Après l’avoir détruit, les belligérants ont quitté ce quartier en ruine, laissant derrière eux quelques obsédés de la gâchette.

Fusillades, pillages, atrocités étaient l’apanage de tous. Les groupes se divisaient, se subdivisaient. Qui fallait-il soutenir et qui haïr ?

Dans chaque camp on arrachait des yeux, on coupait des mains, on violait, on tailladait des seins, on tranchait des têtes, on achevait d’une balle dans la nuque. Un jeune mongolien, que les voisins chérissaient, fut retrouvé devant la boutique de primeurs de son père, empalé, une énorme pomme dans la bouche. On avait forcé un violoniste à jouer, jour et nuit, sans dormir. On le cravachait dès que la musique s’arrêtait. Un poète, qui avait refusé de se battre, fut emmené jusqu’au fleuve et noyé sous les applaudissements.

« Tu peux encore croire en Dieu ? demandait Anya, révoltée.

— Et toi ? Tu peux encore croire en l’humain ?

— L’humain est multiple.

— Dieu aussi. »

 

Jadis… c’était loin, si loin ; mais Anya s’en souvenait comme d’une image à moitié effacée, pourtant vivace. Elle se voyait à genoux dans la grande chapelle du pensionnat à la veille de la cérémonie de la confirmation. Elle y était seule. Sous la coupole arrondie, accueillante, tout était blanc et calme ; mais la pâleur des statues l’avait frappée. Trop de suavité, trop de bouquets apprêtés, trop de fadeur dans cette chapelle toute neuve. Elle s’y sentit mal à l’aise. Les visions de cette ville aux ruelles souvent étroites, aux maisons imbriquées les unes dans les autres, aux visages souffreteux et gris qu’elle avait côtoyés durant ses promenades, se pressaient autour d’elle. Elle ne comprenait pas qu’une partie de ce peuple en haillons n’eût rien à faire en ce lieu. Comment Dieu pouvait-il choisir ceux-ci plutôt que ceux-là ? Ce Dieu des uns et pas des autres, comment l’admettre, comment le vivre ?

« Dieu, c’est la bonté, la puissance, l’universel… s’il existe, disait-elle à Anton.

— Dieu est à la fois le mal et le bien. Sinon rien ne s’explique, répliquait Anton.

— Satan est l’image renversée de Dieu ? C’est ça que tu veux dire.

— C’est un peu ça… »

Anton discutait, démontrait, s’accrochait à sa foi ; mais depuis le début des hostilités, Anya était à vif, refusant religions et croyances ; rejetant ces vérités exclusives qui conduisent au carnage.

Elle se demandait comment et pourquoi ces peuples d’une minuscule et même planète, ces humains d’une dérisoire longévité, irrémédiablement voués à la même mort, pouvaient répéter, multiplier, ces jeux macabres et s’en glorifier. De l’Occident à l’Orient, plus loin encore, partout, se déchaînent fureurs, intolérances, haines, à l’image de certains drames familiaux qui ne trouvent jamais d’épilogue.

L’homme était insaisissable, l’existence, une énigme. Parfois un geste, un paysage, une rencontre, une parole, une musique, une lecture ; surtout l’amour, rachetaient ces ombres. Il fallait savoir, s’en souvenir, parier sur ces clartés-là, les attiser sans relâche.