vaisseau amiral de Narasan. Rien d’inéluctable là non plus ! Lors de son noviciat, il avait souvent dû se colleter à des portes verrouillées. Et les serrures de ses fers n’étaient pas si complexes que ça.
Bien que Padan l’eût fouillé, il lui restait pas mal de petites armes. Par exemple, la minuscule dague glissée dans sa botte droite. Pendant des années, au temple, cette lame était venue à bout de maintes portes closes.
La liberté lui tendait les bras !
S’il demeurait au Pays de Dhrall, s’évader ne lui servirait pas à grand-chose. Mais la solution de ce problème-là mouillait non loin de sa prison…
Jalkan sourit. Il existait bien une justice immanente. Face à Narasan, Veltan n’était pas intervenu en sa faveur… Et ce crétin adorait son chalutier !
Quand le moment lui parut propice, l’ancien hiérarque retira sa botte, récupéra la dague et se débarrassa des fers qui l’entravaient. Collant une oreille à la cloison de sa prison, il attendit que le silence de la nuit tombe sur le bateau.
Une fois sorti de la cale, il gagna le pont supérieur, resta un moment tapi dans les ombres, puis se dirigea vers la cabine de Narasan. Une fois de plus, « travailler » la serrure fut un jeu d’enfant.
Le coffre étant toujours ouvert, il lui suffit de soulever le couvercle pour s’emparer d’un des lingots.
Il en récupéra un deuxième, puis s’immobilisa, paralysé par un nouveau dilemme. Pour rejoindre le chalutier, il devrait nager, et l’or pesait lourd. Avec les dix lingots, il coulerait comme une pierre.
Le cœur brisé, il décida de s’en tenir à deux.
Morose, il sortit de la cabine, déroula une échelle de corde et descendit le long de la coque.
L’eau était glaciale… Garder la tête à l’air libre, avec son chargement, lui coûta de gros efforts. Epuisé et mort de froid, il atteignit enfin le chalutier, grimpa à bord et se laissa tomber sur le pont, où il attendit d’avoir repris son souffle.
Ensuite, avec un de ses petits couteaux, il lutta plus d’un quart d’heure pour couper la corde de l’ancre. Quand ce fut fait, il éclata de rire.
Libre, enfin !
Il s’assit sur le banc central, mit les rames en place et se dirigea vers le large.
Peu avant l’aube, s’estimant assez loin de la flotte, il abandonna les rames et hissa la voile du navire.
Avec un vent favorable, barrer en direction du sud – et de la fortune ! – fut d’une facilité réconfortante.
Incrédule, l’Adnari Estarg contemplait les deux lingots que Jalkan venait de lui remettre.
— Pourquoi fondent-ils leur or ainsi ? demanda-t-il. Des pièces ne seraient pas plus pratiques ?
— Ces sauvages ignorent la monnaie, Seigneurie. A mon avis, ils ne savent rien de la valeur du « métal jaune », comme ils l’appellent. Cela dit, ils feraient de très bons esclaves.
— De très bons convertis, Jalkan, corrigea Estarg.
— Ça ne revient pas au même ?
— C’est plus joli, et si nous évitons les dérives sémantiques, notre saint Udar IV n’y verra que du feu.
— Il est toujours vivant ? s’étonna Jalkan. Avant le départ de la flotte pour le Pays de Dhrall, j’ai entendu dire que le haut clergé avait décidé de l’éliminer.
— Il est entouré de fanatiques et nos tueurs ne parviennent pas à l’approcher. Ton Pays de Dhrall, mon ami, semble être l’occasion que j’attendais. On y trouve de l’or et des milliers d’esclaves potentiels. Tout ça me plaît, mais j’aime encore plus la notion de « distance ».
— J’ai peur de ne pas vous suivre, Seigneurie…
— Le Naos a fourré ses sales pattes dans la bourse de tous les hommes d’Église. Bref, il nous détrousse ! Sa fonction l’autorise à s’approprier une part équitable de nos biens, mais sa conception de l’équité dépasse tout ce que j’ai connu. Comme il a des espions partout, impossible de dissimuler le plus petit profit ! D’après ta description, le Pays de Dhrall est assez loin pour qu’il ne nous cherche plus des poux dans les cheveux. Nous verrons ce que nous réserve l’avenir, mais je sens qu’un schisme se profile. Notre nouvelle Église adorera encore Amar, mais elle n’enverra plus un sou à Kaldacin. Les marchands trogites seront les bienvenus chez nous, à l’inverse des émissaires d’Udar IV, fauchés par de déplorables accidents dès qu’ils poseront un pied sur nos plages. En dix ans, nous aurons coupé tous nos liens avec l’Empire et son Église, et nous volerons de nos propres ailes.
