3
Comme on le sait, les plans les mieux conçus des Adnaris et des hiérarques ne se réalisent pas toujours.
Tout individu sensé ne doute pas que Kaldacin, selon la volonté d’Amar, est le centre du monde et l’unique siège du pouvoir séculier. Hélas, les hérétiques dépourvus de sens commun sévissent partout dans l’univers. Ceux de l’Empire, regroupés dans le Sud lointain, refusaient depuis toujours de se plier aux exigences du divin Amar. En son infinie sagesse, Amar, comme tout le monde aurait dû le savoir, avait désigné l’Adnari Estarg pour succéder à Parok VII sur le saint-fauteuil du Naos. Sans consulter quiconque, les Méridionaux contestataires choisirent un Oran quasiment inconnu, Udar, et décidèrent qu’il exercerait le pouvoir suprême.
Les prélats de Kaldacin trouvèrent l’affaire amusante. Devant sa colossale absurdité, ils se tordirent de rire des jours entiers.
Jusqu’à ce que douze corps d’armée, venus du Sud, encerclent la capitale.
Jugeant l’initiative inamicale, les citoyens demandèrent de l’aide aux chefs militaires dont les camps se dressaient à l’intérieur de leur cité.
Tous se rangèrent à l’opinion du général Narasan, qui déclara, catégorique : « Nous ne nous mêlons pas des querelles religieuses. »
— Qu’allons-nous faire ? gémirent les autorités civiles et ecclésiastiques.
— Je suggère une reddition sans condition, répondit Narasan. Mais bien entendu, ça vous regarde…
Sur ces fortes paroles, il se détourna et s’en fut.
Le gouvernement impérial s’écroula peu après. Sans rencontrer de réelle résistance, les armées du Sud franchirent les portes de la ville, investirent le palais de l’Empereur et s’emparèrent du temple principal de l’Église amarite.
Les hérétiques délivrèrent plusieurs ultimatums à la hiérarchie « légitime » du culte. Bien que courtoisement tournés, ces textes n’y allaient pas par quatre chemins. Et leur sens ne risquait d’échapper à personne.
« Si vous n’obéissez pas au doigt et à l’œil, nous vous tuerons tous. »
La cérémonie qui éleva un inconnu au rang de Naos dura moins d’une demi-heure. Le discours d’acceptation d’Udar IV fut encore plus bref.
« Amar m’a chargé de purifier son Église, et je lui obéirai. Quiconque tentera de m’en empêcher finira six pieds sous terre. »
A cet instant, un frisson glacé courut le long de l’échine de Jalkan.
— Quelqu’un veut-il prendre la défense de cet infâme mécréant ? demanda le juge amarite en toge de cérémonie.
Sur ces mots, il jeta un regard méprisant à Jalkan…
… qui se tourna vers son très cher ami, l’Adnari Estarg.
Le saint homme baissa les yeux, ruinant les derniers espoirs de l’accusé.
— On dirait bien que non, déclara le magistrat. Hélas, nos lois interdisent l’exécution d’un membre du clergé, même d’un rang inférieur. En conséquence, cette cour ordonne que Jalkan soit conduit sur-le-champ en place publique, où il recevra cinquante coups de fouet. Ensuite, il sera chassé de l’Église. Jusqu’à la fin de ses tristes jours, aucun fidèle d’Amar ne devra lui adresser la parole, et encore moins lui offrir le gîte ou le couvert. A présent, qu’on éloigne cette vermine de ma vue !
Les Régulateurs arrachèrent ses vêtements au condamné, l’enchaînèrent à un poteau, au milieu de la place, et le fouettèrent avec enthousiasme au mépris de ses cris de douleur et de ses supplications.
Quand ils le détachèrent, Jalkan récupéra ses habits et s’éloigna sous les quolibets de la foule venue assister à son châtiment.
Couvert de sang, des larmes ruisselant sur les joues, il se réfugia dans une ruelle étroite et se rhabilla en égrenant un chapelet de jurons. Tout marchait si bien, avant l’arrivée de ce foutu usurpateur ! A présent, ses efforts étaient réduits à néant…
L’Adnari Estarg l’avait laissé tomber pour sauver sa propre peau. Un choix que Jalkan pouvait comprendre…
En réalité, il s’en fichait, car il avait d’autres préoccupations en tête. Par exemple, retourner assez vite dans sa cellule, au temple, pour récupérer sa garde-robe et ses biens avant que son bannissement soit de notoriété publique. Il y avait surtout, sous son lit, une bourse qu’il ne pouvait abandonner à la cupidité de ses anciens coreligionnaires. Cet argent lui sauverait la mise. Sans lui, il n’aurait plus d’avenir.
Par bonheur, le novice chargé de monter la garde devant la porte du dortoir était à moitié soûl. Après avoir salué Jalkan, il le laissa entrer sans lui poser de question.
Le hiérarque déchu rendit son bonjour à l’abruti et fila dans sa cellule.
Une fois entré, il soupira de soulagement. Pour le moment, on n’avait touché à rien. Dès que sa disgrâce serait connue, il n’en doutait pas, ses « camarades » s’empresseraient de piller les lieux.
Grimaçant de douleur, Jalkan rampa sous son lit et retrouva à tâtons la chaussure posée près de la cloison. Le poids de la vieille godasse fut le seul rayon de soleil d’une journée jusque-là sinistre…
Jalkan se débarrassa de sa tenue de hiérarque et enfila ses plus beaux vêtements. Puis il sortit la bourse de la chaussure, et la glissa dans sa botte droite.
Avant de partir, il jeta un ultime regard à sa cellule. Tout bien pesé, son séjour au sein de l’Église lui avait correctement rempli les poches. Mais il était temps de passer à autre chose.
La récente prise de position de Narasan, au sujet des « querelles religieuses », était porteuse de bien des promesses. Une bourse pleine d’or retiendrait sans nul doute l’attention du général, et une carrière d’officier promettait d’être plus rentable encore que le service d’Amar.
— Ça vaut le coup d’essayer, murmura Jalkan en sortant du temple. De toute façon, j’en avais plein le dos de prier et de me prosterner…