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— J’ai dû déplaire à mon Oran, dit tristement Jalkan au chef des serviteurs du palais de l’Adnari Radan. Selon lui, nous devons archiver les dimensions précises de toutes les propriétés foncières de l’Église à Kaldacin. Mais je crois qu’il ment comme un arracheur de dents. Depuis que j’appartiens au culte d’Amar, c’est la corvée la plus assommante qu’on m’ait collée sur le dos. Je serai un vieillard décrépit avant d’avoir pris la moitié de ces mesures.
— Nous vivons pour servir…, souffla pieusement le domestique.
— Ça, on peut le dire ! ricana Jalkan. (Il désigna une porte lourdement ornementée.) C’est le bureau de l’Adnari ? Je ne voudrais pas le déranger…
— Il est au temple, en ce moment…
— Quelques minutes suffiront… Et si vous avez à faire, n’hésitez pas à me laisser. Je ne toucherai à rien, et je refermerai en partant.
— J’ai effectivement du travail, dit le vieil homme. Vous n’aurez pas besoin de moi, c’est sûr ?
— Je fais ça depuis des semaines. Encore un effort, et je mesurerai en dormant !
Le domestique sourit et s’éloigna dans le couloir.
Une fois dans le bureau, Jalkan regarda autour de lui. L’endroit regorgeait d’objets précieux dont il s’empressa de dresser la liste – très sélective, puisqu’il consigna seulement les plus belles pièces. L’Adnari Radan avait des goûts de luxe. Bref, un « client » parfait pour Rabell.
Le hiérarque revint au temple en sifflotant, ravi de sa moisson.
Il s’engagea d’un pas guilleret dans l’escalier qui menait à sa cellule, au deuxième étage… et se pétrifia en découvrant, sur le palier, les trois membres des Régulateurs – la police interne du culte – qui l’attendaient pour le cueillir au vol.
Jalkan tenta de fuir, mais il ne fut pas assez rapide. Les trois hommes le rattrapèrent, le ceinturèrent et le plaquèrent contre un mur.
— Je n’ai rien fait ! s’indigna-t-il.
Avec une nonchalance étudiée, un des Régulateurs lui flanqua dans l’estomac un coup de poing qui lui coupa le souffle. Pendant qu’il haletait, les trois brutes le couvrirent de chaînes.
— Tu es en état d’arrestation, hiérarque Jalkan, dit le chef de la patrouille. Suis-nous docilement, si tu ne veux pas être battu à mort.
— De quoi m’accuse-t-on ?
— On n’en sait rien, et on s’en fiche ! L’Adnari Estarg nous a dit de t’interpeller, et nous obéissons.
Jalkan trembla aussitôt comme une feuille. Réputé pour sa dureté, l’Adnari Estarg était l’homme le plus puissant de l’Église d’Amar. Si les lois du culte interdisaient qu’on exécute un prêtre, un hiérarque ou même un novice, tout le monde savait que les châtiments de l’Adnari étaient souvent pires que la mort.
Les Régulateurs traînèrent leur prisonnier, dûment terrifié, jusqu’au somptueux palais qui jouxtait le temple principal de la foi amarite. Lui faisant gravir un escalier de marbre, ils conduisirent Jalkan dans un bureau richement meublé, au deuxième étage de l’édifice. Là, ils le forcèrent à s’agenouiller devant le fauteuil-trône de l’Adnari, un obèse digne de Rabell, mais vêtu des robes pourpres de sa charge.
— Le prisonnier Jalkan, Seigneurie, annonça le chef de la patrouille.
— Excellent, fit le saint homme en se frottant les mains. Ce sera tout, soldats. Je me chargerai de ce mécréant.
— Comme il vous plaira, dit le Régulateur en s’inclinant.
Il fît signe à ses compagnons, qui lui emboîtèrent le pas, et sortirent en saluant.
— Quelle honte, hiérarque Jalkan…, soupira Estarg. Vraiment, c’est lamentable… Que faire d’un saligaud comme toi ?
L’Adnari semblait plus amusé que furieux. Un signe que Jalkan jugea encourageant.
— Tu as conscience, j’espère, d’avoir profané un lieu saint en le transformant en repaire de voleurs ?
— L’endroit est abandonné depuis longtemps, Seigneurie.
— Il n’en est pas moins saint pour autant, Jalkan.
— De plus, ce n’était pas mon idée… Le chef d’une bande de voleurs a investi les lieux sans nous demander la permission.
— Il aurait fallu en parler à ton Oran…
— Eh bien…
Jalkan hésita, à la recherche d’une explication qui n’aggrave pas encore son cas.
— J’attends que tu te justifies, hiérarque.
— J’ai perdu la tête, Seigneurie, avoua Jalkan. Ces voleurs gagnent des fortunes, et…
— … tu as saisi l’occasion de les détrousser.
— Je prenais un ridicule quart du butin… Au début, je pensais obtenir plus, mais Rabell n’a rien voulu savoir.
— Rabell ?
— Le gros type qui dirige les voleurs… Il vend le produit de leurs rapines. Mais l’idée de génie, c’est d’utiliser des enfants.
Estarg releva vivement la tête.
— Des enfants ? Quel rôle jouent-ils dans cette affaire ?
— Ils se chargent des vols, Seigneurie. D’après ce que je sais, les truands recourent à cette méthode depuis des lustres. Les riches mettent en général des barreaux à leurs fenêtres. Les gamins de Rabell sont si petits qu’ils se faufilent partout sans difficulté. Enfant, l’obèse était le meilleur voleur de Kaldacin.
— Et quel rôle joues-tu dans ce plan grandiose, Jalkan ?
— Seigneurie, je préférerais ne pas en parler…
— A ta guise, hiérarque… Mais je ne doute pas que les Régulateurs trouveront un moyen de te délier la langue.
