5

Une heure après le début de la réunion, Ara fit irruption dans la salle ronde.

— Ces gentilshommes sont servis ! annonça-t-elle. Venez manger avant que ça refroidisse.

— Messires, vous allez vivre un moment inoubliable, déclara Veltan, non sans fierté. Ara est la meilleure cuisinière de l’univers.

— Cette fille gaspille son véritable talent, lança Jalkan avec un rictus obscène. A Kaldacin, une poupée pareille se ferait une fortune.

Un frisson glacé courut le long de l’échine d’Omago.

— Je ne suis pas sûr de te suivre, Jalkan, lâcha-t-il d’une voix dangereusement atone.

— Tu es aveugle, l’ami ? Cette servante me fait bouillir le sang. Je paierais cher pour l’avoir dans mon lit !

D’instinct, Omago flanqua au Trogite un direct du droit qui l’expédia au tapis.

Jalkan se releva péniblement, cracha du sang – et quelques dents –, puis porta la main à son ceinturon, où pendait une dague.

Keselo fut plus rapide. Dégainant son épée, il en plaqua la pointe sur la pomme d’Adam de son compatriote.

— Lâche cette arme, Jalkan ! ordonna-t-il. Sinon, je t’égorge sur-le-champ.

— Ce bouseux m’a frappé ! Pour cette offense, il mérite la corde. Je suis un officier !

— Tu en étais un, corrigea Narasan, glacial. Je te supporte depuis trop longtemps, mais tu viens de me fournir le prétexte que j’attendais. Ta carrière dans l’armée est terminée, et personne ne s’en plaindra.

— Tu ne peux pas me chasser ! J’ai payé pour mon grade. Une vraie fortune !

— Oui, de l’or que tu avais extorqué à des malheureux, rappela le général. C’est fini pour toi, Jalkan. (Narasan se tourna vers Padan.) Couvre cet escroc de chaînes et ramène-le sur la plage. Quand je serai plus calme, je déciderai de son sort. (Une idée lui traversa l’esprit.) Omago, veux-tu le châtier, ou préfères-tu que je m’en charge ? Les coutumes du Pays de Dhrall ne me sont pas familières, j’en ai peur. Comme il a insulté ta femme, il serait juste que tu choisisses la punition.

— Ne plus l’avoir sous les yeux suffira, général, répondit le fermier, les poings serrés.

— Dans ce cas, je m’occuperai de lui… Padan, conduis cette vermine sur la plage !

— Avec joie, général ! répondit l’officier. Tu veux y aller sur tes jambes, sac d’excréments ? Ou tu préfères que je t’y propulse à grands coups de pied dans le cul ?

— Joliment dit, Padan, souffla Barbe-Rouge, franchement admiratif.

— J’ai toujours été doué pour les discours, répondit le Trogite, modeste.

 

Le lendemain, quand Omago entra dans la salle de la carte, plusieurs inconnus y conversaient avec Veltan.

— Te voilà enfin, mon ami ! se réjouit le maître du Sud. J’attendais impatiemment de te présenter nos visiteurs. (Il désigna un grand type barbu vêtu de peaux de bêtes.) Voilà Dahlaine du Nord, mon frère aîné…

— Ravi de te connaître, Omago, fit le barbu avec un bref hochement de tête.

— Tout le plaisir est pour moi, répondit le fermier, dubitatif.

Sans qu’il sache pourquoi, le frère de Veltan le mettait terriblement mal à l’aise.

— Tu connais déjà Zelana, continua Veltan, mais pas ma seconde sœur, Aracia.

Vêtue comme une reine, la maîtresse de l’Est toisa le fermier de haut.

— Ma dame…, la salua poliment Omago.

— Dahlaine et Aracia ont voulu amener chez nous les chefs de leurs armées de mercenaires, annonça le maître du Sud. A titre d’observateurs, en somme. Puisqu’ils devront un jour combattre les hordes du Vlagh, autant qu’ils sachent à quoi s’attendre.

— Laisse-moi m’occuper de ça, Veltan, intervint Dahlaine. (Il se tourna vers Omago.) Il paraît que tu es le chef de l’armée locale ?

— « Armée » est un grand mot, répondit Omago. Nous découvrons à peine la notion de guerre, mais le général Narasan a promis de nous entraîner convenablement.

— Sais-tu ce qu’est un cheval ?

