« Ici, la destruction, la violence, la haine ont pris tous les masques. » Marie connaît par cœur chaque mot de la lettre de Steph. « Les voisins de la veille vous égorgent. Les amis de toujours vous poignardent. Les uns comme les autres n’ont plus ni compassion, ni réflexion, ni amour. L’horreur est partout. Le goût du sang les rend ivres. En qui, à quoi croire désormais ? »

Chaque mot de Steph se répercute. Elle éprouve la même colère, la même indignation. Aux moments graves, ils sont toujours d’accord. Pourquoi se chamaillaient-ils sur des broutilles ?

« Tu dis non à tout ce que je propose, se plaignait-il.

— Tu ne proposes pas, tu imposes.

— Tu as tort, Marie, je te laisse le choix.

— Tu ne t’entends pas ! »

Cela se terminait parfois par des rires. D’autres fois par des mots de plus en plus acérés. Alors, ils se quittaient, violemment.

À peine séparés, ils ne pensaient qu’à se retrouver. Ils s’aimaient par-delà ces disputes, cette pierraille querelleuse. L’un ou l’autre téléphonait. Ils s’excusaient, se pardonnaient. Ils fixaient la prochaine rencontre. Comment se débrouillaient-ils, les amoureux du temps passé sans ce fil miraculeux qui rompait les distances ?

La lettre de Steph était enfouie dans la sacoche de cuir fixée par une ceinture autour de sa taille ; Marie se demandait par quels mouvements l’atteindre et s’en emparer. Dans la même enveloppe se trouvait une récente photo. Steph était assis au bord d’une falaise, face à la mer. Il portait le pull-over bleu qu’elle lui avait offert, il y avait plusieurs années. Il regardait au loin, il paraissait l’attendre depuis toujours.

La ville meurtrie avait été divisée en deux secteurs difficilement franchissables jusqu’à ces derniers jours. Marie, qui travaillait pour une agence de photos, portait toujours, sauf aujourd’hui, un appareil en bandoulière.

À l’opposé de la ville, et à une centaine de kilomètres, Steph avait dû abandonner ses fouilles ; le centre archéologique et le musée ayant été sérieusement détruits.

« Depuis que je côtoie quotidiennement la mort, tout me semble absurde », continuait la lettre. « Tout me paraît vain, en dehors de l’amour. Nous nous aimons, toi et moi. Nous le savons depuis longtemps, plus rien ne devrait nous séparer. Ni ma recherche, ni tes photos, ni mes pierres, ni tes images. Notre amour est fort, tenace, solide ; le reste est précaire. Quoi qu’il ait pu se passer, ne restons plus éloignés l’un de l’autre. Je nous vois, au bout de tous nos chemins, nous tenant encore par la main… Je t’attendrai dans une semaine, ce sera dimanche, à midi. Je serai assis sur le muret à l’angle du grand pont, comme à notre premier rendez-vous d’adolescents. Tu seras là, à l’heure, je te connais. Je t’apercevrai de loin. Mon cœur battra au rythme du tien. Tout le reste s’effacera. Je te tiendrai dans mes bras, je te garderai pour toujours. »

Chaque mot se gravait dans sa tête. Il fallait à présent tirer la lettre et la photo de sa sacoche pour y inscrire, au revers, cette seule ligne : « Je t’aime, je venais… » Puis, elle confierait cette carte au premier passant ; qui se hâterait de porter le message jusqu’au lieu du rendez-vous.

Quelqu’un viendra, elle s’en persuadait. Cela, au moins, serait accompli.