— Si vous le prenez comme ça… Hum… Je me charge en somme du repérage, dans de somptueuses demeures.
— Et comment t’y introduis-tu ?
— Il s’agit surtout des palais de nos plus riches prélats, Seigneurie. Je prétends que nos érudits exigent de connaître les dimensions exactes de toutes les pièces des bâtiments qui appartiennent à l’Église. Ce mensonge m’ayant ouvert bien des portes, j’ai dressé la liste des demeures les plus intéressantes. Rabell s’occupe du reste, et je reçois vingt-cinq pour cent des bénéfices. Ses voleurs sévissent aussi ailleurs, mais là-dessus, je n’ai droit à rien.
— Je commence à comprendre… Tu es très malin, hiérarque Jalkan. Mais tu as conscience, j’espère, d’avoir commis un crime ?
Le prisonnier recommença à trembler.
— Ne meurs pas de peur… Je crois avoir trouvé un moyen de te faire expier tes péchés. Car dans la vie, tout a un prix. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Je paierai tout ce que vous voudrez, Seigneurie.
— Tu ne crois pas si bien dire… Mais revenons à nos affaires. Combien d’enfants Rabell contrôle-t-il ?
— Je ne saurais le dire… En fait, je n’ai aucun contact avec leurs superviseurs.
— Leurs superviseurs ?
— Des bandits dont les gamins sont la propriété. Ils choisissent les objectifs et montent la garde pendant le cambriolage.
— Notre petite affaire semble très bien organisée…
— Notre affaire, Seigneurie ?
— Informe Rabell qu’il a un nouvel associé – majoritaire, évidemment. Je ferai rédiger un ordre de « mesure universelle de nos propriétés » et j’y apposerai mon sceau. Ce document te donnera accès à des palais dont tu ignorais jusqu’à l’existence. Notre glorieux Naos, Parok VII, est si gâteux qu’il ne distingue plus le jour de la nuit. Du coup, c’est moi, le doyen des Adnaris, qui dirige l’Église. Ma parole a force de loi, Jalkan. Pour commencer, tu distribueras des uniformes de Régulateurs à tes « superviseurs ». Ce sera très utile, puisque personne n’ose contrarier ces gentilshommes. Ne manque pas d’avertir Rabell que les choses vont beaucoup changer.
— Seigneurie, comment le contacter, alors que je suis couvert de chaînes ?
— Sans blague, mon bon Jalkan ? fit l’Adnari avec une innocence parfaitement imitée. N’est-il pas étrange que ce détail m’ait échappé ?
— Rabell, du changement s’annonce ! lança Jalkan quand il retourna au temple abandonné.
— Quel changement ? demanda l’obèse, soupçonneux.
— Après ma visite au palais de Radan, je suis retourné chez moi, pour mettre mes notes au propre. Mais trois Régulateurs m’y attendaient…
— Et tu es encore vivant ?
— Les Régulateurs sont un rien moins sauvages qu’on le dit, mon ami. Bien sûr, ils m’ont enchaîné et traîné jusqu’au palais de l’Adnari Estarg.
Rabell blêmit.
— Sa Seigneurie avait entendu des rumeurs au sujet de nos affaires, et elle m’a fait cracher toute la vérité.
— En ne traînant pas, nous aurons quitté Kaldacin avant le coucher du soleil ! cria Rabell.
— Pas de panique, mon vieux ! Après avoir entendu ma confession, l’Adnari a décidé de devenir notre chef.
— Tu te crois drôle, Jalkan ? Si oui, c’est raté…
— Ouvre bien les oreilles, Rabell. Il promulguera un décret sur l’enregistrement universel des propriétés foncières du culte. A cette fin, il faudra mesurer jusqu’aux plus petits placards. En présentant un document frappé du sceau d’Estarg, je me ferai ouvrir toutes les portes. Dans une semaine, nous commencerons à piller des demeures dont nous ne connaissions pas l’existence. Et ce n’est pas tout ! Les gaillards qui s’occupent des enfants porteront des uniformes de Régulateurs. Plus personne n’osera les embêter, mon vieux !
— Nous allons nous remplir les poches ! s’exclama Rabell, soufflé. Le monde sera à nous ! Si tout ça est un rêve, surtout, ne me réveille pas !
— Je n’y penserai même pas, mon cher ami ! jura Jalkan.
Avant d’éclater de rire – comme son compagnon.
Le Régulateur qui avait arrêté Jalkan quelques mois plus tôt frappa poliment à sa porte.
— L’Adnari Estarg souhaite vous voir, hiérarque, dit-il avec une courtoisie émouvante.
— J’arrive, répondit Jalkan en se levant d’un bond.
Ils gagnèrent le palais, où il fut immédiatement conduit dans le bureau de son maître.
— Te voilà enfin, mon ami, dit le gros Adnari. Notre horizon s’illumine de plus en plus…
— Vraiment ?
— Parok VII, notre saint Naos, a de graves problèmes de santé. Ses médecins pensent qu’il ne séjournera plus très longtemps en ce monde.
— Je prierai pour qu’il se rétablisse, Seigneurie.
— Comme nous tous, mais sans tomber dans l’excès, cependant. Amar est très occupé. S’assurer du rythme des saisons, des levers et des couchers de soleil… Tous ces détails prennent un temps fou ! Parok VII a eu une belle vie, et il partira le cœur en paix. Il manquera cruellement à l’Église, bien entendu, mais c’est ainsi que vont les choses… Bref, dès qu’un vieux gâteux sanctifié meurt, il faut bien le remplacer…
— Je crois deviner qui montera sur le saint-fauteuil quand notre cher Parok aura quitté ce monde, conclut Jalkan, tout guilleret.