« Qu’est-ce qui se passe ici ? » redemande le jeune homme à la mitraillette.
Anton le scrute du regard. À qui a-t-il affaire ? Sans doute à un franc-tireur. Un certain embonpoint rembourre les traits aigus de son visage, lui donnant un aspect débonnaire malgré sa voix cassante. Son regard sombre exprime le défi, sa bouche esquisse une moue enfantine, presque tendre.
Pour la troisième fois il pose sa question :
« Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Anton hésite, faut-il l’affronter ou l’apprivoiser ? Ne se trouve-t-il pas face au franc-tireur dont la balle avait atteint la jeune femme ? En ces temps agités il fallait se méfier de tous. On était amis, puis subitement ennemis. Les haines se greffaient à toutes les branches. Le pays était devenu un véritable coupe-gorge.
« Réponds-moi », reprit le jeune homme s’impatientant.
Les paroles d’Anton traversèrent ses lèvres plus vite que sa pensée ; il s’entendit dire :
« Un inconnu a tiré sur elle. Aujourd’hui on ne sait plus reconnaître l’ami de l’ennemi. »
Le jeune homme plia un genou, posa son arme sur le sol, fixa le visage de craie de la mourante. Puis, se retournant vers le vieil homme :
« C’est trop bête, c’est pas de chance. Est-ce que c’est grave ? »
De peur que Marie ne l’entendît, Anton entraîna l’autre un peu plus loin.
« Pas trop grave. J’attends l’ambulance que ma femme est partie chercher.
— Vous êtes son père… Plutôt son grand-père ?
— Non… je passais par là. »
Puis il osa :
« Vous passiez par là ?
— Mais vous ? Qui êtes-vous ? » osa Anton.
Sa question à peine posée, il vit passer dans le regard de l’autre un éclair de cruauté, qui s’effaça aussitôt : « Moi, je protège le quartier.
— Contre qui ? »
Il hésita quelques secondes, puis sur un ton assuré :
« Contre l’ennemi.
— Quel ennemi ?
— Je sais le reconnaître.
— Le quartier est en ruine. Plus personne n’habite ici. Nous étions les derniers.
— Je suis toujours à mon poste. Je veille.
— Tout seul ?
— Tout seul ! »
Une fois de plus, Anton se demande si le meurtrier n’était pas ce jeune homme au visage poupin, à l’œil suave, à la chevelure brune et bouclée, dont les frisures débordaient sous la casquette et recouvraient ses tempes.
Comment le vieil homme aurait-il réagi à cette seconde, s’il avait été en possession d’une arme ? Aurait-il tiré sur l’assassin présumé qui risquait d’une seconde à l’autre de les cribler de balles ? Et s’il se trompait ? Si son rôle de veilleur, de gardien de quartier, était véridique ?
Le jeune homme se releva, secoua plusieurs fois la tête, et d’un air désolé :
« C’est trop bête, trop bête. Je vais chercher une ambulance de mon côté. Il faut faire vite, elle me paraît mal en point. »
Il venait de partir en abandonnant son arme sur le trottoir. Après avoir franchi quelques pas, il s’en souvint et revint pour s’en emparer :
« On ne sait jamais, dit-il, jetant un coup d’œil soupçonneux à Anton. On aura tout vu par ici ! »
Les jambes écartées, l’arme à l’épaule, la chemise blanche gonflée par la brise, Gorgio paraissait immense, mythique, avec son visage d’ange joufflu :
« Je ramènerai l’ambulance, c’est promis ! »