Là-bas, tel un oiseau de nuit, qui ne s’assoupit que d’un œil, les griffes enfoncées dans l’écorce d’un arbre protecteur, Marie s’agrippe à la vie.

Marie se dédouble et parvient, par instants, à quitter ce corps agonisant, pour le surplomber, le contempler avec détachement, avec compassion, et lui enjoindre de résister.

Elle s’en veut de n’avoir pas fait signe la première à Steph, de n’avoir pas écourté leur séparation. Le travail l’avait happée, le désir de mener à terme cet album de photos, ce réquisitoire contre l’éternel cérémonial des guerriers.

Puis, elle en avait été la victime. Ce n’était pas prévu.

Quand Marie ferme les yeux, sa vie se déroule comme une suite de photos qui s’éloignent, s’affadissent, s’ensablent, puis resurgissent, limpides et claires, pour s’effacer de nouveau.

Elle se revoit petite fille : Marie danse, écrit, chante, souhaite grandir vite, très vite, pour tracer son propre sillon.

Tolérants, fantaisistes, ses parents ne s’opposent pratiquement à rien, il lui arrive de chercher un mur contre lequel se dresser.

« Tu m’as tout laissée faire, disait-elle à sa mère.

— C’est un reproche ? »

C’en était presque un.

Pourtant la liberté obtenue par ces générations-là avait été conquise de haute lutte, elle le savait. Elle demeurait consciente de ces régressions en d’autres lieux de la planète, de ces femmes écartées, momifiées, infantilisées, encagées en d’obscurs vêtements. Il fallait rester vigilante, en alerte.

Les relations amoureuses lui paraissaient par moments trop accommodantes, trop faciles, privées de vraie passion. À la recherche du seul plaisir, l’amour n’enflammait plus. La durée ne s’accommodait plus de l’air du temps.

Steph et Marie souriaient de leur amour, entre dévastation et ravissement, se méfiaient de cette fusion – appelée ou refusée – qui leur servait pourtant d’ancrage.

« Personne n’a pu me faire souffrir autant que toi…

— Est-ce une preuve ?

— Personne ne m’a donné autant de bonheur ! »

Comment concilier la poursuite d’une vocation et la force d’un amour ? Steph avait tout quitté pour revenir au pays de l’enfance et mener à bien ses fouilles. Marie parcourait la planète et ses régions troublées, sachant Steph dans les parages elle était revenue vers ces mêmes terres elle aussi.

Il fallait tant de compréhension, de fraternité, de respect pour poursuivre ce double chemin. En étaient-ils capables ?

Le visage du vieil homme se penche avec sollicitude au-dessus de Marie. Rien n’a affadi l’animation de son regard, ni la force de sa présence et de son attention.

Marie rêve des larges épaules de Steph, de ses bras où se réfugier.

Anton décèle le moindre changement sur son visage, il demande :

« Ça va mieux ? »

Elle sourit.

« Vous verrez, tout ira… » insiste-t-il.

Il sait qu’elle n’en a plus pour longtemps, mais il se laisse pourtant berner, par moments, par un espoir insensé.

Elle tente de répondre : « Ça ira… », mais aucun son ne parvient à ses lèvres, elle se contente d’abaisser plusieurs fois ses paupières.

Anton caresse le front de la jeune femme :

« Tout ira… tout ira ! »