Marie a du mal à garder les yeux ouverts. Elle tente de maîtriser son regard, malgré elle ses paupières se rabattent. Elle se concentre sur ses yeux et cherche à les imaginer globuleux, puissants comme des phares. Elle les écarquille, elle compte sur eux, elle les souhaite éveillés, vigilants. Elle a besoin qu’ils la guident et la conduisent jusqu’à Steph.

Peu à peu il lui faut admettre qu’elle ne pourra pas résister plus longtemps à l’écroulement. Son attention se dilue, son corps devient flasque, spongieux. L’évidence qu’elle rejette, s’impose.

La balle s’est logée entre ses épaules, la blessure pourrait être fatale : elle commence à se l’avouer. Il lui reste tout juste le temps d’avancer lentement, obstinément, pas à pas, vers Steph, et de crier dès qu’elle l’apercevra :

« Je suis là. Je suis venue ! Je t’aime, je t’aime… »

Peut-être qu’alors la vie refluera de nouveau. Ou bien pourra-t-elle, au moins, mourir entre ses bras.

Malgré leurs conflits, leurs disputes, leurs séparations ; malgré les étapes parfois chaotiques de leur relation ; malgré leurs brouilles, leur tohu-bohu, leurs controverses ; ils s’étaient un jour promis de ne pas disparaître sans s’être retrouvés. Aux moments les plus abrupts, les plus tumultueux, ils renouvelaient cette promesse :

« Quels que soient nos chemins, aux derniers jours je serai auprès de toi.

— Moi aussi. »

Ils riaient, pour dissiper le ton mélodramatique de ces paroles. Ils riaient beaucoup ; d’eux-mêmes et de l’existence. Ils se sentaient plus vivants, plus invulnérables, grâce à ce serment, à ce filin d’acier qui les reliait à jamais. L’existence en devenait aventureuse, mais apaisante ; audacieuse mais protégée.

Au loin des coups de feu crépitent. Une rafale, une autre ; puis une autre encore. Depuis un mois la ligne de tir s’était pourtant éloignée de ce quartier.

Parfois quelques francs-tireurs, nichés entre les ruines, prennent plaisir à une chasse individuelle, compétitive ; aussi enivrante que celle d’un chasseur à l’affût du gibier. Ces combattants solitaires arborent des allures de chef, s’attifent de vêtements de combat, se bardent de lanières de cuir. Porter une arme leur confère un statut, flatte leur virilité. Ils ont rapidement appris à manier fusil, revolver, mitraillette, à viser de loin pour atteindre la victime bien au centre du dos ; ou bien de face, en pleine poitrine, en plein cœur :

« Touché ! »

Souvent ils ignorent la cible, et dans quel but ils ont cherché à l’atteindre. Tout devient prétexte à abattre, à détruire ; avoir un ennemi confère de l’importance. Chacun se prend pour un héros, se pavane en imparable guerrier, ces combattants sans discipline inspirent la crainte et, croient-ils, le respect. Quels que soient leurs camps, ils se sentent investis de l’approbation des leurs. Ils se jugent importants, indispensables à une cause souvent fluctuante ; certains chefs usent d’eux avec profit. Fiers-à-bras, bravaches, autonomes, leur propre intrépidité les exalte.

Exténuée, Marie se redresse une fois encore.

La rue tangue, grisaille. Avec fermeté elle pose son pied sur le sol, fait un pas en avant, suivi d’un second, d’un troisième. Elle les compte, scrupuleusement, à voix haute :

« Sept, huit, neuf… »

Au fur et à mesure, l’air s’épaissit, l’emmaillote, l’étreint. Il lui semble marcher dans un nuage de plâtre ; se cogner soudain à une palissade en papier mâché. Les poings en avant, elle attaque l’obstacle imaginaire, que l’effort, le choc font céder. La rue s’éclaircit, se livre. Marie recompte :

« Dix, douze… quinze. »

Les chiffres ont du mal à prendre forme dans sa tête. Du bout des doigts, elle palpe son front, ses joues ; une ruche bourdonnante fourmille sous sa peau. Ses sensations visuelles, auditives, tactiles s’affaiblissent. Le flou, le malaise la surprennent, la stupéfient.

Elle s’agrippe à l’idée de ce pont qu’il lui faut, à tout prix, atteindre. Cet espoir la lancine, et fait surgir du fond de son être un dernier sursaut de volonté.

Marie résiste à l’écroulement, à la chute, et se force à exécuter encore quelques pas. Bientôt elle ne parviendra plus à compter, bientôt, les nombres s’égareront avant de parvenir à ses lèvres.

La rue se liquéfie, ondule, se dissipe. Marie étire ses bras vers l’avant, allonge ses doigts, presque en aveugle, le plus loin possible, pour amorcer un mouvement du buste et des hanches. Ses muscles l’abandonnent, sa nuque s’amollit, ses jambes défaillent. Son corps redevient cotonneux, ouateux, atone.

L’angoisse de ne pas arriver à l’heure, là où Steph l’attend dans le doute, dans l’impatience, la creuse plus cruellement que cette balle logée entre ses omoplates.