Ayant attendu plus d’une heure à l’orée du pont, et se souvenant des termes de sa lettre, Steph se persuada qu’entre lui et Marie tout était définitivement rompu.
Il savait qu’elle avait bien reçu sa lettre et que le quartier qu’elle devait traverser pour le rejoindre était tranquille, bien que les communications téléphoniques aient été interrompues depuis quelques semaines.
Leur dernière rencontre avait été explosive. Souhaitant la laisser libre de son choix, Steph avait hésité à aller la chercher sur place. Dans ce trajet qu’elle ferait vers lui, il voyait le signe d’une véritable réconciliation.
Il l’aimait au-delà de tout. Il avait cru qu’elle l’aimait aussi. Il s’était trompé.
Marie avait sans doute décidé de se libérer de ce lien dont elle éprouvait sans doute plus de contrainte que de bonheur. Tout les rapprochait, mais à la fois tout les éloignait l’un de l’autre.
« Un jour, nous nous retrouverons et nous ne nous quitterons plus. Nous serons assez vieux, assez sages pour rire de nos querelles », se disaient-ils.
Elle n’y croyait sans doute plus.
À quoi jouaient-ils ? Ils ne jouaient pas. Mais aujourd’hui, leur histoire avait pris fin. Il en éprouvait du chagrin, du ressentiment. Il en voulait à Marie d’avoir trahi leur pacte, celui de mourir l’un près de l’autre, quoi qu’il arrive.
Une foule compacte, chaotique, avançait en direction du pont. Steph s’était mis debout, en équilibre sur le muret, cherchant Marie du regard, espérant encore. Il élevait, croisait ses bras en l’air. Son pull-over d’un bleu vif ne pouvait passer inaperçu.
Il fallait s’y résigner, Marie ne l’aimait plus, Marie n’était pas là.
Au bout d’un moment, il avait sauté à terre et s’était enfoncé dans la foule.
C’était l’échec, la fin de leur histoire d’amour. Celle-ci n’avait été, sans doute, qu’une illusion qui tenait du rêve plus que de la réalité. Il en voulait à Marie d’avoir détruit ce dernier espoir. Il se sentait rejeté, trahi. S’agissait-il d’un autre amour ? Ou bien étaient-ce ses reportages, son métier qui avaient tout envahi ?
Il s’en voulut aussi d’avoir consacré la plus grande partie de son temps à ses fouilles. « Mais à présent, se promit-il, je leur consacrerai encore plus de mon temps. » L’amour était secondaire. Ses derniers travaux débouchaient sur de nouvelles perspectives, on vivait une période de découvertes prodigieuses. Il reviendrait dans ce pays dès que la guerre serait terminée et que cette population aurait fini de s’étriper.
Pour le moment, les chantiers étaient fermés, tout s’était interrompu. Dès le lendemain, il partirait, seul, car plus rien ne le retenait ici. Cette guerre l’avait troublé. Qui avait raison ? Qui avait tort ? La situation était des plus confuses.
Quant à Marie, elle saurait se débrouiller. Sans doute avait-elle trouvé un autre compagnon. À cette pensée, il eut mal. Leur aventure était close, bien close ; il fallait l’accepter.
Steph jeta pourtant un dernier coup d’œil autour de lui, cherchant encore un indice, un signe, tandis qu’Anya se débattait dans la foule. Déçu, exaspéré, il s’élança dans la direction d’un autocar qui venait de s’engager sur le pont.
« Arrêtez ! Arrêtez ! »
Une main, un bras se tendirent hors du véhicule. Il s’y accrocha, se haussa jusqu’au marchepied. Puis, s’engouffra à l’intérieur et se faufila parmi la multitude des passagers.
Encerclé par une foule compacte, serré entre des enfants, des femmes, des vieillards, il se tenait immobile, cherchant à occuper le moins de place possible.
Cela sentait la sueur, l’urine, le désespoir. Un sentiment d’isolement le submergea. Il s’abandonna dans une sorte d’impassibilité de plus en plus glacée.
En renonçant à Marie pour toujours, il lui semblait se dessaisir de sa vraie vie.