— J’ai peur que non, messire…

— En gros, c’est une vache sans cornes capable de courir très vite, expliqua le maître du Nord. (Il posa une main sur l’épaule d’un type maigrichon au visage couturé de cicatrices.) Je te présente le prince Ekial, chef des cavaliers Malavis. Son peuple a apprivoisé les chevaux, leur apprenant à porter des sacs de grains ou des fagots de bois. Un jour, un gaillard intelligent s’est avisé que ces braves bêtes pouvaient aussi véhiculer des gens – et avaler les distances plus rapidement qu’eux. Les cavaliers prirent l’habitude de se déplacer ainsi. Quand une guerre éclata, ils s’aperçurent que combattre à dos de cheval était très efficace. Puisqu’il n’y a pas d’équidés au Pays de Dhrall, les serviteurs du Vlagh seront déconcertés par mes combattants. Lorsqu’ils se seront frottés à eux, les rares survivants en garderont un mauvais souvenir, je suis prêt à le parier !

— Prince, demanda Omago, pour voyager, vous montez vraiment sur le dos d’un animal ?

— C’est moins fatigant que la marche, et les chevaux adorent galoper. Avec une bonne monture, on va environ cinq fois plus vite qu’à pied…

— Si on passait à la suite ? s’impatienta Aracia. J’ai du pain sur la planche, moi ! (Elle se tourna vers Omago.) Cette fois, essaie de te comporter en gentilhomme, paysan ! (Elle désigna une grande femme, son index insistant sur le très long couteau glissé à son ceinturon.) Je te présente Trenicia, la reine des amazones de l’île d’Akala. Tous les pays n’ont pas les mêmes coutumes, au cas où tu l’ignorerais. Sur Akala, les femmes gouvernent et ce sont elles qui combattent.

— Et que font les hommes ? demanda Ekial.

— Le moins de choses possible, répondit Trenicia. Au fil des ans, ils se sont arrangés pour nous refiler les corvées. L’agriculture, la chasse et même la guerre… Nos mâles, assis en rond, prennent du ventre et palabrent au sujet d’une ânerie qu’ils ont pompeusement baptisée « philosophie ».

— Ton épée n’est pas un peu fine ? demanda le prince. Je doute qu’elle soit assez solide pour transpercer une armure.

— Pourquoi m’épuiserais-je à traverser du métal ? répliqua Trenicia. Le plus important, sur mon arme, c’est la pointe. Elle est très acérée et s’enfonce aisément dans la chair de mes ennemies. On n’imagine pas le nombre d’endroits qu’on peut frapper, sur le ventre ou la tête d’une adversaire. Après quelques coups bien placés, les guerrières que j’affronte perdent tout intérêt pour le conflit en cours.

— Tu te bats contre d’autres femmes ? demanda Zelana sans dissimuler sa surprise.

— Comment faire autrement ? répliqua Trenicia. Nos hommes ne savent pas par quel bout tenir une épée. Il y a quelques années, une polémique a fait rage sur notre île, au sujet de l’identité de la véritable reine. Aujourd’hui, c’est terminé. Les survivantes s’accordent à dire que je porte la couronne, et qu’il convient de m’obéir. (L’amazone eut un sourire radieux.) N’est-ce pas merveilleux, chers amis ?

Omago en eut des frissons dans le dos. Sous une apparence avenante, cette femme dissimulait une sauvagerie qui lui glaçait les sangs.

Dahlaine entraîna Veltan à l’écart – mais pas assez pour que le fermier n’entende pas leur conversation.

— As-tu parlé de la seconde invasion à tes mercenaires ? demanda le maître du Nord à voix basse.

— Pas encore… Je ne sais pas comment faire pour informer Narasan sans le vexer à mort. J’espère régler ce problème seul, ou avec l’aide de Zelana. Elle est très douée pour influencer les vents et les marées. Si elle daigne s’en occuper, la flotte d’invasion fera du surplace pendant les quelques siècles à venir.

— Je ne parierai pas là-dessus, souffla Dahlaine. Dans le rêve d’Ashad, la deuxième force débarque bel et bien sur les côtes de ton Domaine.

