Au fil de mes nombreux cycles d’éveil, j’ai appris à aimer les montagnes qui se dressent sur mon Domaine. Quel autre paysage prétendrait égaler la beauté de ces pics ? Ma sœur Zelana parlerait sans doute de la mer avec autant d’enthousiasme, mais sans l’ombre d’une chance de me convaincre. Dans les cimes, l'air est clair et pur comme nulle part ailleurs, et les neiges éternelles confèrent encore plus de splendeur à cette touchante virginité.

Millénaire après millénaire, j’ai vérifié qu’un lever de soleil, en montagne, génère la lumière la plus délicieuse que j’aie jamais goûtée. A l’aube, chaque fois que c’est possible, perché sur les épaules du mont Shrak, je sirote les premiers rayons de l’astre du jour. Quoi que me réserve la journée à venir, un petit déjeuner de soleil m’emplit d’une sérénité que rien d’autre ne saurait me procurer.

Vers la fin du printemps, l’année où les monstres des Terres Ravagées furent chassés du Domaine de Zelana par la crue d’Eleria et les volcans jumeaux de Yaltar, je sortis comme d’habitude de ma grotte, nichée dans un flanc du mont Shrak, pour aller saluer l’apparition du soleil.

Arrivé à l’endroit où il me plaît de festoyer, j’aperçus un banc de nuages, à l’est. Comme toujours, ce phénomène sembla ajouter de la beauté à la gloire matinale de mon territoire…

Regardant autour de moi, je m’avisai que l’été arrivait plus lentement que d’habitude dans mon Domaine. Sur les pentes des montagnes, une neige tardive s’accrochait obstinément à la terre. Etait-ce le signe avant-coureur d’un de ces bouleversements climatiques bien plus fréquents que le croient les humains qui nous servent ? En réalité, les températures, sur le beau visage de Notre Père le Sol, ne sont jamais constantes. Soumises aux caprices de Notre Mère l’Eau, elles baissent dès que l’océan frissonne de froid, et les terres se couvrent aussitôt de neige.

Parfois durant des siècles, il convient de le préciser…

Après mûre réflexion, j’écartai cette possibilité. Pendant l’hiver, en attendant l’arrivée des mercenaires du Pays de Maag, Zelana avait intensivement joué avec le climat pour retarder les hordes du Vlagh. En toute logique, il faudrait du temps pour que les choses reviennent à la normale.

Finalement, les événements du printemps avaient de quoi me satisfaire. Avec du recul, mon audacieuse décision – réveiller prématurément nos remplaçants après les avoir fait régresser au stade infantile – semblait en accord avec l’antique prophétie. Car la crue d’Eleria et les volcans de Yaltar interdiront à jamais une incursion des hordes du Vlagh dans le Domaine de Zelana.

Le soleil apparut dans toute sa gloire, colorant de rose les nuages qui dérivaient à l’est. La lumière du début de l’été étant plus nourrissante que les pâles lueurs de l’hiver ou de l’automne, je revins vers ma grotte, après mon festin, d’une démarche qu’on eût quasiment pu qualifier de sautillante.

Mon soleil miniature m’attendait devant l’entrée. Comme de juste, il me posa sa question rituelle.

— Je suis seulement allé voir quel temps nous aurions, mon petit, mentis-je diplomatiquement.

Cette pauvre petite boule de feu se rembrunit dès qu’elle me soupçonne de préférer à la sienne la lumière du véritable soleil. Parfois, les animaux domestiques se comportent bizarrement…

— Ashad a bien dormi ? demandai-je.

Mon brave compagnon sphérique imita à la perfection un hochement de tête.

— Très bien… Ces jours-ci, son sommeil était plutôt agité. A mon avis, les derniers événements, chez Zelana, l’ont effrayé. Tu devrais filtrer un peu ta lumière, histoire de ne pas le réveiller. Le pauvre a besoin de repos.

Mon ami flottant obéit aussitôt.

Au début, l’arrivée d’un intrus dans notre antre ne l’a pas ravi. Avec le temps, ça s’est arrangé. Aujourd’hui, mon soleil est fou du gentil Rêveur blond, même s’il a du mal à comprendre que la lumière ne suffit pas à lui remplir l’estomac. Doutant des bienfaits de la nourriture solide, il lévite souvent au-dessus d’Ashad, acharné à le bombarder de rayons, au cas où il aurait besoin d’un complément alimentaire.

Je suivis le tunnel sinueux qui conduit à ma grotte, au cœur de la montagne, la tête baissée pour ne pas heurter les stalactites. Bien plus épais et longs qu’au début de mon cycle actuel, ces obstacles commencent à me gêner. A cause des eaux riches en calcaire qui s’infiltrent dans les entrailles du mont Shrak, ces fichues excroissances minérales s’allongent régulièrement au fil des siècles. Un de ces jours, dès que j’aurai un peu plus de temps, il faudra que je me décide à leur flanquer quelques bons coups de massue…

Quand j’entrai dans notre fief, Ashad dormait toujours, enveloppé dans son manteau de fourrure. Après le discours que je venais de tenir à mon soleil, j’estimai préférable de ne pas le déranger.

Toujours convaincu d’avoir eu raison de réveiller nos remplaçants un peu avant la fin de notre cycle, je ne me voilais pas la face pour autant. A l’évidence, ils avaient conservé une bonne partie de leurs anciens souvenirs… et ça n’était pas vraiment prévu.

Assis à la table où Ashad dévore joyeusement ce qu’il appelle de la « vraie nourriture », j’entrepris de réfléchir aux nombreux détails qui m’avaient échappé.

Franchement dépité, je dus admettre qu’il aurait été judicieux de mieux examiner nos remplaçants avant de les réveiller. Hélas, il était trop tard pour revenir en arrière. A l’origine, j’avais postulé que chaque enfant réagirait aux dangers qui menaceraient le domaine de son parent adoptif. On imaginera ma surprise quand Veltan me raconta que les songes de Yaltar, son Rêveur, prédisaient la guerre qui allait faire rage chez Zelana. Selon moi, c’était Eleria qui aurait dû nous avertir de ce péril.

Quand l’attaque eut été lancée, Yaltar passa des prédictions à l’action, et sauva le Domaine de l’Ouest en activant ses volcans jumeaux. Cette intervention suggérait qu’Eleria et lui avaient été très proches au cours de leur cycle précédent. Et s’il faut une preuve supplémentaire, j’en dispose, car chacun des deux Rêveurs, lorsqu’il se réfère à l’autre, utilise son véritable nom – Balacenia pour Eleria, et Vash pour Yaltar.

— On dirait que mon plan génial avait quelques défauts…, marmonnai-je piteusement.

