C’était loin. C’était jadis, il y a plus de vingt ans ! À trente ans, on peut déjà dire : « Il y a vingt ans, je faisais ceci, j’étais avec ceux-là… » Les chiffres impressionnent toujours ; avec le temps on s’y habitue, peut-être ? Il faut, peu à peu, s’y faire, pour plus tard, pour après, quand viendra la vieillesse.

C’était loin, jadis. Ici, dans ce pays méditerranéen de leur enfance avant qu’ils n’émigrent vers l’Europe tous les deux.

Un grand mariage, celui du frère aîné de Steph. La cérémonie religieuse fut suivie d’une réception dans la vaste maison familiale : orchestre, buffet, boissons, vœux et plus d’une centaine d’invités.

Cela brillait, résonnait en sonorités et en couleurs. Des femmes en robes de juin, aux étoffes mouvantes et bariolées. Des hommes en costume sombre, rayé, qui mettaient leur coquetterie dans le choix de leurs cravates ramenées de Londres ou de Paris.

Steph avait dix ans. En minaudant, une jeune femme lui avait tendu un verre de Champagne. La liqueur lui avait plu ; il avait bientôt vidé le fond d’autres verres abandonnés sur les tables.

Marie, entraînée dans ce lieu par ses parents, amis des jeunes époux, avait résisté avant de venir.

« Tu t’amuseras. Il y aura des enfants de ton âge », insistait sa mère.

À la fois égayé et surpris par l’effet de la boisson, Steph se dirigeait en titubant vers le large escalier de marbre qui grimpait vers les chambres. Marie l’aperçut tandis qu’il s’effondrait avant d’atteindre les premières marches. Elle courut vers lui, pour l’aider à se relever.

Il la repoussa : « Je me relève tout seul. Je n’ai pas besoin qu’on m’aide. »

S’accrochant à la rampe, il entama sa montée.

Elle le suivit des yeux tandis qu’il gravissait, dignement, les marches.

Arrivé au premier palier, il se retourna. Toujours cramponné à la rampe, il la salua de sa main libre :

« Amuse-toi », lui lança-t-il.

Elle remarqua son sourire moqueur, son regard fulgurant.

Toutes ces mondanités ennuyaient Marie ; cette mise en scène, la robe à traîne, les falbalas ; ensuite le babillage des invités, les compliments du bout des lèvres : « La mariée est si belle, les parents si émus, que de fleurs, quel magnifique buffet. Tout ça a dû coûter des sommes fabuleuses… Ils en ont les moyens… »

Marie se sentait encerclée, prise dans les filets d’un monde de convenances :

« Je ne me marierai jamais comme ça », se promettait-elle.

Des adultes s’approchaient, la harcelaient de questions. Elle se sentait ridicule, engoncée dans cette robe de taffetas blanche et rose : « Je ne m’habillerai plus jamais comme ça. »

« Comme tu as grandi, quel âge as-tu ? À qui ressembles-tu ? Je crois que c’est à son père, non à sa mère, plutôt à sa grand-mère. À quelle école vas-tu ? Qu’est-ce qui te plaît : l’histoire, la géographie, les rédactions… Fais-tu de la danse ? »

Personne ne se souciait de ses réponses. Suivaient alors des baisers vite donnés, vite reçus, vite oubliés. Elle eut envie de fuir.

Puis, l’orchestre se mit en branle.

Alors Marie écarta les bras, se dressa sur la pointe des pieds et s’envola !

Se faufilant parmi les danseurs, elle virevolta comme une hélice. Les yeux mi-clos, Marie improvisait sa danse, inventait sa liberté. Marie tournait, tournait, jusqu’au vertige. C’était bien ! C’était bon. Elle se sentait dans sa peau. Le rythme s’emparait de son corps, de son souffle. Elle était ailleurs. Ça ressemblait au bonheur.

Attiré par la musique Steph était lentement revenu.

Assis sur les dernières marches, il regardait Marie tourbillonner parmi la foule. Cette danse solitaire, enjouée, désinvolte, lui avait plu. Il se retint pour ne pas applaudir.

L’un et l’autre ne devaient plus se revoir avant une dizaine d’années.