— Ça ne veut rien dire. Au Pays de Maag, Eleria a rêvé que Sorgan et tous ses hommes périssaient. Mais l’intervention d’Arc-Long a modifié les événements. Ces songes sont parfois des avertissements plus que des prédictions…

— C’est possible, concéda Dahlaine, mais garde quand même les oreilles et les yeux ouverts…

 

— La base cylindrique du fer de lance s’emboîte parfaitement au bout du bâton, expliqua Lièvre à Omago. (Les deux hommes travaillaient ensemble dans la cour du fermier.) Quelques coups de marteau suffisent à solidariser le tout.

— C’est sûrement plus efficace qu’un couteau attaché par des lanières de cuir, admit Omago. La nuit dernière, j’ai réfléchi, et je voudrais te parler d’une nouvelle idée…

— Encore une de tes explosions ?

— En quelque sorte… Si une lance avait plusieurs pointes, ne serait-elle pas plus redoutable ?

— Je crains de n’avoir jamais vu une arme pareille…

Omago entra dans son hangar à outils et en sortit avec un râteau à foin.

— Cet outil sert à collecter la paille, après la moisson du blé, dit-il en tendant le râteau au petit pirate. Si les pointes étaient droites, et pas pliées à quatre-vingt-dix degrés, elles pourraient faire des armes redoutables.

Le front plissé, Lièvre martela distraitement son enclume.

— Tu as encore mis le doigt sur quelque chose, Omago. En principe, une lance n’a qu’un fer, puisqu’on veut tuer un seul ennemi à la fois. Avec le venin que nous utilisions à Lattash, on éliminerait trois ou quatre monstres d’un coup. Faisons un essai, puis allons voir ce qu’en pensent le Cap’tain et le général Narasan. Si tes gars avancent en ligne, comme tu l’as dit, un mur de pointes empoisonnées se dressera devant les monstres.

— Qui a eu l’idée de tremper les flèches dans du venin ?

— Arc-Long, ou son chamane, Celui-Qui-Guérit… A vrai dire, je ne sais pas trop. Arc-Long massacre les monstres depuis son adolescence. Avant de l’avoir vu tirer à l’arc, on n’imagine pas à quel point il est bon…

— T’a-t-il dit pourquoi il déteste tant les serviteurs du Vlagh ?

— Non, mais un membre de sa tribu m’a tout raconté. Un homme-serpent a assassiné la fille qu’Arc-Long allait épouser. Depuis, tuer des monstres est une obsession pour lui… Bien, fabriquons une lance multifers, puis allons consulter nos chefs. Si le résultat est ce que je crois, ils seront enchantés. Mon vieux, tu es une mine à idées.

— C’est à cause de la paresse, avoua Omago. Un jour, j’inventerai un outil qui fera tout le travail à ma place. Comme ça, je resterai au lit jusqu’à midi…

— Depuis mon premier jour de forge, je rêve d’un outil de ce genre, conclut Lièvre avec un grand sourire.

 

Keselo retourna le bouclier de fer et montra la face arrière à Omago.

— Il faut glisser ton bras gauche dans la sangle de cuir et serrer fermement la barre transversale. Le bouclier devient ainsi une extension de ton bras, et il suffit de le lever pour parer les coups de lance ou d’épée de ton adversaire. Les créatures que nous avons affrontées dans le canyon n’avaient que leurs crocs et leurs dards. Ces boucliers les tiennent à distance, neutralisant leurs attaques. Ce matin, j’ai parlé à Lièvre. Comme moi, il pense que des boucliers en bois suffiront, puisque les serviteurs du Vlagh n’ont pas d’armes en métal. De toute façon, nous n’aurions pas assez de matériel pour équiper tous tes hommes. Le bois est plus facile à porter et à manier que le fer ou le bronze.

— Et sur un bouclier en bois, Lièvre n’aura aucun mal à fixer un fer de lance, juste au milieu.

— Bon sang, je n’avais jamais pensé à ça ! s’exclama Keselo. D’où t’est venue cette inspiration ?

— Un enchaînement d’idées, rien de plus… Imagine qu’un monstre parvienne à passer sous la garde d’un de mes lanciers. Si son bouclier est muni d’un fer de lance trempé dans le venin, il aura encore une chance de sauver sa peau. Et de tuer son adversaire.

— Tu es un génie, mon vieux !