Revenant à une analyse plus globale de la situation, je repensai pour la centième fois au cœur de notre problème. L’épine plantée dans notre flanc, c’était que le Vlagh, depuis des millénaires, modifiait consciemment ses serviteurs.

Les différentes formes de vie se métamorphosent sans cesse, en principe pour s’adapter à l’évolution de leur environnement. Certaines de ces mutations réussissent, et d’autres non. Les espèces qui font le bon choix survivent. Celles qui se trompent disparaissent. Pour être franc, la chance joue souvent un rôle décisif dans ce processus.

Avant l’arrivée des prédécesseurs très poilus des humains, une multitude de créatures avaient foulé le sol plus ou moins accueillant du Pays de Dhrall. La plupart, après une option évolutive mal avisée, étaient retournées au néant dans l’indifférence générale.

Hélas, le Vlagh comptait au nombre des survivants.

A l’origine, ce n’était guère plus qu’un insecte bizarre ayant élu domicile près du rivage de la mer intérieure qui, dans un lointain passé, recouvrait ce que nous appelons aujourd’hui les Terres Ravagées. Après un réchauffement climatique, et l’évaporation de l’eau, la nécessité le força à modifier ses serviteurs. Bien que la sécheresse rendît obligatoire de se protéger du soleil brûlant, le Vlagh – selon mes recherches – ne se contenta pas de se mettre en quête d’une solution à l’aveuglette. Au contraire, il recourut à une vaste série d’observations, et je mettrais ma main à couper que la conscience collective apparut à ce moment-là.

L’aptitude à partager les informations donna aux serviteurs du Vlagh un avantage décisif sur leurs concurrents. Ce que l’un d’eux avait vu, tous les autres l’avaient vu aussi ! A l’époque, les espèces liées à cet étrange insecte vivaient à la surface du monde, très probablement dans les arbres. D’autres créatures, cependant, avaient trouvé refuge sous la terre. Les ayant étudiées, les chercheurs – rien de plus que des espions, en réalité – purent fournir à leur maître une description très précise des appendices requis quand on envisage de creuser des terriers. Une fois le « concept » établi par la conscience collective, le Vlagh se chargea de la « duplication », et donna naissance à une fantastique couvée de creuseurs.

Les réseaux de tunnels protégèrent les serviteurs du Vlagh des ravages du soleil. Mais beaucoup d’autres problèmes les attendaient, et ils durent s’atteler à les résoudre.

Au fil des siècles, le nouveau climat tua peu à peu la végétation – jadis luxuriante – et la nourriture se fit de plus en plus rare. Et si le Vlagh continuait à pondre, comme il le devait, chaque couvée produisait de moins en moins d’individus viables. Très vite, une menace se précisa : la disparition totale des espèces qu’il s’était donné tant de mal à engendrer.

En atteignant les montagnes, les creuseurs avaient dû s’arrêter, car la roche s’était révélée trop dure pour eux. Peu après, hélas, ils découvrirent les grottes nichées dans les flancs de ces monts, et une kyrielle de monstres qui auraient dû disparaître parvinrent à survivre.

(De quoi justifier ma position mitigée dès qu’il est question de cavernes : j’adore la mienne, et je déteste les leurs !)

Dans ces grottes, les serviteurs du Vlagh rencontrèrent des créatures nouvelles pour eux. Leur découvrant des caractéristiques potentiellement très utiles, la conscience collective se lança aussitôt dans une nouvelle série de « croisements » tout aussi contre-nature que les précédents.

A mon grand regret, je dois concéder que les hommes-serpents, comme les a pittoresquement baptisés Sorgan Bec-Crochu, furent une incontestable réussite. Cela dit, qu’on ne me demande surtout pas comment le Vlagh parvint à produire des reptilo-insecto-mammifères qui ressemblent beaucoup à des humains.

Parce que les impossibilités biologiques me défrisent, qu’on se le dise !

Cela posé, sans le génie instinctif du chamane Celui-Qui-Guérit, il y a fort à parier que les hordes du Vlagh auraient conquis depuis longtemps le Domaine de Zelana…

Ashad gémissant dans son sommeil, je me levai d’un bond, approchai du banc de pierre qui lui sert de lit et me penchai sur lui. Plissant les yeux pour mieux voir dans la pénombre, je m’assurai qu’il allait bien.

Au chaud dans son cocon de fourrure, le Rêveur avait les yeux fermés – la preuve irréfutable qu’il se portait à merveille.

Au début, découvrir que la lumière ne suffisait pas à nourrir nos chers petits fut un rude choc pour nous tous. Comme mon frère et mes deux sœurs, gérer ce type de « contingence » ne m’enthousiasmait pas. Et nous n’avions encore rien vu, car ces casse-pieds en herbe avaient en outre besoin de respirer !

Comme le démontrent les dix mille ans d’exil de Veltan sur la lune, les membres de ma famille se passent très facilement d’oxygène. Par bonheur, observer les humains conçus pour notre divertissement nous avait appris que ce n’était pas le cas de tout le monde. En particulier des pêcheurs, dont un théorème postule – à raison – qu’ils se noient quand on les plonge un trop long moment dans l’eau…

Bien qu’étant des dieux, comme nous, les Rêveurs semblaient avoir besoin d’air et de nourriture. Les en priver assez longtemps pour s’en assurer nous parut une méthode inutilement risquée…

Comme Ashad respirait avec une régularité de métronome, je retournai m’asseoir sur ma chaise. Désœuvré dans l’immédiat, je repensai à son arrivée dans ma grotte et aux quelques heures suivantes.

Si un mauvais plaisant a jamais rêvé de voir un dieu dans tous ses états, il a raté sa chance. Car la panique, on me croira sur parole, n’a jamais fait autant de ravages dans ma famille que ce jour-là.

Dès le premier cri d’Ashad, je me mis à tourner en rond comme un lion en cage. Après dix minutes d’affolement, je me souvins d’une particularité des ours qui peuplent mon domaine en compagnie des daims, des humains et des sangliers.

Les ourses accouchant pendant leur cycle d’hibernation, leur marmaille doit se débrouiller seule pour démarrer dans la vie. Par une heureuse coïncidence, une dame à fourrure nommée Croc-Cassé prenait ses quartiers d’hiver dans une grotte raisonnablement proche de la mienne.

Toujours bouleversé, mon Rêveur hurlant sous le bras, je courus vers le refuge de cette noble plantigrade.

Son rejeton, Longue-Griffe, était déjà de ce monde et il tétait avec délectation quand j’entrai dans la caverne. Par bonheur, je n’eus pas à lui chercher querelle. Très obligeant, il s’écarta un peu et laissa mon petit Ashad s’initier aux délices d’un lait maternel plutôt exotique.

Une mamelle dans la bouche, il cessa aussitôt de brailler.