— Le Naos vous excommuniera, je suppose ?
— Il essaiera, mais nous ignorerons ses proclamations et nous tuerons tous les Régulateurs qu’il nous enverra. Au bout du compte, il comprendra le message. Combien de soldats nous faudra-t-il, Jalkan ?
— J’ai réfléchi pendant mon voyage… Cinq corps d’armée seront un minimum. Avec un demi-million d’hommes, nous occuperons la zone sud du Domaine de Veltan. Ce sera un bon point de départ. Veltan s’attend à une attaque venue du nord. Il ne détournera pas beaucoup de troupes de ce front pour nous combattre…
— D’accord pour cinq, dit l’Adnari. S’il nous en faut plus, nous recruterons à tour de bras.
— Je croyais qu’Udar avait la mainmise sur le trésor de l’Église.
— Il l’a, mais quand il a usurpé le saint-fauteuil, les coffres n’étaient pas très pleins. Dès que j’ai entendu parler des douze armées qui marchaient sur Kaldacin, je me suis chargé de les vider. Le trésor est en lieu sûr. Personne ne sait où, à part moi. (L’Adnari se tut, pensif.) Nous ne t’avons pas fait un procès équitable, mon pauvre ami… Et je n’ai pas été… hum… très loyal.
— Vous n’aviez pas le choix, Seigneurie. Le nouveau Naos s’efforçait de purger l’Église de tous ses membres nés ailleurs qu’au sud de l’Empire. Si vous ou un de vos pairs aviez pris ma défense, vous auriez fini enchaînés à un poteau, à côté de moi.
— Nous te récompenserons d’avoir découvert le Pays de Dhrall, Jalkan.
— Je n’en doute pas un instant, Seigneurie. Etant le seul en mesure de vous y conduire, j’ai une valeur inestimable.
L’Adnari foudroya son interlocuteur du regard.
— Vous pensiez que c’était gratuit, Seigneurie ? Que diriez-vous de vingt pour cent ?
— Vingt pour cent de quoi ?
— De tout : l’or, les esclaves, le pays…
— C’est de l’extorsion de fonds ! s’indigna Estarg.
— Une offre à prendre ou à laisser ! Si vous ne jouez pas selon mes règles, je risque d’oublier le chemin du Pays de Dhrall. Je ne fais plus partie de l’Église et rien ne me force à vous obéir. Donc, c’est moi qui distribue les cartes.
Devant la consternation de l’Adnari, Jalkan eut chaud au cœur pour la première fois depuis un bon moment.
Confortablement installé dans une chaise à porteurs, Jalkan se dirigeait vers Castano. En chemin, il réfléchissait au point capital de toute l’affaire – à savoir sa sécurité. Certain que les hauts prélats recrutés par Estarg le jugeraient surnuméraire dès qu’il les aurait conduits au Pays de Dhrall, il devait trouver un moyen de rester indispensable au succès de l’opération.
La solution était simple, comme toujours. Seul membre de l’expédition à avoir vu la carte de Veltan, il connaissait la localisation des Chutes de Vash, le site des mines d’or. Donc, on ne se débarrasserait pas de lui dès que les côtes du Domaine de Veltan seraient en vue.
Les mines conquises, le problème se reposerait. Et là, trouver une riposte adéquate n’était pas si simple.
Celle qui s’imposait – engager une horde de gardes du corps – ne le satisfaisait pas. Payer ces mercenaires lui coûterait une fortune. Et s’il tentait de les escroquer, ils l’abandonneraient ou se retourneraient contre lui…
Se protéger et défendre ses biens risquait d’être ruineux.
Jalkan soupira de frustration. Etre riche n’avait pas que des avantages.
— Bah, murmura-t-il, résigné, le prix de la gloire et de la puissance est élevé… Quoi de plus normal ? Ça reste plus agréable que d’être pauvre et malade.