— N’exagérons rien, fit le fermier, embarrassé par l’enthousiasme du jeune Trogite. Si j’ai bien compris, pour savoir former la phalange dont a parlé ton général, il faut beaucoup s’entraîner…

— Ça prend au minimum des semaines, confirma Keselo. La formation en phalange exige d’abord que tous les boucliers des soldats se chevauchent, afin de présenter une muraille de fer à l’adversaire. Chaque homme cale ensuite l’embout de sa lance au creux de son bras droit, et il tient la hampe de la même main. Pour que ce soit efficace, il faut serrer très fort la barre transversale du bouclier et la lance. Au début, les soirs d’entraînement, on a mal aux muscles des deux bras. Avec le temps, les choses s’arrangent. Le vrai secret, mon ami, c’est que les soldats doivent oublier qu’ils sont des individus. Devenus une unité, il leur faut faire montre d’une parfaite coordination. Dans une bonne phalange, une fois les lances en place, tous les guerriers avancent au même pas. Ils ne propulsent pas leur arme dans la poitrine de l’ennemi, comprends-tu ? Ils les portent vers la cible, comme une marée qui déferle sur du sable.

— Ce n’est pas un jeu d’enfant, fit Omago, troublé.

— Pour sûr que non ! confirma Keselo. Nous commencerons par apprendre à tes hommes l’art de marcher au pas. Pour ça, il faut poser le pied gauche sur le sol exactement au même instant que les autres. Au bout d’un moment, ça devient une seconde nature, et on le fait quasiment en dormant.

— Etre soldat est sacrément plus compliqué que je ne l’aurais cru, admit Omago.

— C’est toujours moins épuisant qu’un travail honnête, répondit Keselo avec un petit sourire.

 

— Mes drakkars sont beaucoup plus rapides que tes rafiots poussifs, Narasan, déclara Sorgan Bec-Crochu au beau milieu du dîner. Je pourrais conduire les archers de dame Zelana ici deux fois plus vite que toi !

— Mais tu en amènerais deux fois moins, répondit sèchement le général. Nous pourrions nous disputer toute la nuit sur ce qui serait le mieux : la vitesse, ou le nombre.

— Sacré Trogite ! Tu trouves toujours un moyen tordu de t’en sortir, pas vrai ?

— Personne n’est parfait, lâcha Narasan, ironique.

— Veltan, demanda soudain Arc-Long, où est exactement la frontière entre ton Domaine et celui de Zelana ?

— On ne peut pas vraiment parler de frontière, répondit le maître du Sud. Pourquoi cette question ?

— La plupart de nos archers sont des chasseurs, donc des hommes capables de courir bien plus vite que des fermiers sédentaires. Que ce soit ceux de Sorgan ou de Narasan, les navires devront suivre un très long chemin pour rallier Lattash. Si j’ai bien analysé ta maquette, un trajet en ligne droite du village jusqu’à ta maison représente moins de la moitié de cette distance. Mes chasseurs peuvent venir ici par voie de terre. (Arc-Long se tourna vers Sorgan.) Si ça t’amuse, nous pourrions faire la course, et même parier sur le résultat.

— Je miserai sur Arc-Long, Sorgan, avertit Narasan.

— N’espère pas gagner de l’argent sur mon dos, l’ami ! s’écria Sorgan. Depuis que je connais ce fichu Dhrall, j’ai appris une chose : on n’a jamais raison contre lui !

 

Le lendemain matin, un Trogite chauve nommé Gunda monta de la plage pour s’entretenir avec le général.

— Un de nos secrétaires a fait une copie de ma carte pour Andar, annonça-t-il. Il conduira le reste de l’armée ici en empruntant la brèche, dans la barrière de glace. Puis j’ai acheté un chalutier pour revenir au Pays de Dhrall et savoir où vous voulez que les hommes débarquent. Dès que vous me l’aurez dit, j’irai rejoindre Andar pour le guider jusqu’à la zone choisie.

— Combien de temps cela te prendra-t-il ? demanda Narasan.

— Deux bonnes semaines… Les choses ont commencé à chauffer, dans le coin ?

— Pas à notre connaissance… Mais avec les hommes-serpents, on n’est jamais sûr de rien. Pourquoi Padan n’est-il pas venu avec toi ?

— Eh bien… il est un peu nerveux, général. Quand il vous verra, il devra vous raconter deux ou trois trucs qui ne vous rempliront pas de joie.

— Quoi, par exemple ?

— Suis-je obligé de répondre, chef ? Je ne voudrais pas que Padan me prenne pour une balance…

— Considère ça comme un ordre. Que se passe-t-il sur la plage ?