Bizarrement – ou pas, selon le point de vue qu’on adopte – Ashad et Longue-Griffe décidèrent sur-le-champ qu’ils étaient frères. Après s’être rempli l’estomac, ils commencèrent à jouer comme deux oursons dignes de ce nom.

Je décidai de rester dans la grotte jusqu’au réveil de Croc-Cassé. Après s’être étirée, elle renifla rapidement ses deux petits – sans remarquer que l’un d’eux manquait singulièrement de poils –, puis les blottit contre sa puissante poitrine comme si tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Connus pour être plus myopes que des taupes, les plantigrades se fient essentiellement à leur odorat. Et après deux semaines passées à se vautrer dans la poussière avec son petit copain, Ashad – mes narines délicates s’en souviennent encore – sentait beaucoup plus l’ours que l’humain !

 

Vers midi, Ashad ouvrit l’œil, se leva péniblement, comme s’il était encore épuisé, et approcha de la table en enfilant sa tunique de cuir.

— Bonjour, mon oncle, me salua-t-il en se laissant tomber sur sa chaise.

L’air absent, il tira vers lui un bol plein de baies rouges – sa cueillette de la veille – et commença à picorer.

— Quelque chose ne va pas, Ashad ? demandai-je, habitué à le voir dévorer, surtout au saut du lit.

— J’ai fait un cauchemar, cette nuit, répondit-il en jouant distraitement avec une pierre noire brillante environ deux fois plus grosse qu’un œuf d’aigle. On aurait cru que je flottais dans l’air, très haut dans le ciel, juste au-dessus du domaine de Vash. Les Terres du Sud sont différentes des nôtres, n’est-ce pas ?

Voilà que ça continuait ! Comme Eleria, Ashad connaissait le vrai nom de Yaltar !

— Les humains du Sud sont des fermiers, mon petit. Au lieu de chasser, ils font sortir leur nourriture de la terre. Pour semer, ils doivent couper les arbres, afin d’obtenir ce qu’ils appellent des « champs ». Forcément, ça modifie le paysage… Que s’est-il passé d’autre dans ton rêve ?

— Des créatures très laides se dirigeaient vers le Domaine de Vash, répondit Ashad en écartant une mèche blonde de ses yeux. Des monstres comme ceux qui ont attaqué les terres de Balacenia, il y a quelque temps.

Un peu requinqué, mon Rêveur posa sa pierre sur la table et s’attaqua sérieusement à ses baies rouges.

« Les terres de Balacenia… » A présent, il n’y avait plus de doute. Peut-être inconsciemment, les Rêveurs sautaient allègrement les barrières que j’avais érigées entre leur passé et eux.

— Heureusement, il y avait des Extérieurs, et ils combattaient les monstres, comme dans le Domaine de Balacenia. Puis les choses sont vite devenues trop compliquées pour moi… Après un long voyage sur Notre Mère l’Eau, beaucoup d’autres Extérieurs ont débarqué chez Vash. Mais ils se fichaient de la guerre et passaient leur temps à parler aux paysans d’une personne nommée Amar. Ceux qui discouraient portaient des tuniques noires. D’autres, en tuniques rouges, forçaient les paysans à venir les écouter. Ça a duré un bon moment… Après, ces Extérieurs-là, soudain très excités, se sont précipités vers le nord, en direction d’une grande cascade. Les Extérieurs qui se battaient pour Vash ont d’abord tenté de les arrêter. Ensuite, ils se sont tous retrouvés au sommet de cette cascade, pour s’étriper les uns les autres. Malgré mes efforts, mon oncle, je n’ai pas vraiment compris ce qui se passait.

— Il paraît que les rêves sont toujours imprécis, Ashad. Mais comme je ne dors jamais, ce sont des informations de seconde main… (J’hésitai un instant.) Où as-tu trouvé ta pierre noire ?

— Au fond de la grotte où maman Croc-Cassé hiberne. Elle a eu trois petits, pendant que tu aidais ta sœur Zelana à sauver son Domaine. Comme je m’ennuyais sans toi, je suis allé les voir. Dans un sens, Longue-Griffe et moi avons de nouveaux frères, non ? Puisque maman Croc-Cassé nous a élevés, et qu’elle s’occupe de ceux-là, ça fait de nous des parents…

— On peut voir les choses comme ça, oui…

— Bon, nous approfondirons ça plus tard… Dans la grotte, les oursons poussaient des cris bizarres, comme toujours quand ils se nourrissent, et maman Croc-Cassé les cajolait avec autant d’amour que Longue-Griffe et moi, lorsque nous étions petits. (Ashad reprit sa pierre.) C’est une agate, n’est-ce pas ?

Je saisis sa trouvaille, manquant la laisser tomber quand je sentis le pouvoir qui en émanait.

— Tu as raison, mon garçon. Mais les agates noires sont très rares…

— Elle est jolie, et je l’ai aimée au premier coup d’œil. Maman Croc-Cassé m’a autorisé à la prendre. J’avais l’habitude de ne pas m’en séparer, jusqu’au jour où je l’ai égarée. Et ce matin, à mon réveil, elle était dans mon lit. Tu ne trouves pas ça bizarre ?

Je ne pus m’empêcher de ricaner.

— Nous vivons l’année de la bizarrerie, Ashad ! Où que je pose les yeux, je découvre des montagnes de choses étranges ! Comment tes amis les ours ont-ils passé l’hiver ?

— A merveille, mon oncle. Et il y a eu beaucoup d’oursons… (Ashad rayonna soudain, sa mélancolie envolée.) Ils font un tas de bêtises qui agacent leurs mères. La semaine dernière, Croc-Cassé péchait dans un ruisseau – tu sais, le fameux coup de griffe qui expédie les poissons sur la berge – et ses trois petits, croyant qu’elle jouait, s’évertuaient à renvoyer ses prises dans l’eau. Quand elle s’en est aperçue, Croc-Cassé leur a fichu quelques bonnes tapes, puis elle les a forcés à grimper dans un arbre, où ils sont restés toute la journée. Ça m’a fait rire, et elle l’a très mal pris. Apparemment, elle ne trouvait pas ces facéties amusantes…

— Ashad, dis-je, tu pourras rester seul ici quelques jours ? Je dois aller parler à mon frère et à mes sœurs. Des nouvelles à leur transmettre…

— Ne t’inquiète pas pour moi, mon oncle. Il y a quelques jours, je suis allé à Asmie, et Tlingar a promis de m’apprendre à bien manier un lance-javelot.

— Un quoi ? demandai-je, interloqué.

