En défenseur ou en attaquant, Gorgio éprouvait une réelle satisfaction à inspirer de la crainte.
Il lui arrivait de prendre sous sa protection, avec d’autres camarades, une maison, ou tout un quartier. Mais, dans la même journée, il s’octroyait le droit de descendre un fuyard ou un passant sur qui se portaient de vagues soupçons. Ce dernier le payait alors de sa vie. Cela ne le tracassait pas outre mesure. Il se sentait investi d’une mission dont la cause exacte lui échappait, mais qui lui conférait un prestige que les siens, son père surtout, lui avaient refusé.
Depuis une dizaine de jours, Gorgio régnait sur un territoire abandonné, un bel appartement dont il se sentait le maître.
Dans ce lieu solitaire, Gorgio appréciait l’existence et y tenait de plus en plus. Sa vie dépendait de lui seul, il n’avait de compte à rendre à personne.
Ses études avaient été médiocres. Son père, avocat de renom, issu d’une famille modeste, avait fait son chemin, sans aide, en luttant. Il se désolait des incapacités de son fils, qu’il ne pouvait s’empêcher de harceler et d’humilier :
« Tu ne seras jamais personne ! »
Gorgio rejeta avec encore plus d’obstination toute forme d’enseignement. Il séchait les classes dès qu’il en trouvait l’occasion. Cette guerre fut une aubaine, une diversion, un miracle ! L’arme le sacra, lui fournit une cause, lui donna de l’importance.
Il y avait un mois, il avait croisé son père, par hasard, dans ce même quartier. Ce dernier l’avait à peine reconnu avec son képi retourné, son allure arrogante, sa démarche assurée.
« C’est toi, Gorgio ?
— Il est devenu "quelqu’un" ton fils, rétorqua-t-il.
— Baisse ton arme pour me parler », dit le père, appliquant sa paume sur la bouche du canon.
Gorgio eut une subite envie de le braquer :
« Tu disais que je ne serais jamais personne. Regarde-moi à présent.
— Tu n’es rien. Tu n’es toujours rien, et tu ne me fais pas peur ! »
Gorgio fit un effort pour se maîtriser tandis que son père le déshabillait du regard. D’un geste brusque, comme s’il s’arrachait au sol, il tourna les talons, s’éloigna les mâchoires serrées, les deux mains crispées sur sa mitraillette. De loin, il entendit :
« Reviens. Reviens. Parlons-nous, mon fils.
— Va au diable ! » murmura Gorgio.
Et il poursuivit sa route sans se retourner.