Tandis qu’elle avançait à grands pas la jeune femme sentit soudain, dans le dos, le point d’impact de la balle. Un mal cuisant, aigu, bref.
Il lui fallait à tout prix arriver à l’heure dite. La rue était déserte. Elle continua sa marche, comme si rien ne s’était passé.
L’illusion ne dura pas.
Autour, les arbres déracinés, la chaussée défoncée, les taches de sang rouillées sur le macadam, les rectangles béants et carbonisés des immeubles, prouvaient clairement que les combats avaient été rudes ; et la trêve, une fois de plus, précaire.
Marie venait d’être atteinte d’une décharge dont elle était ou n’était pas la cible. Mais sa plaie était bien réelle. Elle replia son bras vers l’arrière pour palper cette plaie, puis contempla avec horreur sa main baignée de sang. Marie ne veut pas en savoir plus. La douleur l’a brûlée, transpercée, et, d’un seul coup, lâchée. Cette blessure n’est peut-être que superficielle. Il faut l’ignorer, ne pas en retenir l’image. Faire comme si rien ne s’était passé ; ce qui compte, à présent, au-delà même de sa vie, c’est d’arriver à l’endroit où Steph l’attend. À vingt minutes à pied d’ici ; devant la tête de pont, à l’angle du parapet en ciment gris. Elle imagine déjà Steph agitant ses bras à son approche, avant de se précipiter à sa rencontre.
Steph habite beaucoup plus loin, à l’autre extrémité de la ville, parmi les collines, près du chantier de fouilles où il travaille depuis deux ans avec une équipe d’archéologues de différentes nationalités. Plusieurs heures lui auront été nécessaires pour parvenir à leur rendez-vous. Il a sans doute dû se faufiler entre les combattants, courir, s’arrêter, se dissimuler, reprendre souffle, repartir. Son courage domine toujours les événements. Arrivée à proximité du pont, Marie l’aurait aperçu de très loin à cause de sa haute taille. Steph a de larges épaules, un ventre et des jambes musclés, des cheveux d’ébène, des yeux verts. Elle le trouve beau. Il est beau ; on le remarque partout.
Steph affronte les dangers, déjoue les pièges. Il est fantaisiste et réfléchi, téméraire et responsable. Il est sur place, il l’attend ; elle en est persuadée.
La sachant ponctuelle, il pourrait se méprendre sur son retard ; quelles que soient les circonstances, l’un comme l’autre arrivent toujours à l’heure précise.
Après leur dernière rupture, Steph avait cherché à la retrouver, mais le souhaitait-elle aussi ? Il se l’était sans doute demandé et ne le savait pas encore. Ils s’aimaient depuis l’enfance ; dans le tumulte et la passion, mais au-delà de toute mesure.
« Au-delà de toute mesure ! » répétait souvent Steph sur un ton à la fois impatient et ironique.
Il s’en voulait parfois de ne pas savoir résister à cette fascination réciproque, malgré leurs natures différentes et leurs tempéraments opposés.
En dépit de nombreux conflits, Marie ressentait aussi la vitalité, la permanence de leur lien. En quel lieu intime de leur être s’enracinait ce sentiment enfoui au fond d’une terre mouvante où logeait cet indéfectible amour. Un sentiment qui s’ensablait, s’empêtrait, s’embourbait, semblait disparaître, pour rejaillir comme une source ; un signe en ce monde fluctuant, éphémère, de résistance et de durée.