— Un long bâton très flexible qui permet aux humains de propulser leurs javelots très loin. Tlingar est un champion à ce jeu…

— D’après ce qu’on raconte, c’est grâce à lui que les gens de son village ne manquent jamais de nourriture… Ashad, je ne serai pas absent très longtemps. Quand tu en auras assez de lancer des javelots, va jouer avec les trois nouveaux petits de Croc-Cassé. S’ils sont aussi turbulents que tu le dis, notre vieille amie doit être épuisée. Elle te sera reconnaissante de la soulager un peu. Tu connais le proverbe ? « Sois gentil avec tes voisins, et ils te le rendront bien. » Bon, je devrais me mettre en route. Sinon, je n’arriverai pas à coincer Aracia avant que ses prêtres la forcent à présider une de leurs stupides cérémonies.

— Salue Enalla pour moi, mon oncle.

Un accroc de plus dans mon plan génial ! Ashad venait d’utiliser le vrai nom de Lillabeth, la Rêveuse d’Aracia. Malgré mes prudentes manipulations, les enfants-dieux avaient accès à leur passé. A l’idée qu’ils découvrent d’autres informations que leur véritable identité, je ne pus m’empêcher de frémir.

Après avoir ordonné à mon soleil miniature de rester dans la grotte, je pris le chemin de la sortie.

 

Quand j’émergeai à l’air libre, la lumière dorée du soleil estival caressait les flancs du mont Shrak. Enfourchant mon éclair apprivoisé, je lui demandai de me conduire vers le sud-est, en direction du Domaine d’Aracia.

Le territoire de ma sœur aînée ressemble beaucoup à celui de Veltan, notre frère cadet : une interminable succession de champs qui, en été, ressemblent à un tapis vert géant. Même si ça m’est pénible, je dois admettre que l’introduction du blé, et subséquemment du pain, dans les Domaines d’Aracia et de Veltan, fut un facteur de stabilité. Chez eux, avouons-le, l’existence est moins mouvementée que dans mon royaume ou celui de Zelana, ces hauts lieux de la chasse et de la pêche. Cela dit, on est en droit d’attendre davantage de la vie qu’un croûton de pain à mâchouiller. Et même si Aracia et Veltan me prennent pour un barbare, j’ai de plus hautes ambitions, pour mes humains, que les transformer en un troupeau de ruminants abrutis. Les leurs sont dociles comme des bovins, et je parie que le verbe « meugler » est le plus important de leur dialecte.

Les résidents de mon Domaine, comme les humains de Zelana, sont férocement indépendants. Personne, pas même nous, ne peut leur donner des ordres. A mes yeux, les paysans ressemblent aux serviteurs décervelés du Vlagh. Bref, ils n’ont rien de véritables individus.

(Un jugement qu’il n’est pas indispensable de rapporter à Veltan et à Aracia…)

Outre ses aspects dégradants, l’agriculture est directement responsable du développement excessif de la religion dans le Domaine d’Aracia. Après les semailles du printemps, un paysan peut se tourner les pouces jusqu’à la moisson, en automne. Et il n’y a rien de pire, dans l’univers, qu’un humain qui médite pour tromper l’ennui ! Tant qu’ils se soucient de ce qu’ils mangeront le lendemain, ou de ne pas crever de froid en hiver, ces curieux bipèdes gardent le sens de la réalité. Livrés à l’oisiveté, ils se posent des questions idiotes – du genre « qui suis-je, d’où viens-je et où vais-je ? » – et les choses tournent mal.

Lors de mes fréquentes expéditions hors du Pays de Dhrall, histoire d’observer l’évolution des Extérieurs, j’ai remarqué que les plus intelligents passent un temps fou à divaguer au sujet de mystérieuses divinités. Chez nous, c’est parfaitement inutile, puisque les dieux de chaque Domaine sont quasiment les voisins de palier de ceux qui les vénèrent.

Certains humains d’Aracia ont eu l’idée géniale d’exploiter à leur avantage cette promiscuité. Les interventions climatiques de ma sœur améliorant nettement les récoltes, ils prirent l’habitude d’implorer son aide… et de lui manifester leur gratitude avec une servilité grotesque. Si un de mes chasseurs se livrait à ces pitreries, je lui rirais au nez, et on n’en parlerait plus !

Manque de chance, Aracia ronronne comme une chatte dès qu’on lui passe la brosse à reluire. Au fond, cette fille adore qu’on l’adore ! Premier à me réveiller lors de ce cycle, je suis en quelque sorte le chef de famille. Aracia a ouvert les yeux juste après moi, et elle jalouse secrètement ma position. Comme la vénération absurde de ses humains apaise sa frustration, elle les pousse à la surenchère. Avides de s’attirer ses faveurs, les plus malins ne reculent devant aucune aberration pour lui plaire. Bâtissant à tout-va des temples et des autels, ils n’hésitent pas à balayer le sol avec leur front chaque fois qu’elle passe devant eux.

Aracia trouve ça tellement adorable !

Attirés par une vie facile, tous les tire-au-flanc du Domaine de l’Est se sont engagés dans la carrière de flagorneurs professionnels. Au fil des ans, une bourgade a poussé autour du premier temple d’Aracia, des plus primitifs. Avec l’arrivée d’une théorie de marchands et autres profiteurs, la « capitale » de ma sœur est devenue la première – et unique – mégalopole du Pays de Dhrall. Bref, un endroit affreux, avec ses bâtiments de pierre aux toits de tuiles rouges, ses ruelles pavées et son insupportable fourmillement d’humains sans cervelle…

Au centre de ce monument de mauvais goût se dresse le gigantesque temple d’Aracia – une abomination de marbre blanc hérissée de flèches qui prétendent tutoyer les cieux.

Comme on l’aura compris, ce n’est pas mon endroit préféré.

Quand mon éclair apprivoisé m’eut déposé dans la salle du trône de ma sœur – au milieu des inévitables colonnes de marbre –, ceux de ses sycophantes grassouillets qui n’étaient pas tombés dans les pommes détalèrent sans demander leur reste.

Je souris du coin des lèvres. Pour disperser la valetaille, rien de mieux que la visite d’un bon petit éclair !

Aracia se leva de son trône d’or modestement posé sur un piédestal en marbre. Comme toujours, sa superbe robe se détachait avec un goût exquis sur le fond de tenture en velours rouge qu’elle affectionnait tant.

— N’as-tu jamais envisagé de me prévenir de ton arrivée, Dahlaine ? demanda-t-elle d’une voix glaciale. Ne serait-ce qu’une fois…

— Deviendrais-tu sourde, chère sœur ? Quand le tonnerre retentit, de qui d’autre annoncerait-il la visite ?

Jetant un regard circulaire dans la salle, je m’avisai qu’une foule de prélats aux yeux écarquillés tentaient de se dissimuler derrière les colonnes. Avec leur bedaine, c’était une mission impossible…

— Nous devons parler en privé, ma sœur. J’ai des choses importantes à te dire, et le temps presse.

— Sais-tu que tu es un mufle, Dahlaine ?

