La traversée du pont fut plus ardue, plus longue que prévue. Steph dut faire face à une population hâve, épuisée, portant des baluchons, des valises, poussant des brouettes, défilant par vagues, espérant trouver, de l’autre côté, des véhicules qui les éloigneraient des zones de combat. Les réfugiés s’entremêlaient, se disloquaient, se rassemblaient, se repoussaient. Ébranlés par la peur et leurs récentes souffrances, ceux-ci ressemblaient à une tribu de fantômes, livides et pathétiques, en complète déroute.
Engagé dans le chemin inverse de celui qu’empruntait la cohue, Steph était sans cesse bousculé, retardé, retenu par cette foule apeurée.
Parfois, une main s’accrochait à son bras, d’autres fois un corps lui barrait passage. Des voix anxieuses le questionnaient sur les raisons de son retour :
« Où vas-tu ?
— Tu prends la mauvaise direction.
— Qu’y a-t-il de l’autre côté qui t’a fait fuir ? Dis-le-nous. »
Il repoussait les mains qui s’agrippaient à lui et tentait de les rassurer :
« Votre direction est la bonne. J’ai perdu ma femme, je retourne la chercher. Laissez-moi passer. »
La foule s’écartait, docile, compatissante.
« Bonne chance !
— Pourvu que tu la retrouves… »
Steph s’extirpait de cette masse compacte qui n’avait pour but que s’éloigner, fuir le plus loin possible. Il s’arrachait non sans mal de cette foule composée de visages hagards, de corps en perdition.
Il cherchait aussi à se dégager de leur emprise et du sentiment de pitié qui l’envahissait.
Il reprit sa route, d’un pas décidé, de plus en plus convaincu que Marie l’attendait chez elle ou bien au bas de son immeuble.
Elle avait sans doute fait partie de ces rares obstinés qui croyaient à la fin imminente des combats et qui avaient décidé de demeurer sur place.
Comment avait-il pu douter d’elle ? Et pourquoi ?