Dans l’autocar qui cahote, pressé, perdu parmi la foule des passagers, Steph se demande de quelle façon il passera les quelques jours qui lui restent avant le départ. Il n’avait pas prévu ce déroulement. Il s’était rendu à l’endroit indiqué en confiance. Il avait cru à cet amour. Il avait été ridiculement crédule !

Son but à présent était de retourner au lieu des fouilles – le site était clos depuis plus d’un mois –, d’amasser ses affaires et les documents déposés chez un collègue. Ce dernier, lassé de se croiser les bras, avait abandonné femme et enfants pour aller se battre. Steph fut étonné de le voir choisir le camp qui prônait un nationalisme exacerbé.

En partant, Taras lui avait même donné un revolver.

« Pour quoi faire, je ne m’en servirai pas.

— Pour te défendre, pour défendre les tiens.

— Jamais je ne me servirai d’une arme. Jamais je ne tuerai ! »

Taras le lui avait fourré d’office dans la poche :

« Garde-le en souvenir de moi. Et puis, on ne sait jamais !

— Tu me déçois, je te croyais… »

Taras haussa les épaules et s’éloigna à grands pas. Steph ne savait pas où et comment se débarrasser de l’arme. Hostile à ce conflit où trop d’intérêts lui paraissaient en jeu, Steph avancerait son départ autant que possible. Les antagonismes, les disparités pouvaient se résoudre autrement. Guidés par des pulsions haineuses, les hommes se précipitaient vers les guerres qui ne résolvaient rien. Après ces déchaînements venait l’oubli : les mêmes conditions d’injustice se reproduisaient, tant de malheurs ne leur avaient rien appris. Les hommes se plagiaient, se singeaient comme s’ils ne pouvaient échapper à leur propre nature, comme s’ils étaient contraints à se pasticher, à jamais.

Connaissant, grâce à son métier, les déroulements de l’Histoire, Steph questionnait l’Histoire. Qu’était-elle d’autre, depuis les origines, que violences, qu’instinct prédateur, que désir de domination ? Déjà la bactérie ne se perpétue qu’en absorbant, qu’en dévorant l’autre ; était-ce une nécessité, une fatalité gravées dans nos cellules ? De peuples à peuples, de familles à familles, qu’était-elle d’autre, la vie, que batailles, où la vanité, l’orgueil, la course au pouvoir et à ses avantages devenaient les leviers de l’existence ? Mais y aurait-il eu Shakespeare, Eschyle, Euripide, Molière, Dostoïevski4 et d’autres, si nous n’appartenions qu’à une tribu sage, bienveillante, pacifique ?

Sa poche était large, profonde ; le revolver avait glissé jusqu’au fond. Steph en oublia la présence.

Steph repensa à sa relation avec Marie, aucun d’eux n’avait su créer des liens tranquilles, apaisants. Il leur fallait des orages. Concorde et trêve réclamaient, semblait-il, dans tous les domaines, de brusques et soudaines dramatisations.

Steph s’en voulait de ses colères auxquelles Marie rétorquait sur-le-champ. Parfois il la souhaitait plus souple, plus rassurante, plus préoccupée de lui plaire, plus engagée dans la même voie que la sienne…

« Tu redeviens "hégémonique", disait-elle.

— Tu as de ces mots ! »

« Ton "irréductibilité"… m’agace, disait-il.

— Tu as de ces mots ! »

Ces expressions barbares les faisaient subitement éclater de rire, ou bien durcissaient le conflit.

« Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. » Il lui reprochait son goût de la solitude, son refus de l’autorité, son inaptitude à l’exercer, vis-à-vis des autres ; sa façon d’aller vers les gens par inclination jamais par réflexion.

« Ton seul levier est le sentiment. Tu te feras toujours berner. »

Dans cet autocar, Steph se sentait captif, pris dans un étau, serré de toutes parts, bousculé par cette foule qui s’agglutinait autour de lui. La chaleur était intense. Le chauffeur débrayait, embrayait sans arrêt. La foule chavirait, d’un côté puis de l’autre, le rejetant, le poussant dans tous les sens.

Sur le point d’étouffer, une fillette s’agrippa à ses jambes en hurlant. Il l’extirpa de la mêlée, la posa à califourchon sur ses épaules sous le regard reconnaissant de la jeune mère qui tenait déjà un nourrisson dans les bras. Il songea à Marie, aux enfants qu’ils auraient pu avoir.

Pourquoi avait-il pris, si rapidement, le parti de la perdre ? Peut-être qu’il avait été mal renseigné sur la tranquillité de ce quartier qu’elle devait traverser pour le rejoindre. Peut-être n’avait-il écouté que son amour-propre, une fois de plus ? Peut-être était-elle en danger ?

Steph chercha à bouger. Dans cette foule compacte, il reprit conscience du revolver qui le gênait dans ses mouvements. Craignant qu’un des passagers ne s’aperçoive qu’il portait une arme et que celui-ci le signale aux autres, il détacha l’écharpe qu’il portait autour du cou, la glissa dans sa poche pour envelopper le revolver.

Puis, cela le prit d’un seul coup, il s’entendit crier dans la direction du conducteur :

« Où est le prochain arrêt ? »

Sa voix se perdit dans le vacarme. Tambourinant de ses deux poings sur sa tête, la petite fille joignit ses criailleries à la question qu’il répéta encore plus fort :

« Le prochain arrêt, c’est où ?

— Où, où, où », hurlait la fillette, tambourinant de plus belle.

Le chauffeur finit par l’entendre. D’une voix tonitruante il lança :

« Le plus tard possible ! »

Se tournant vers les passagers qui se pressaient autour de lui, le conducteur reprit :

« Il faut d’abord sortir de ce merdier ! J’entends tirer autour de nous. Il va falloir faire vite… Surtout ne s’arrêter sous aucun prétexte si on veut échapper aux balles ! Rouler, rouler sans regarder derrière soi. Là-bas, de l’autre côté est le salut, je l’espère. Du moins c’est le seul possible. »

Son message finit par atteindre Steph. L’autocar ne s’arrêterait plus. Le visage de Marie s’amenuisait, s’éloignait :

« Elle ne veut pas de moi, et moi je ne veux plus d’elle ! » trancha-t-il.

Mais ce même visage se recomposa, se rassembla comme un puzzle, avec ses morceaux disparates. Un visage aussi blême qu’il le devenait au cours de leurs disputes.

Steph ne pensa plus alors qu’à quitter l’autobus, qu’à courir en sens inverse, à toute vitesse, à sa rescousse.

La foule formait une muraille de plus en plus compacte ; et que faire de l’enfant juché sur son dos ? Avisant un jeune homme à la puissante carrure, il percha la fillette sur ces épaules-là, sans rien demander.

Amusée de ce qu’elle prenait pour un jeu, l’enfant applaudit avant de se mettre à ébouriffer de ses deux mains l’épaisse chevelure de son nouveau porteur. D’abord surpris, celui-ci se laissa faire sans protester.

Durant ce temps, Steph, poussant des coudes, bousculant la mêlée, cherchait l’issue la plus proche. Ignorant sa décision, accablés et rompus de fatigue, les réfugiés se laissaient faire, s’écartaient, reculaient, se pressaient les uns contre les autres pour lui ouvrir passage.

Sur le flanc de l’autocar la portière centrale était bloquée par un amas de vieilles valises, hâtivement ficelées, et de boîtes de carton.

L’autre sortie, à droite du chauffeur, paraissait inaccessible.