— Une de mes petites faiblesses, très chère. Au fil des ans, j’ai constaté l’extrême efficacité de la politesse, dès qu’il s’agit de perdre du temps. Aujourd’hui, chaque seconde compte. Nous y allons ?

Pour attirer l’attention d’Aracia, un peu de brusquerie ne fait jamais de mal. Dès qu’on lui laisse la bride sur le cou, elle cède à sa passion du « protocole », et on est bon pour une demi-journée de salamalecs.

Rouge d’indignation, ma chère sœur descendit néanmoins de son piédestal et me guida vers la sortie.

— Quelle nouvelle mouche t’a piqué, mon frère ? demanda-t-elle alors que nous remontions un long couloir désert.

— Attendons d’être hors de portée des oreilles indiscrètes, dis-je. Du vilain se prépare. Inutile d’inquiéter tes humains, pour le moment…

Aracia me fît entrer dans une pièce assez sobre, considérant le reste du temple, et referma la porte derrière elle.

— Tu es sûre que personne ne peut nous entendre ? m’enquis-je dès que nous fûmes assis autour d’une table raisonnablement ornementée.

— Bien entendu, Dahlaine. Cette pièce est un de mes « endroits spéciaux ». On ne peut pas nous y espionner, parce qu’elle n’est pas vraiment dans le palais.

— Comment fais-tu ça ?

— Rien de bien fabuleux… Une légère modification temporelle, voilà tout. Cette salle est de deux jours plus vieille que le reste du temple. Pour mes humains, notre conversation s’est déroulée il y a quarante-huit heures…

— Futé, admis-je.

— Ravie que ça te plaise. Qu’est-ce qui te met dans tous tes états, Dahlaine ?

— La nuit dernière, Ashad a fait un rêve très… particulier. A l’évidence, le Vlagh est revenu bredouille de son raid dans le Domaine de Zelana. Du coup, il a envoyé des espions dans celui de Veltan – ou il en enverra bientôt. Hélas, le songe d’Ashad était beaucoup moins clair que celui de Yaltar, quand il a prévu la première attaque, et je n’ai pas tout compris. Il m’a parlé de deux invasions distinctes – et apparemment sans lien – et d’une guerre très compliquée près des Chutes de Vash. Et il y a un autre problème : mon Rêveur connaît le vrai nom de Yaltar. La première fois qu’il l’a appelé Vash, j’ai cru m’étouffer. Dois-je souligner que ce même Rêveur ne parle jamais d’Eleria, mais de Balacenia ?

— N’ai-je pas dit que réveiller nos remplaçants était une erreur ? Si nos Rêveurs retrouvent la mémoire, le monde risque de s’effondrer, rien de moins.

— On dirait qu’ils parviennent à traverser certaines de mes barrières, admis-je, mais il est trop tard pour intervenir. Le Vlagh veut envahir nos Domaines, et nous n’avons plus le temps d’élever un nouveau groupe de Rêveurs. Lillabeth a-t-elle eu un songe de ce type ?

— Elle ne m’en a pas parlé… Mais je n’ai guère eu l’occasion de lui parler, ces dernières semaines.

— Te faire adorer par des crétins t’occupe tant que ça ?

— Non, mais aller dans l’île d’Akala et en revenir n’est pas une mince affaire. J’ai négocié avec Trenicia. L’or ne l’intéressant pas, j’ai dû trouver autre chose pour éveiller son attention.

— Qui est Trenicia ?

— La reine des amazones d’Akala.

— Les femmes peuvent-elles être de bonnes guerrières ?

— Tout dépend de leur taille… Trenicia est presque aussi grande que Sorgan Bec-Crochu, et beaucoup plus douée que lui pour l’escrime.

— Impressionnant, concédai-je. Mais si elle se fiche de l’or, comment la payer ?

— Avec des diamants, des rubis, des émeraudes et des saphirs. Guerrière ou non, une femme reste une femme, et nous adorons toutes les bijoux. Pour un joli collier, une amazone est prête à tuer n’importe qui. Ou n’importe quelle créature…

— Puisque les femmes régnent sur Akala, quel rôle y jouent les hommes ?

— Ils font d’excellents animaux de compagnie. Si j’ai bien compris le discours de Trenicia, ces mâles sont d’authentiques artistes de la paresse. Sur l’île, les femmes se chargent de tout.

— Même de la guerre ? demandai-je, très étonné.

— Surtout de la guerre ! Les Akaliens sont indolents, timides et parfaitement inutiles, sauf pour assurer la reproduction. Et même là, ce ne sont pas des étalons…

Quelque peu mal à l’aise, je m’empressai de changer de sujet.

— Tu sais que je viens d’avoir une idée ? dis-je en me tapotant le front. Nous pourrions faire participer la reine Trenicia et Ekial, le chef des cavaliers, à la guerre qui va se dérouler chez Veltan. Puisqu’ils devront tôt ou tard affronter les monstres du Vlagh, autant leur donner un avant-goût de ce qui les attend.

— Ce n’est pas idiot, Dahlaine, admit Aracia. Si ma mémoire ne me trompe pas, les Maags et les Trogites n’ont pas crié de joie quand Zelana les a enfin informés des… particularités… de l’ennemi. Nous devrions essayer l’honnêteté, pour changer un peu…

— Quelle proposition choquante ! lançai-je, badin. Voilà qui m’étonne beaucoup de toi, Aracia.

— Laisse tomber, tu veux ? Il y a cinq mille ans que ton humour ne m’amuse plus.

Déridés par cet échange de piques, nous éclatâmes de rire.

 

Mon éclair me fit survoler la lisière des Terres Ravagées. Les yeux plissés, je sondai le sable brûlant et les rochers, au cas où les hordes du Vlagh se seraient déjà mises en marche vers le Domaine de Veltan. Par bonheur, je ne repérai rien de suspect.

Nous partîmes alors pour les terres de Zelana.

Les volcans jumeaux, au-dessus de Lattash, continuaient à cracher de la lave. Au rythme où c’était parti, il risquait d’y en avoir encore pour des années…

Aurais-je dû limiter les pouvoirs des Rêveurs ? Avec du recul, ça paraissait une bonne idée. Parce que les enfants, tout le monde le sait, ont tendance à se laisser emporter par leur enthousiasme. Mais comment aurais-je pu m’y prendre ? Malgré leur immaturité, la puissance de ces gamins sur les forces de la nature est quasiment totale. Bref, aucune barrière au monde n’aurait été assez solide pour contenir leur énergie… débordante.

Mon « plan génial » avait semblé être la solution parfaite à un problème très grave. M’étais-je aussi laissé emporter par mon enthousiasme ? A dire vrai, un peu plus de réflexion n’aurait sans doute pas été du luxe.

Lançant quelques sondes mentales, je détectai la présence de Zelana sur la rive nord de la baie.

