Chaque fois qu’il l’évoquait, Gorgio tremblait au souvenir de la rencontre avec son père. Son regard le poursuivait. Il regrettait parfois de n’être pas retourné sur ses pas pour demander des nouvelles de sa mère et de ses deux jeunes sœurs.
Soudain l’image du vieil homme, torse nu, qu’il venait de quitter, avait resurgi ; en même temps que celle de la jeune femme mortellement pâle. Il pressa le pas, il fallait leur venir en aide. Il le souhaitait vraiment.
Des groupes de francs-tireurs dispersés se retrouvaient de temps à autre pour comparer leurs tableaux de chasse. Gorgio n’irait pas cette fois au rendez-vous. Les visages du vieux et de la mourante l’obsédaient. Son seul but était à présent de se mettre en quête d’une ambulance.
Ces deux-là avaient soudain pris une énorme importance dans sa vie, il se demandait pourquoi. Était-ce de les avoir vus de si près, tandis que tant d’êtres demeuraient abstraits, perdus dans le lointain ?
Était-ce la présence de ce vieillard aux traits puissants, ravagés par le chagrin, qui s’était fortement gravée dans sa mémoire ? Ou celle de cette femme, jeune encore et belle, qui perdait son sang ?
Il s’étonnait de se sentir tellement concerné. Depuis les hostilités, il lui semblait vivre en marge de ses actes, parallèlement à cette guerre et à ses atrocités, comme si son double y participait, et le laissait hors champ.
Pour rejoindre l’hôpital, qui se trouvait à l’est de la ville, Gorgio irait à pied ; il n’y avait plus d’autre moyen de locomotion.
Depuis quelques semaines, Gorgio régnait sur tout un immeuble de grand standing, dévasté, criblé de balles, délaissé par ses propriétaires et ses locataires.
Il entrait et sortait des appartements à l’abandon, s’y nourrissait, y couchait. Il allait et venait entre ces grands espaces – souvent somptueusement meublés – en seigneur des lieux, vidant les frigidaires, s’allongeant sur de moelleux canapés, parcourant d’un air distrait des revues aux photos miroitantes ou de vieux journaux. L’électricité ne fonctionnait plus, mais il avait trouvé un lot de bougies rouges qu’il allumait vers le crépuscule avec le briquet argenté trouvé sur un guéridon, dont il ne se séparait plus. Il dénicha des cigarettes et même une boîte de cigares à moitié remplie. Au bout de quelques jours, il chercha un lieu propice pour s’y établir durant la poursuite des combats. Une sorte de nid d’aigle qui lui permettrait d’inspecter la rue du balcon à toute heure.
Il finit par élire domicile au neuvième étage d’un immeuble cossu dans l’appartement déserté et confortable d’un écrivain d’un certain renom. Les murs étaient tapissés de bibliothèques bourrées de toutes sortes de livres. Le père de Gorgio en possédait des quantités lui aussi, mais par réaction envers ce dernier il les avait tenacement boudés, ne jetant qu’un regard rapide sur les titres de la presse quotidienne, s’attardant parfois sur les magazines, s’enfermant dans sa chambre pour écouter la radio ou ses disques, dont il amplifiait le son.
Dans ce lieu miraculeusement offert et dont il devenait l’unique propriétaire, il se sentit libre.
On lui avait fourni son arme, puis on lui laissait faire sa besogne : surveiller les habitants du quartier, faire régner une terreur secrète en visant de temps à autre un passant qui tentait de franchir une ligne de démarcation – celle-ci se déplaçait sans cesse au gré des batailles – ou un individu qui paraissait suspect selon le coup d’œil et un rapide jugement.
Il lui fallait ensuite – suivant les circonstances et les changements de chef – se tenir au courant des récentes tactiques de combat, rendre compte de ses abattages, des suspicions, de l’état des lieux et des mouvements de retour d’une population instable qui avait déguerpi au moment des bombardements et qui, ne trouvant nul secours ailleurs, reviendrait vers leurs anciennes habitations. Celles-ci étaient tellement lacérées et dégradées qu’elles seraient peut-être, dorénavant, à l’abri de nouvelles attaques.
Les heures étant souvent interminables, Gorgio fouillait dans la bibliothèque. Feuilletant un livre, puis un autre et un autre encore, il s’arrêtait parfois sur une phrase qui, soudain, le happait et semblait avoir été écrite pour lui seul.
« Je ne suis ni rouge, ni noir, lisait-il, mais couleur de chair. » C’était signé Sigmund Freud, dont il avait vaguement entendu parler.
« Je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir », écrivait Benjamin Constant. Il se répéta « planant indestructible au milieu des ruines ». L’image lui renvoya la sienne, il s’y voyait et elle lui plut. Quant à « s’analyser », cela n’avait jamais été son objectif. « Se repentir » encore moins !
Après avoir écouté du jazz sur une cassette, ou une chanson d’amour, ou un bout de symphonie – l’écrivain avait des goûts éclectiques –, Gorgio se prenait au jeu, celui de piquer une phrase par-ci, une pensée par-là, et s’exerçait à la garder en mémoire. Dans cette bibliothèque, la variété des livres était grande. De la poésie à l’essai, de la philosophie au roman, de la bande dessinée à l’histoire. Il chercha un calepin, le trouva ainsi qu’une pointe Bic à triple couleur. Il y inscrivit les paroles qui excitaient son attention en rouge, à la suite les unes des autres, quitte à y réfléchir plus tard. « Pour quand je serai vieux », se dit-il. « À présent, j’agis, je vis. »
Peu à peu cette sorte de pêche le captiva, le passionna. Il jetait son filet, harponnait une phrase, ferrait quelques paroles, les inscrivait dans une écriture appliquée pour « plus tard ». Il lui semblait, à travers ces mots-là, se découvrir, pénétrer en secret, à l’abri, une part de lui-même, toute une région dont il devinait l’importance mais qu’il ne se sentait pas encore prêt à affronter.
