Anton s’agenouille, examine la jeune femme, se relève et repart en toute hâte pour rapporter sa trousse de médecin. La blessure est grave, fatale.

Marie se laissait manipuler.

— « Je ne suis qu’une poupée de son… pas de soie, de son », se répète-t-elle comme une rengaine. L’air de la chanson tourbillonne dans sa tête ; la berce lentement. Elle s’abandonne avec confiance.

Anton est revenu avec sa trousse, il examine la jeune femme avec application, sollicitude. Un sentiment d’impuissance l’étreint. Il échange un long regard avec Anya.

Celle-ci se relève, frappe aux portes, aux fenêtres des rez-de-chaussée. Elle va, elle vient, inutilement, appelle au secours, dans le vide.

« Tu sais bien qu’il n’y a plus personne. Cours plutôt vers le pont pour demander une ambulance. Je reste auprès d’elle. »

Dans un effort surhumain, Marie tente de se faire comprendre… Ce qui importe, à présent, ce n’est plus sa vie, elle la sait en perdition. Ce qui importe, c’est d’arriver au pont avant que Steph ne se décourage, c’est de lui remettre la photo, avec ses mots à elle inscrits au revers : « Je venais, je t’aime. »

« Prenez, lisez… » parvient-elle à balbutier, leur tendant la lettre d’une main tremblante.

Anya chausse les lunettes suspendues à son cou : « Lisez », supplie la voix. Elle ajouta dans un souffle : « Je m’appelle Marie. »

Anya lit, à haute voix. Elle lit et comprend l’urgence, la gravité du message. Anton ôte sa veste, l’enroule en forme de coussin pour soutenir la nuque de la jeune femme.

« J’y cours, dit Anya. J’ai compris. J’ai tout compris.

— La photo, c’est lui, murmure Marie.

— Je le sais. Je le reconnaîtrai. Je te le ramènerai. C’est juré », dit Anya, qui s’empare de la photo tachée de sang d’où émerge le buste d’un beau jeune homme, vêtu d’un chandail bleu éclatant. Anya revoit Anton tel qu’il était jadis. L’image colorée se grave dans sa tête, dans son cœur. Anya le reconnaîtra de loin, elle le reconnaîtra entre mille !

« J’y cours !

— Toute seule ? s’en effraie Anton.

— Tu ne peux pas la laisser, tu le sais bien.

— Tu as raison, je reste. Vas-y, mon amour… Essaie aussi de trouver une ambulance. »

Il l’appelle souvent « mon amour », cela lui donne des ailes :

« J’y vais ! »

C’est vers sa jeunesse qu’elle court, vers la jeunesse de Marie, vers leurs jeunesses confondues, entremêlées.

Anya est partie, coudes au corps. Messagère d’un amour qui lui rappelle le sien, elle trotte de toutes ses jambes. La route est grise, grise. Elle s’accroche à l’image en bleu de ce jeune inconnu. Elle hâte le pas, elle bondit, elle se presse.

Les mots de la lettre l’accompagnent : « Je serai sur place à midi. Je t’attendrai toute une heure. Si tu ne viens pas, je comprendrai que tout est définitivement rompu… » Elle répète ces paroles par cœur. « Définitivement », lui colle à la langue, elle recrache ce mot. Définitivement ne veut rien dire, quand l’amour s’implante ça ne s’arrache pas d’un coup de colère. C’est tenace. Ça s’obstine.

Elle arrivera à temps. Il le faut. Elle s’arrête une seconde, consulte sa montre : une heure moins le quart. Quinze minutes, il ne lui reste que quinze minutes !

Elle court Anya, elle court, au milieu de cette chaussée, vide, exposée aux mauvais coups. Ce n’est pas le moment d’y penser. Elle voudrait se débarrasser de toutes ces années qui freinent son pas, et retrouver son corps d’adolescente. Elle s’essouffle, elle peine, mais elle ne sent plus la rigidité de ses genoux :

« J’y arriverai. J’arrive. »

Elle accélère. Elle remettra la lettre à Steph. Elle le reconnaîtra de loin. Elle criera vers lui, ou agitera ses bras, en brandissant la photo.

Le chemin s’étire, s’allonge… Elle le poursuit, avec opiniâtreté… Elle n’a plus qu’un seul but : remettre la lettre à Steph.