« Octogénaires », disaient-ils sans parvenir à y croire. « C’est une plaisanterie… C’est une farce !… » Leurs jambes les portaient toujours, leurs esprits avaient toujours soif d’apprendre, de connaître. Leurs dos se redressaient d’un coup de reins. La chevelure d’Anya avait échappé au temps ; elle aimait y passer les doigts. « C’est une vraie crinière », disait-il.

Anton avait été champion de natation, il exerçait ses muscles quotidiennement, malgré sa vie de médecin qui accaparait beaucoup de son temps. Leurs enfants, leurs petits-enfants vivaient au loin ; depuis ces conflits ils s’en félicitaient. Dans ce pays tout s’était dégradé, l’entente était précaire, la moindre étincelle faisait tout repartir. Se venger devenait un devoir. Le cérémonial légendaire des meurtres ressurgissait.

« Je hais la guerre », murmura-t-elle.

Anton ne l’écoutait plus. Il hésitait entre la décision de poursuivre leur marche le long de cette rue à découvert, et celle de rejoindre le pont par le circuit de ruelles étroites. Partout, dans tous les recoins, se cachaient des snipers, ceux-ci se déplaçaient parfois en meute, parfois en solitaire et s’amusaient à cibler un passant pour le plaisir d’allonger leur tableau de chasse.

Tout était à l’abandon. Les immeubles ressemblaient à des squelettes avec des morceaux de murs déchiquetés, suspendus, en étalage. Portes béantes, vitres éclatées, monceaux de détritus, de journaux, de sacs en plastique, de linge, de nourriture, s’entassaient au bas des murs.

Anton et Anya avaient passé des nuits entières réfugiés dans les caves. Peu à peu tous les habitants avaient déserté, enfin le calme était revenu. Ils s’étaient accrochés à leur quartier le plus longtemps possible.

« On va tout droit ou on bifurque par les petites rues ? Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda-t-il.

Il décidait parfois sans lui demander son avis.

Anya répondait souvent :

« Je pense comme toi.

— Alors restons sur la grande rue.

— Quand ils auront fini de se battre, penses-tu que nous reviendrons… »

Elle prononça ces mots, en hésitant, comme si elle n’espérait même plus le retour.

« Nous habiterons ailleurs, le monde est vaste, dit-il.

— Ici ou ailleurs… Tout ça, pour nous, n’a plus beaucoup d’importance, n’est-ce pas ? »

Elle avait vu trop de morts, trop de sang, trop de souffrances ; entendu trop de bombes, trop de rafales. Elle s’étonnait qu’ils puissent encore être là, avançant d’un même pas ; encore vivants, encore réunis. Au cœur de cette destruction elle eut soudain un sentiment de paix :

« Je t’aime », murmura-t-elle.

D’un pas plus rapide, ils dépassèrent – sans l’apercevoir – ce corps qui gisait sur le trottoir d’en face.

Marie les vit, les entendit s’éloigner.

Allant le chercher au tréfonds d’elle-même, dans un effort gigantesque, elle poussa son cri. Un hurlement sauvage, désespéré.

 

« Tu as entendu, dit Anya, saisissant le bras d’Anton. Quelqu’un a crié, quelqu’un appelle… Écoute. » Le cri se renouvela, déchirant l’espace.

« J’entends », dit-il.

Ils lâchèrent leurs valises, qui tombèrent sur l’asphalte avec un bruit mat. Se retournant, ils aperçurent plus bas – là où la rue amorçait une légère courbe – une masse de tissu jaune et fleurie, sur le trottoir opposé au leur.

« Ça vient de là-bas », dit-elle, pointant son index vers le monceau d’étoffes.

Elle s’y précipita. Anton la suivit, puis la devança.

La courte distance fut rapidement franchie.