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Keselo était au bord de l’épuisement. Les manœuvres nocturnes, à la faveur du brouillard de Zelana, avaient porté leurs fruits, et il ne contestait pas leur utilité. Mais l’accumulation de nuits blanches l’avait vidé de ses forces.

Les jambes flageolantes, il était posté au centre de la sixième ligne de défense, du côté « Terres Ravagées » de la muraille de Gunda.

— Tu devrais dormir un peu, lui conseilla Omago. Je monterai la garde, mais ne t’inquiète pas, l’aube pointe à peine et les monstres ne passeront pas à l’attaque avant un moment.

— Je ne pourrai pas fermer l’œil, répondit Keselo. A mon avis, l’assaut est imminent, et ça me rend nerveux.

Aussi étrange que ce fût pour des hommes issus de cultures si différentes, le Trogite et le Dhrall avaient développé une solide amitié. S’ils s’entendaient très bien, Keselo était souvent déconcerté par l’aptitude du fermier à produire de brillantes idées.

— Un nouvel éclair de génie, mon ami ? demanda-t-il.

— Rien de notable…, soupira Omago. Je dois être un peu fatigué.

— Nous en avons bavé, ces derniers temps… Andar est un très bon officier, mais il pousse un peu trop les hommes… Tiens, voilà qui me donne une idée ! Si nous lui chantions une berceuse, il s’endormirait et nous nous reposerions.

— Le général Narasan lui soufflerait dans les bronches, à son réveil !

— C’est probable ! Oublions ça, pour le moment… Si tu essayais de m’empêcher de tomber comme une masse ? Par exemple, en m’en disant plus sur Veltan ? Dans le canyon, je ne l’ai pas beaucoup côtoyé.

— Si ça t’amuse, nous pourrions en avoir jusqu’à demain matin. Quand j’étais gamin, Veltan passait beaucoup de temps dans le verger de mon père.

— Pour lui voler des pommes ?

— Non. Il venait au printemps, lorsque les arbres sont en fleurs. A cette période de l’année, c’est un spectacle magnifique. Veltan s’asseyait près de moi et nous parlions. En réalité, il tenait un monologue et j’écoutais, découvrant des épisodes de sa vie que seuls les humains de son Domaine connaissent.

— Sans blague ? Tu as des exemples ?

— Un jour, il a offensé Notre Mère l’Eau, et elle l’a exilé sur la lune.

Les paupières lourdes, Keselo avait fermé les yeux. De surprise, il les rouvrit, ronds comme des soucoupes.

— J’ai bien entendu ? Veltan est allé sur la lune ?

— Eh oui ! Notre Mère l’Eau était furieuse. Le pauvre Veltan a dû rester des milliers d’années là-haut. Mais la lune s’est jouée de lui. Comme elle appréciait sa compagnie, elle lui a fait croire que sa punition devait durer longtemps. En fait, il aurait pu revenir après un mois ou deux.

— Tu as trop d’imagination, Omago ! accusa Keselo.

— Je me contente de répéter les propos de Veltan. (Le fermier sourit.) On dirait que ça t’a réveillé, mon ami ! (Il regarda vers l’est.) Le soleil se lèvera bientôt. Si les monstres sont fidèles à leurs habitudes, ils ne devraient pas tarder…

— Ne réponds pas si ça t’embarrasse, dit Keselo, mais comment un fermier ordinaire comme toi a-t-il pu séduire une telle beauté ?

— Je n’ai rien séduit du tout… C’est Ara qui s’est chargée du boulot. Elle est passée dans mon verger pendant que je cueillais les pommes vertes surnuméraires pour donner de l’air aux autres. Mon travail l’intriguait. Elle m’a interrogé et je lui ai expliqué le principe. Après son départ, j’ai pensé à elle pendant des semaines. Puis elle est revenue me faire la déclaration la plus étonnante que j’aie entendue.

— Qu’a-t-elle dit, si tu n’as pas oublié ?

— Ces mots ne risquent pas de s’effacer de ma mémoire. « Je me nomme Ara, j’ai seize ans et je te veux. »

— Au moins, c’était direct…, commenta Keselo.

L’histoire d’Omago avait chassé sa fatigue. Aussi bizarre que ce fût, il se sentait vif et alerte.

— Keselo, puisque nous en sommes aux confidences, j’ai quelque chose à te dire. Ne te vexe pas, mais la vie militaire me pèse. Donner des ordres n’est pas dans mon tempérament, et je suis malade à l’idée de tuer des créatures qui ressemblent à des humains. Cela dit, Veltan compte sur moi, et je ne peux pas le laisser tomber. Mais si je fais trop d’erreurs, n’hésite pas à me secouer les puces.

— Tu t’en sors très bien, mon ami. Par exemple, en inventant la lance. Si mon professeur d’histoire ne racontait pas n’importe quoi, tu as parcouru en deux semaines un chemin qui a pris mille ans au reste de l’humanité.

Un peu gêné, Omago regarda de nouveau vers l’est.

— Le soleil se montre… Les choses sérieuses vont commencer.

 

Un cri familier monta des profondeurs des Terres Ravagées. Comme tous les matins, les monstres géants – mais certainement pas surdoués ! – se mirent en branle vers la position abandonnée la veille par les Trogites. Et une fois encore, ils furent stupéfaits de ne pas y trouver de défenseurs.

— Les insectes et les serpents ne sont pas très malins, hein ? fit Omago.

— Les pierres sont plus intelligentes…, répondit Keselo.

— Tu as un problème ? demanda le fermier en voyant que son jeune ami se prenait le pouls.