Bien entendu, je l’y rejoignis en un… éclair.

Ma sœur conversait avec Barbe-Rouge et Arc-Long. Derrière ce qui me parut être un village en construction, les collines aux pentes douces semblaient beaucoup moins menaçantes que les pics qui dominaient l’ancien fief de la tribu, désormais dirigée par Barbe-Rouge. Au nord, une grande prairie s’étendait au-delà des bois qui, de ce côté-là, l’abritaient du vent.

— Tu ne pourrais pas être plus discret, Dahlaine ? grinça Zelana quand je me fus posé près d’elle. Ce boucan est insupportable.

— Désolé, ma sœur, mais je ne connais pas de moyen plus rapide de voyager. Hélas, on n’a pas encore inventé d’éclair silencieux. (Fidèle à mon habitude, j’entrai dans le vif du sujet.) Ashad a rêvé, cette nuit. Nous avions vu juste : les hordes du Vlagh vont s’en prendre au domaine de Veltan.

— Le songe précise-t-il où nous affronterons les monstres des Terres Ravagées ? demanda Arc-Long.

— Près des Chutes de Vash, répondis-je. (Je jetai un coup d’œil perplexe à Zelana.) Dois-je comprendre que tu as changé d’avis ? Serais-tu prête à défendre nos Domaines avec nous ?

— Le Pays de Dhrall est un et indivisible, mon frère. Si le Vlagh s’empare d’un Domaine, nous serons tous en danger.

— Tu te sens mieux, Zelana ? demandai-je d’une voix un peu hésitante. Quand tu es repartie pour ta grotte, nous nous sommes tous fait un sang d’encre.

— Dahlaine, je ne vais pas bien du tout, mais Eleria m’a forcée à tenir ma place dans votre abominable monde.

— Forcée ? Une fillette ? Comment a-t-elle réussi ça ?

— En me menaçant de prendre les choses en main si je n’aidais pas Veltan. Quand elle tombe le masque, cette douce enfant est pire que toi. Elle ne m’a pas laissé le choix, et je soupçonne sa fichue perle d’y être pour quelque chose.

— C’est bien possible… Ces pierres ont un rapport avec les rêves de nos petits. Ashad en a une aussi.

— De quel genre ? demanda Zelana.

— Une agate noire. Elle est très belle, et il y tient beaucoup.

— Une agate noire ? Je n’en ai jamais vu… Où l’a-t-il trouvée ?

— Au fond de la grotte de maman Croc-Cassé.

— Maman qui ?

— L’ourse qui lui a servi de nourrice.

— Le lui confier n’était pas un peu dangereux ?

— Pas vraiment… Les ourses accouchent pendant leur hibernation. Quand elles se réveillent, les oursons sont accrochés à leurs mamelles, ou ils jouent dans la grotte. Le lien parental s’établit automatiquement. Du coup, Ashad ne risquait rien. Le petit de Croc-Cassé était né quand j’ai amené mon Rêveur dans la grotte. Depuis, Ashad et lui se prennent pour des frères. (Je regardai soudain autour de moi.) Où est Eleria ?

— Dans la prairie, avec Yaltar. D’après Barbe-Rouge, en tout cas… Planteuse les surveille.

— Et qui est Planteuse ?

— La femme qui enseigne à ses compagnes les arcanes de l’agriculture, répondit Barbe-Rouge. La chef spirituelle des villageoises, en somme. Elle est du genre direct, mais elle sait ce qu’elle fait.

— Dahlaine, lança soudain Zelana, je sens que tu me caches quelque chose !

— J’y venais, chère sœur. Le rêve d’Ashad est catégorique : les hordes du Vlagh vont envahir le Domaine de Veltan. Mais il y aura aussi une seconde invasion, venue de la mer.

— C’est ridicule, ricana Zelana. Le Vlagh se serait allié à la reine des poissons ?

— Je me contente de transmettre les informations… Où est Veltan ? Nous devrions l’avertir.

— Il est dans la baie, répondit Barbe-Rouge, sur le vaisseau de Narasan, le chef des Trogites. Arc-Long peut vous y conduire avec sa yole. Je l’aurais fait avec plaisir, mais je suis très occupé…

— Des problèmes ?

— On peut dire ça, oui… Les montagnes de feu ont détruit Lattash. Alors, nous construisons un nouveau village. Il est moins beau que l’ancien, mais beaucoup plus sûr.

Je jetai un coup d’œil aux huttes encore inachevées.

— Elles ne ressemblent pas à vos précédentes habitations, dis-je. Pourtant, elles ont un je ne sais quoi de familier…

— C’est normal, dit Arc-Long. Ce sont des copies des huttes qu’on trouve au nord de ton domaine.

— Tout ça fait partie d’un plan machiavélique, chef frère, expliqua Zelana avec un petit sourire. Les hommes de la tribu jugent l’agriculture indigne d’eux. A les en croire, c’est un travail de femmes. Mais les villageoises avaient besoin d’aide pour défricher les champs. Vieil-Ours, le chef d’Arc-Long, a parlé à Barbe-Rouge de tribus qui vivent dans les plaines, chez toi, et qui construisent leurs huttes en torchis, puisqu’il n’y a pas d’arbres à leur disposition.

« Les chasseurs de Lattash ont bâti leurs habitations selon la méthode traditionnelle, puis ils se sont assis en rond pour se raconter des histoires de guerre. Par une nuit très venteuse, Arc-Long et Barbe-Rouge sont allés démolir les nouvelles constructions à grands coups d’épaule. Au matin, la mine sombre, ils ont annoncé aux chasseurs que les huttes en branchages n’étaient pas assez solides pour ce site. Seul du torchis, prétendirent-ils, résisterait aux intempéries. Depuis, les hommes défrichent et les femmes sèment dans leur sillage. La tribu sera bien logée, elle ne mourra pas de faim en hiver, et personne ne se sentira offensé.

— Très malin, fis-je, sincèrement admiratif. (Soudain, je fronçai les sourcils.) Il est arrivé malheur au chef Nattes-Blanches ?

— La destruction de Lattash l’a abattu, dit tristement Barbe-Rouge. Diminué par le chagrin, il ne s’est pas senti capable de prendre une décision au sujet du nouveau village. En guide responsable, il m’a refilé la patate chaude. Ça ne me disait rien, mais il ne m’a pas laissé le choix.

— Tu seras un très bon chef, Barbe-Rouge, assurai-je. Les hommes qui fuient l’autorité et les responsabilités font en général de meilleurs dirigeants que les obsédés du pouvoir. (Je me tournai vers Zelana.) Allons voir notre jeune frère, à présent. J’ai des informations à lui communiquer, et il ne lui reste pas beaucoup de temps pour agir…

 

Arc-Long nous conduisit jusqu’à la plage, où sa yole attendait sur le sable.