— Hier matin, quand il s’est réveillé, Padan a remarqué que le chalutier de Veltan n’était plus là.

— Pardon ? s’étrangla le général.

— Il a disparu, oui… Mais il y a pire. Padan m’a dit que vous avez chassé Jalkan de l’armée, et qu’il devait être mis aux fers. Mon collègue n’est pas idiot, et il a vite additionné deux et deux. Quand il a vérifié, Jalkan n’était plus à fond de cale, pieds et poings liés ! Lui aussi s’est volatilisé ! On pourrait prendre ces événements pour une coïncidence, mais je ne parierais pas un mois de solde là-dessus.

— Tu es obligé de tout tourner à la farce, Gunda ? demanda Narasan, irrité.

— Je vous ai fait mon rapport, général, comme vous l’aviez demandé. Un bon soldat obéit toujours à ses supérieurs, non ?

L’officier chauve imita à la perfection l’indignation d’un innocent injustement accusé.

Puis il éclata de rire.

 

Au terme d’une longue réflexion, Omago arriva à une conclusion qu’il se plut à tenir pour définitive. Si les Extérieurs étaient techniquement plus avancés que les habitants du Pays de Dhrall, leur organisation sociale laissait à désirer. En fait, ils ne valaient guère mieux que de sales gosses – n’étaient les armes qu’ils trimballaient et leur fichue manie de guerroyer sous n’importe quel prétexte.

Leur agressivité, aussi enfantine fût-elle, se révélait précieuse pour le Pays de Dhrall. Le conflit à venir exigeait que les dieux engagent une multitude de tueurs qualifiés. Le choix de Veltan et de Zelana n’aurait pas pu être meilleur, de ce point de vue.

Omago sourit. Les Extérieurs avaient été soufflés par la plupart de ses « inventions ». Prenant les humains de Dhrall pour des « sauvages primitifs », ils n’avaient sûrement pas prévu que l’un d’eux leur donne des leçons d’armurerie.

Réfléchissaient-ils ainsi parce qu’ils ignoraient – ou se fichaient comme d’une guigne – qu’Omago, depuis son enfance, suivait une formation intensive et complète sous l’aile de Veltan ? Parmi les Trogites et les Maags, qui aurait pu se vanter d’avoir eu un dieu pour professeur ? La vivacité d’esprit du fermier était devenue sa seconde nature. Passer en un éclair de la cause à l’effet était pour lui un réflexe. Apparemment, cette logique dépassait les Extérieurs, dont les idées partaient dans toutes les directions, et le plus souvent au hasard.

A l’évidence, ils ne savaient rien de la source de presque toutes les inventions. Au lieu de penser : « Il me faut un objet capable d’accomplir telle ou telle tâche », ils se demandaient : « Que pourrais-je donc faire avec ce truc si je le fabriquais ? » Et bien entendu, ils trouvaient rarement la réponse.

Cela dit, en matière d’âneries, Omago n’avait rien à envier à ses nouveaux compagnons. En l’insultant, Jalkan lui avait donné une occasion idéale de mettre hors d’état de nuire un individu qui risquait de se révéler dangereux.

— J’aurais dû le tuer sur-le-champ, marmonna le fermier, dégoûté. Narasan m’a tendu la perche, et je n’ai pas su la saisir. Tout ça pour ne pas offenser les Trogites ! Imbécile que je suis ! A coup sûr, nous n’avons pas fini d’entendre parler de cette vermine à la langue de vipère !

Soudain, une idée étrange s’imposa à Omago. Ara avait-elle délibérément provoqué le Trogite ? Qu’elle en fût capable n’était pas douteux, il pouvait en témoigner. Après tout, que lui avait-elle fait d’autre, lors de leur première rencontre ? Poser les yeux sur elle avait suffi à l’ensorceler…

Si Ara avait incité Jalkan à la traiter ainsi, sa motivation était des plus évidentes. Et Omago – soit-il mille fois maudit ! – n’avait pas su jouer son rôle convenablement.

Oui, Ara voulait qu’il explose comme un sauvage ! Elle désirait qu’il fracasse le crâne de Jalkan, ou qu’il l’étripe proprement avec son nouveau couteau en fer.

— Si c’était ça, elle aurait dû me dire ce qu’elle avait en tête. (Omago haussa les épaules.) Bah, elle y pensera peut-être la prochaine fois…