« La bêtise, c’est de vouloir conclure », disait Flaubert. « J’entendrai toujours la vie s’élever contre la vie », écrivait Artaud. « L’orgueil nous divise encore davantage que l’intérêt », ajoutait Auguste Comte. « Les gens gagnent à être connus, ils y gagnent en mystère », reprenait Jean Paulhan.
Ces mots résonnaient comme un écho. Ces mots sonnaient juste. Gorgio ressentait qu’ils cheminaient, lentement, étrangement, vers le fond de son être.
« Si le mal est profond, plus profonde encore est la joie », affirmait Nietzsche. « Le poète n’est d’aucun parti. Autrement il ne serait qu’un simple mortel », disait Baudelaire.
De quel parti était-il, lui, Gorgio ? Le savait-il vraiment ? Ou bien s’était-il lancé dans l’aventure pour se prouver… se prouver quoi ? Qu’il tenait debout, seul ? « Plus tard, conclut-il, ce n’est pas encore le temps… Je verrai tout ça plus tard, je réfléchirai à tout ça plus tard. »
Les mots, eux, ne le quittaient pas. Il écrivait, il écrivait ; le carnet s’emplissait de jour en jour. « Le parfait voyageur ne sait où il va », Lao Tseu. Je suis donc le « parfait voyageur » ? se demandait-il. Suivait la voix de ce Jalāl al-Dīn Rūmī, étrange poète du XIIIe siècle : « Ne va pas dans le voisinage du désespoir : il existe des espoirs. » Quel espoir lui restait-il ? Après tant de dégoût, d’humiliation, de morosité, d’enfermement, de refus, le seul ferment d’éveil avait été la haine puis les violences. Avant il n’était rien, une créature méprisée, et le voilà soudain à la tête de sa propre destinée, aux commandes de celle des autres. Le miroir biseauté de l’entrée lui offrait une image satisfaisante de sa nouvelle personne. Débraillée mais virile, provocante, imposante, à laquelle l’arme ajoutait prestige et fierté.
« En vérité, nous ne savons rien : la vérité est au fond de l’abîme », clamait Démocrite. Dans ce cas Gorgio avait bien raison d’avancer aveuglément, selon son instinct, sans chercher plus loin.
Il y revenait encore à ces livres, leurs voix devenaient palpables, tangibles elles semblaient l’entourer, l’encercler et lui imposer leur force, leur vitalité, leurs appels.
« Le remède de l’homme, c’est l’homme », venait-il de trouver. Il s’agissait du dicton d’une peuplade du Sénégal, les Wolofs, qu’il venait de découvrir dans un recueil de proverbes. Ce dicton le troubla. « De qui serais-je le remède ? »
Il chercha dans ses souvenirs. L’image de sa mère qu’il avait tellement fait pleurer transperça sa mémoire, elle surgit devant lui avec ses larmes. Il eut envie de sécher tous ces pleurs et de caresser ses joues. Ce jour-là, il ne tenait plus entre ses quatre murs, et sortit plusieurs fois sur le balcon. La grande rue était déserte, nue comme une paume. Il se pencha en avant sur le point de vomir. Une bouillie de paroles bourdonnait dans son crâne. Il répétait « Maman, maman… il ne faut pas… souffrir… pleurer… ton enfant… je suis… t’aime… aime ».
Aussitôt, il s’en voulut de ce laisser-aller, de cette rêvasserie, de ces larmes qu’il sentait monter à ses yeux, comme pour noyer ceux de sa mère. Ce comportement lui parut si peu viril qu’il en eut honte.
Il retourna dans le fond de l’appartement, déterra une bouteille de whisky à moitié pleine, se versa une rasade, alluma une cigarette et ressortit sur le balcon, l’arme au pied, pour faire le guet.
Le soir, il reprit ses lectures disparates à la lueur d’une bougie. Privé de téléphone et de télévision, il s’accrochait à ce grenier de pensées comme à une bouée de sauvetage.
« L’important ce n’est pas de tomber, c’est de ne pas rester à terre », Goethe.
Son calepin se remplissait, il le gardait toujours en poche. Il lui semblait amasser des graines, des semences pour un mystérieux avenir. Et s’il n’avait plus ou pas d’avenir ? « Ce n’est pas la destination qui compte, c’est le voyage », répondait Jack London. Il écoutait Antoine Blondin : « Je reste au bord de moi-même, parce qu’au centre il fait trop sombre. » « La vraie liberté, c’est de pouvoir toutes choses sur soi », affirmait Montaigne. « N’oublie pas que vivre est gloire », concluait Rilke sur son lit de mort.
À parcourir tous ces livres, il éprouvait un plaisir neuf, intense. Son œil avide détectait les mots qui pouvaient lui servir. Il en tirait rapidement le suc ou un rayon de lumière, ou bien une chaude proximité.
À travers sa totale liberté et ces soudaines découvertes, il lui semblait vivre. Vivre comme jamais.