L’archer de Zelana est un gaillard très impressionnant. Du genre fermé comme une huître, cependant. Sa guerre contre les créatures du Vlagh a commencé alors qu’il sortait à peine de l’enfance, et les massacrer reste son seul but dans la vie. Toujours morose et résolument solitaire, il fait montre à tout instant d’un contrôle de soi inhumain.

A bien réfléchir, il semblait être le genre de compagnon dont nous aurions eu tort de nous séparer. Si rien ne clochait, nous avions une bonne chance de repousser toutes les attaques des monstres. Mais leur maître n’en serait pas éliminé pour autant. Sauf si Arc-Long s’en mêlait. Une seule flèche à la pointe enduite de venin suffirait à tuer le Vlagh, condamnant ainsi ses créatures à une lente extinction.

Comme on l’aura deviné, nous n’avons rien contre cette éventualité…

Arc-Long mit sa yole à l’eau, attendit que nous ayons embarqué, la poussa vers le large et sauta souplement à bord.

— Si j’ai bien compris, dit Zelana, Veltan est à bord du bateau de Narasan.

— Exactement, confirma l’archer.

A grands coups de pagaie, il nous fit traverser la baie et approcha du vaisseau amiral du général Narasan.

Le jeune officier Keselo nous regardait, accoudé au bastingage.

— Un problème ? demanda-t-il alors qu’Arc-Long collait sa yole à la coque du grand navire.

— Pas vraiment, répondit Zelana. Nous venons seulement dire à notre jeune frère que ses vacances sont terminées.

— Eleria a fait un nouveau rêve ?

— Non, répondis-je. C’est mon petit garçon, Ashad, cette fois, et je n’ai pas tout compris. Nous espérons que Veltan éclairera notre lanterne. (J’hésitai un moment.) Au fond, tu risques de nous expliquer ça mieux que lui. Tu veux bien venir avec nous ?

— Avec plaisir… Votre frère est dans la cabine du général, à la poupe.

— Avec Narasan ? demanda Zelana.

— Non, ma dame. Le général est sur le Cormoran, où il confère avec le capitaine Bec-Crochu.

— Tant mieux, dis-je. Narasan risque de ne pas apprécier certaines particularités du rêve d’Ashad. Il est très religieux, ton général ?

— Pas plus que de raison… C’est important ?

— Nous allons justement en parler, mon garçon. Mais rejoignons d’abord Veltan.

— Comme vous voudrez…

Keselo attendit que nous soyons à bord, puis il nous guida vers la cabine de son chef. On eût dit une maison, et pas du genre modeste…

— Entrez ! lança Veltan dès que Keselo eut frappé à la porte.

Il ouvrit et s’écarta pour nous laisser passer.

La cabine était plus luxueuse que je ne l’aurais cru. Comme si on était dans la salle d’apparat d’une belle demeure, pas sur un bateau. Cela dit, le plafond, assez bas, servait aussi de pont aux marins, et de grosses poutres le soutenaient, histoire qu’il ne s’écroule pas sur le général et ses invités. Au fond de la pièce, un grand hublot offrait une excellente vue sur l’extérieur.

Ce lieu me parut presque aussi pompeux que le palais d’Aracia, mais je résolus de garder mes critiques pour moi.

Assis à une table, Veltan étudiait une carte.

— De nouveaux ennuis ? demanda-t-il.

— Pas pour tout de suite, mais c’est l’idée générale, répondis-je. Ashad a rêvé, cette nuit. Nous avions raison au moins sur un point : les hordes du Vlagh s’en prendront bientôt à ton Domaine.

— Tu sais quand ça arrivera ?

— Ces songes sont fâchés avec la chronologie, répondis-je. Tu devrais l’avoir compris. Mais entrons dans le vif du sujet : il y aura une seconde invasion, et ces agresseurs-là n’auront aucun lien avec les monstres du Vlagh.

— De qui s’agira-t-il ?

— De Trogites, si je ne me trompe pas. Venus parler de leurs dieux à tes paysans. Que sais-tu au sujet d’un type nommé Amar ?

— Pas grand-chose… Narasan méprise souverainement le clergé du culte amarite.

— Il n’est pas le seul, intervint Keselo. Dans l’Empire, toute personne intelligente, et dotée d’une once de moralité, exècre l’Église amarite. Ses prêtres corrompus n’ont pas le moindre sens de l’honneur. Tout le monde sait que le culte est une invention qui aide le clergé à voler jusqu’à la chemise des honnêtes gens.

— Ça ne vous rappelle rien ? lança Zelana. Les prêtres d’Aracia sont du même genre, il me semble…

— Si ça la rend heureuse, que veux-tu y faire ? (Je me tournai vers Veltan.) Où est le gros de l’armée trogite ? Sauf erreur de ma part, le groupe qui a débarqué à Lattash était une avant-garde.

— Les renforts sont toujours dans le port de Castano, sur la côte nord de l’Empire. Pourquoi cette question ?

— Amar étant une invention des Trogites, ils doivent être impliqués dans la seconde invasion.

— Pas mal raisonné, concéda Veltan. Où tout cela nous mène-t-il, Dahlaine ?

— Je présume que la majorité des hommes de Narasan partagent son opinion sur le culte d’Amar, dis-je à Keselo. Mais peut-il y avoir parmi eux des adorateurs secrets de votre dieu ?

— Sûrement pas après ce qui s’est passé au sud de l’Empire l’an dernier… Nous avons perdu douze cohortes à cause d’un complot ourdi, comme nous l’avons découvert plus tard, par un prêtre très haut placé dans l’Église d’Amar. Suite à ce drame, le général a jeté son épée aux orties et il s’est reconverti dans la mendicité. Si un soldat disait une phrase positive sur le culte, ses camarades lui en feraient passer l’envie, vous pouvez me croire.

— N’écartons pas totalement cette possibilité, Keselo, fit Veltan, visiblement inquiet. D’après ce que j’ai entendu, les prêtres d’Amar tendent l’oreille dès qu’on parle d’or devant eux. Dans votre camp, à Kaldacin, nous avons beaucoup évoqué ce métal jaune. Par pur intérêt scientifique, supposons qu’un de vos soldats, de passage dans une taverne de Castano, ait lâché ce mot divin lors d’une conversation. Et qu’il y ait eu, parmi la clientèle, un fidèle du culte d’Amar. A ton avis, ça n’expliquerait pas la seconde invasion ?

— Ça ne tient pas debout, fit Keselo. L’Église d’Amar pourrait vouloir venir au Pays de Dhrall afin de se remplir les poches et de se fournir en esclaves. Mais pour ça, il faut traverser la barrière de glace, et personne n’a de carte, à part Gunda et Padan.