— Non, je compte… Si je ne me trompe pas, nous entendrons un nouveau cri dans cinquante-sept pulsations.

— De ton cœur… Le mien semble battre un peu plus vite.

L’ordre de continuer la charge ne tarda pas à retentir dans le désert.

— Cinquante-trois, annonça Keselo. Un des monstres doit être un peu moins abruti que les autres.

— Comment as-tu eu l’idée de compter ainsi ?

— On m’a appris ce truc pendant mes classes. Dans certaines situations, un bon minutage est essentiel. Ça marche moins bien quand on a couru, mais je n’ai plus bougé depuis l’aube. (Il désigna la barricade abandonnée.) Ils arrivent !

— Et ils s’arrêtent déjà ! ajouta Omago alors que les serviteurs du Vlagh se heurtaient à des pieux empoisonnés.

Keselo était soulagé que Narasan, annulant son ordre précédent, les ait autorisés à utiliser ce moyen d’éliminer les monstres. Si tout allait bien, avait argumenté Gunda, les cléricaux prendraient vite leur relève. Garder ses hommes en vie comptait plus à ses yeux que renouveler leur stock de venin.

— Cette fois, pronostiqua Keselo, l’information mettra plus longtemps à atteindre le Vlagh. Les pieux troublent les monstres, tu comprends…

— Et quand il sera averti, le Vlagh lancera les tortues-araignées sur les pieux ?

— Exactement. Dès qu’elles approcheront, les archers leur tireront dans les yeux, brisant leur assaut. (Keselo bâilla à s’en décrocher la mâchoire.) Ensuite, nous irons nous reposer.

— Et si les monstres attaquent de nouveau ?

— C’est peu probable… Ils ne l’ont jamais fait, et il leur faut longtemps pour modifier une tactique. Des mois ou des années, pour ce que j’en sais… Réveille-moi s’il y a du nouveau.

Le jeune officier alla s’allonger dans un coin confortable de la barricade et il s’endormit comme une masse.

 

Au début de l’après-midi, le colonel Danal le réveilla.

— Andar se demande si tu connais l’explication d’un phénomène très bizarre, dit-il.

— Quoi donc ? grogna le jeune Trogite en s’étirant.

— Jette un coup d’œil au mur de Gunda, en supposant que tu parviennes encore à le voir.

Keselo se leva et constata qu’un nuage jaune tourbillonnait devant la muraille.

— C’est une tempête de sable, colonel. Un phénomène très fréquent dans les régions désertiques.

— Tu devrais aller rassurer Andar. Un rien l’inquiète, ces derniers temps. Les bizarreries du Pays de Dhrall lui tapent sur les nerfs…

Keselo, Omago et Danal allèrent rejoindre leur chef.

— Le monde ne va pas s’ouvrir en deux ! annonça Danal. D’après Keselo, c’est un phénomène naturel.

— Puis-je avoir de plus amples explications, jeune homme ?

— C’est la première tempête de sable que je vois, messire. Dans les parties très arides du monde, où il y a peu d’arbres et de plantes, un vent puissant peut soulever le sable, ou la poussière, et le charrier sur des kilomètres. Quand les bourrasques cessent, tout retombe sur le sol.

— Et combien de temps durent ces tempêtes ?

— Tout dépend du vent, messire.

— Ce n’est pas très précis…

— Il en va toujours ainsi avec le climat. Dans ce domaine, nous ignorons encore beaucoup de choses. Bien sûr, nous savons qu’il fait chaud en été et froid en hiver. Mais à part ça… Dites quand même aux hommes de se couvrir le nez et la bouche. Respirer du sable n’est pas bon pour les poumons.

La tempête commençait déjà à dévaler la pente.

— Nous ne sommes pas les seuls que ça inquiète, dit Danal. Les monstres battent en retraite comme si une calamité fondait sur eux.

Le front plissé, Keselo fouilla dans ses souvenirs d’université. Et quelque chose lui revint.

— Ça doit avoir un lien avec la façon dont les insectes respirent.

— Il n’y a pourtant pas trente-six manières de le faire !

— Détrompez-vous, messire. Les insectes n’ont pas de nez. Ils respirent grâce à une série de trous, sur leurs flancs. Une tempête de sable ne gênerait pas des bestioles normales, parce que ces orifices sont minuscules. Ceux de nos adversaires géants doivent être en proportion. Donc, les grains peuvent les boucher. Et provoquer une mort par suffocation.

— Voilà qui me briserait le cœur ! lâcha Danal.

— Tu crois que cette tempête les tuera tous ? demanda Andar à Keselo.

— C’est peu probable… Les Terres Ravagées sont un immense désert où ces phénomènes doivent être fréquents. Nos ennemis ont sûrement découvert des moyens de se protéger. S’enfouir sous terre, voire sous un tas de semblables morts. Leur fuite prouve qu’ils se sentent en danger et cherchent une protection.

Un cri terrible monta du désert et se répercuta à des kilomètres à la ronde.

— Le Vlagh peut-il faire autant de bruit tout seul ? demanda Omago.

— C’est possible, fit Keselo. Mais ce n’est sûrement pas le cas. Il a des hordes de rejetons prêts à tout pour défendre leur « mère ».

— Je ne m’habituerai jamais à combattre une femme, soupira Andar.

— Celle-là voudrait nous donner en pâture à ses petits, rappela Andar. Dans ce genre de cas, les lois de la galanterie ne s’appliquent plus. Regarde les choses en face, mon ami. Si le Vlagh t’invite un jour à dîner, tu figureras sur son menu !