Presque au même moment, Gorgio atteignait la sortie du pont, espérant qu’on lui fournirait des renseignements concernant l’ambulance.

Il s’étonnait de l’énergie, de l’obstination qu’il déployait pour venir au secours de la jeune femme. En quoi cette dernière le concernait-il ? Il ne comprenait pas son malaise. Était-ce d’avoir vu de si près ce jeune visage si proche de la fin ? Était-ce le rejet de la mort, le refus de la donner ? Était-ce cette proximité soudaine ?

Les aviateurs qui déversent leurs bombes à des kilomètres au-dessus des villes et se retirent ; les fabricants de voitures piégées, les manipulateurs de canons à longue portée n’atteignent que des anonymes ; leur nombre gomme l’individu. Gorgio n’avait pas connu de combat rapproché, mais il avait feuilleté dans la bibliothèque de l’écrivain un livre fait de lettres de poilus de la guerre de 1914-1918. Leurs révélations étaient atroces. La peur, l’horreur, le face-à-face, l’ennemi que l’on transperce, à la baïonnette, pour sauver sa propre peau. D’horrifiants souvenirs…

Ici la sauvagerie s’était déchaînée ; Gorgio n’en avait jamais été le témoin oculaire. Il avait pourtant entendu parler d’exterminations en masse, de blessés traînés derrière des voitures, de tueries à la hache, de viols, d’écartèlements. Ces descriptions, ces récits, se déroulaient comme sur un écran, sans véritable lien avec la réalité.

Il se demanda soudain s’il aurait pu tuer de sang-froid, plonger un glaive dans la chair d’un autre, ou lui faire sauter la cervelle d’une balle ? Il ne s’en croyait pas capable.

Il songea à son père, à son regard méprisant, à leurs querelles. Parfois il avait souhaité sa mort. Mais aurait-il pu le tuer ?

Le souvenir de la jeune femme étendue, haletante, livide, effaça d’autres pensées.

Gorgio pressa le pas.