— Une objection valable, concéda Veltan. Cela dit, Narasan a l’ambition de réunir cent mille soldats. Il suffirait d’un traître pour compromettre nos chances de garder le secret. Dahlaine, je crois que nous tenons l’explication de la seconde invasion.

— C’est bien possible, admis-je. Keselo, tu as parlé d’« esclaves ». Désolé, mais je n’ai jamais entendu ce mot…

— Tu devrais t’en réjouir… Au premier temps de l’Empire, l’armée avait coutume de « faire son marché » chez les peuples moins évolués. Elle capturait des malheureux pour les vendre aux propriétaires terriens impériaux. Presque comme on négocie du bétail… Les riches Trogites engageaient des types munis de fouets pour forcer les esclaves à travailler dans les champs. Les militaires ont vite renoncé à cette infamie, mais le culte d’Amar y a vu un moyen commode de remplir ses coffres. Les esclavagistes se font des fortunes, et une bonne moitié sont des prêtres.

Veltan devint blanc comme un linge.

— Si ces monstres s’approchent des côtes de mon Domaine, je les réduirai en bouillie !

— Non, mon frère, dis-je d’un ton très ferme. Tu ne les toucheras pas ! Tuer nous est interdit, tu le sais. Essaie seulement, et tu seras banni à jamais. Et pas sur la lune, cette fois… Jusqu’à la fin des temps, tu croupiras dans un lieu obscur où tu n’entendras rien, à part tes propres cris de désespoir. Nous trouverons une solution à tous ces problèmes, crois-moi. Mais si tu tentes de prendre une seule vie, je ferai avec tes bras et tes jambes un nœud si serré qu’il te faudra quatre cycles pour démêler tes doigts de tes orteils.

— C’est pour ça que vous engagez des armées ! s’écria Keselo. Depuis le début, je me demande pourquoi vous n’écrasez pas vos ennemis d’un revers de la main. A présent, c’est clair ! Vous n’avez pas le droit de tuer !

— Jeune homme, dis-je, j’exige que tu oublies sur-le-champ ce que tu viens d’entendre. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Hum… Oui, je crois…

— Parfait. (Je me tournai vers mon frère.) Veltan, tu devrais dire à Narasan que l’heure est venue d’appareiller. Nous en avons terminé dans le Domaine de Zelana, et il se peut que le temps presse. Le rêve d’Ashad, comme toujours, ne précisait pas le calendrier des événements. Les Rêveurs nous fournissent pas mal de détails sur l’avenir, mais rien sur la chronologie…

— Ashad a-t-il indiqué où aurait lieu la bataille décisive ? demanda Veltan.

— Elle se déroulera près des Chutes de Vash. Il ne m’en a pas dit plus, et je n’ai pas voulu lui mettre la pression.

— C’est un terrain très accidenté, grand frère. Les Trogites n’aimeront pas beaucoup s’y battre…

— C’est pire que le canyon de Lattash ? demanda Zelana.

— A côté des Chutes de Vash, ton canyon est une douce prairie, répondit Veltan. Cet endroit n’existait pas à la fin de mon cycle précédent. Quand je me suis réveillé, les humains de mon Domaine étaient tout excités à ce sujet. J’ignore pourquoi Vash a créé ces chutes, mais elles sont impressionnantes. Elles ont pour source un geyser qui gicle à près de trente mètres dans les airs – un phénomène qui fait penser aux tremblements de terre et aux éruptions volcaniques. Au sud de ce geyser, à environ deux kilomètres, l’eau dévale une falaise de quelque soixante mètres de haut. Avec des chutes pareilles, il est impossible d’escalader la paroi, et il faut s’imposer un grand détour pour atteindre le sommet. (Veltan se tut et claqua soudain des doigts.) Bon sang, j’aurais dû m’en douter ! Au printemps dernier, Omago m’a dit que des étrangers étaient venus interroger les paysans sur les Chutes de Vash. A l’époque, j’étais trop préoccupé pour approfondir la question. A l’évidence, le Vlagh nous envoie des espions depuis pas mal de temps.

— Qui est Omago ? demanda Zelana.

— Un ami sûr et solide qui exploite un grand verger, près de ma maison. Il en sait plus long que quiconque sur l’agriculture, et il n’a pas les oreilles dans sa poche. Quand les autres paysans viennent lui demander conseil, ils lui racontent tout ce qui sort de l’ordinaire. Bref, Omago est ma meilleure source d’informations.

— C’est le chef de tes humains ? demanda Arc-Long.

— Je n’irais pas jusque-là, mon ami. Il donne des conseils, pas des ordres.

— Et ça ne revient pas au même, selon toi ? Un bon chef procède ainsi. Les mauvais passent leur temps à brailler sur leurs hommes. Heureusement, ils ne restent pas longtemps en place.

— Il a raison, Veltan, dis-je. Tu devrais parler de tout ça à Omago. Averti de ce qui se prépare, il préviendra les autres. Tes humains doivent savoir que les hordes du Vlagh fondront bientôt sur eux. Ainsi, ils s’apprêteront à combattre.

— C’est idiot ! explosa Veltan. Mes paysans ignorent jusqu’au sens du mot « guerre ». Sinon, pourquoi aurais-je engagé l’armée de Narasan ? Omago s’assurera que les soldats soient convenablement nourris, et ce sera sa seule contribution au conflit. (Il eut un petit sourire.) Si c’est Ara qui cuisine, nous aurons du mal à convaincre les Extérieurs de rentrer chez eux, après la victoire…

— Ara ? répéta Zelana.

— La femme d’Omago… Une vraie beauté, et le meilleur cordon-bleu du monde. Les fumets qui montent de sa cuisine me mettent parfois l’eau à la bouche. C’est tout dire !

— Au fait, Veltan, coupai-je, Aracia et moi aimerions amener chez toi les commandants de nos armées, en qualité d’observateurs. Puisqu’ils devront affronter les monstres du Vlagh, autant qu’ils sachent à quoi s’attendre.

— Ça ne me dérange pas, grand frère, fit Veltan avec un sourire un peu arrogant. Je vais dire à Narasan et à Sorgan de cingler vers le sud. Ensuite, mon éclair me ramènera chez moi, et je parlerai à Omago. Pour l’instant, nous ne pouvons rien tenter de plus. Comme tout peut arriver, il faudra improviser au jour le jour.

— Tu crois que ça nous changera beaucoup ? demandai-je, soudain morose. Au fond, nous faisons ça depuis le début.

— Tu veux dire « le début de la guerre » ? avança Zelana.

— C’est bien trop restrictif, ma sœur. En réalité, nous improvisons depuis le commencement des temps.

— Ça pimente l’existence ! fit Zelana avec un sourire espiègle. Quand on sait ce qui arrivera, on s’ennuie à mourir ! Pas vrai ?

Je jugeai préférable de ne pas épiloguer…